samedi 22 octobre 2022

L'esprit de la Geste souffle encore en Sicile

Plus d'un an que je n'ai pas commis de billet sur ce blog. Enfin, lorsque je vois que j'en étais arrivé à tenter d'expliquer les chansons de geste au moyen d'un détour par Astérix, je crois qu'il était grand temps de faire une pause. 

Je suis fatigué de cette méthode désespérée qui consiste à attirer l'attention du grand public contemporain en lui expliquant qu'au fond, les chefs d'œuvres du passé ne sont pas très différents des productions de masse de son temps, taillées pour lui et pour ses goûts formatés. Fatigué d'entendre expliquer que la mythologie grecque est un soap opera, qu'il faut lire Druon parce qu'un vieux poivrot américain s'en est vaguement inspiré pour écrire les romans dont on a tiré une série télévisée à succès, fatigué que Thor et Zeus soient des personnages de films de super-héros, fatigué qu'on essaye d'adapter les vers de Molière en slam ou de démontrer que, dans l'intrigue d'une épopée sublime, on pourrait parfois tailler une BD passable, et fatigué que Régine Pernoud compare Guillaume d'Orange à Tintin. Assez.

Alors, je suis parti pour la Sicile où subsiste, à travers une culture authentiquement populaire au sens véritable et noble du terme, le souvenir de nos vieilles légendes et de nos vieux héros. 

La chose n'a rien de mystérieux. Les canaux par lesquels des récits venus de la France médiévale se sont implantés en Italie sont bien connus. On sait le rôle des jongleurs, des rois et des clercs, des sanctuaires, des pèlerinages et des croisades, la manière dont des épisodes clefs de la geste rolandienne se sont trouvés localisés en Italie : à Sutri la naissance et l'enfance ; dans l'Aspromonte en Calabre la conquête de Durendal et l'adoubement ; les combats des paladins sous les murs de Rome et Olivier jetant le baume de Fierabras dans les eaux du Tibre... Et puis viennent les grands poètes de la Renaissance italienne, le Tasse, l'Arioste, qui ne se contentent pas de prolonger la matière de France mais lui insufflent une vie nouvelle et un lustre inconnu. Et les siècles ont beau passer, cette branche italienne de la Geste s'obstine à ne point vouloir se flétrir, irrigue l'opéra et inspire la peinture...

On a beau savoir tout cela, connaître tous les chapitres de cette histoire, la surprise demeure lorsqu'en Sicile on retrouve nos vieux héros représentés un peu partout, peints sur des charrettes aux vives couleurs ou figurés sous la forme de marionnettes empanachées, aux armures étincelantes. Car ils sont tous là, plus en forme que jamais : Orlando, c'est à dire Roland, son compain Oliviero et sa chère Aldabella, Rinaldo (Renaud de Montauban) avec son cheval Baiardo et ses trois frères, les fils Aymon, Ugieri il Danese, qui n'est autre qu'Ogier le Danois, l'enchanteur Malagigi qui est bien sûr Maugis, l'archevêque Turpino et le sage duc Namo de Bavière, et notre cher vieil empereur Carlo Magno, et les rois sarrasins d'Espagne, Marsilio et ses frères, et même l'infâme traître Gano di Magonza...

Pupi catanais par Biagio Foti


Rinaldo, pupo catanais par Fiorenzo Napoli

Carlo Magno, pupo palermitain par Pietro Scalisi

Collections du Musée Antonio Pasqualino, Palerme

Et là-bas, ces héros sont encore connus, aimés, pas seulement de quelques vieux érudits plus ou moins fêlés qui tombent en poussière en même temps que leurs grimoires, mais par des gens normaux, sains et vivants.

En Sicile, aujourd'hui encore, on raconte, et même on déclame leurs aventures : cantastorie et cuntisti sont les dignes héritiers de nos jongleurs du moyen âge. A la voix et à la musique, les pupari ajoutent la technique du marionnettiste, en des spectacles éblouissants. Comme à son origine, la Geste vit, prend vie à chaque itération, s'incarne dans les artistes qui la font exister, se fait rite collectif en tissant avec le public un lien poétique. Voilà ce que nous avons perdu, ce que la France ne connaîtra plus jamais, ce que les pratiques livresques et la lecture silencieuse et solitaire (inconnue au moyen âge, rappelons-le) ne pourront jamais nous rendre.

Voilà qui vaudrait la peine que j'en parle.