samedi 5 novembre 2022

Le puparo à Roncevaux

Mimmo Cuticchio est le marionnettiste le plus célèbre de Sicile. Issu d'une famille exerçant son art depuis des générations, fils, frère et père de marionnettistes, c'est un maître de l'Opera dei Pupi (le théâtre de marionnettes sicilien, qui puise ses sujets dans la Geste des paladins de France) aussi bien que du cunto (le conte oral épique, tel qu'on le pratique traditionnellement en Sicile, faisant intervenir une gestuelle et une scansion particulière et des supports iconographiques). Son nom ne vous évoque peut-être rien, mais sans doute l'avez-vous déjà vu dans la saga cinématographique du Parrain où il apparaît fugacement avec ses pupi, jouant son propre rôle.

Mimmo Cuticchio tient un théâtre célèbre à Palerme, mais il est souvent venu en France. En 2018, il a effectué, à Roncevaux, une sorte de pèlerinage, dont je vais laisser Anna Leone vous faire le récit :

"Pour ses soixante-dix ans, Mimmo Cuticchio a organisé un festival spécial de la Macchina dei Sogni, qui s'est conclu, en juillet 2018, avec un cunto de la mort d'Orlando, fait là où il serait mort : à Roncevaux. Je me suis alors unie au petit groupe de conteurs, marionnettistes et amis, qui a accompagné Mimmo Cuticchio et d'autres membres de sa compagnie sur un chemin de dix-huit kilomètres qui conduit de Saint-Jean-Pied-de-Port à Roncevaux. Il y avait Giacomo et Nino Cuticchio, Tania Giordano, le conteur Giovanni Guarino, Bruno Leone et des jeunes conteurs qui avaient participé à la formation organisée pour cette édition du festival. 

Et il y avait aussi Orlando. Je l'ai vu arriver avec Tania Giordano, qui le tenait dans ses bras comme un enfant, il était sans armure. Au fur et à mesure que nous approchions du monument érigé sur le lieu où Orlando serait mort, les opranti l'ont habillé. A chaque étape que nous faisions, pour écouter une histoire racontée par un des marionnettistes et conteurs, on ajoutait une nouvelle pièce : d'abord le jupon et les jambières, puis la cuirasse, le heaume, le bouclier et l'épée. Quand l'armement du pupo a commencé, Mimmo Cuticchio nous a expliqué qu'Orlando n'avait pas endossé l'armure pour la bataille, mais celle des fêtes et des parades, car il croyait se rendre au baptême des rois musulmans et ne s'attendait pas à l'embuscade et à la mort.

Nous n'étions pas entraînés ni bien équipés pour la marche et nous  avons donc ressenti d'avantage la fatigue. Selon les quelques participants qui avaient un peu d'expérience de la randonnée, les nombreuses et longues pauses que nous faisions ne faisaient que multiplier l'effort. De plus, il y avait Orlando que plusieurs personnes ont porté à tour de rôle, tout au long du parcours. Je souhaitais le porter mais j'hésitais à le prendre, n'étant pas parmi les marionnettistes et les conteurs et craignant de n'avoir pas assez de force. Et pourtant, les quelques mètres pendant lesquels je l'ai tenu dans mes bras ont été en réalité ceux où j'ai le moins ressenti la fatigue. 

Nous sommes arrivés à Roncevaux épuisés mais heureux. Le soir, à table, Nino Cuticchio m'a raconté avoir hésité à partir, craignant de ne pas réussir à faire tout le chemin à pied. Puis, une fois en marche, il n'a plus pensé aux kilomètres à parcourir et il n'a pas ressenti la fatigue, mais seulement la joie de voir les endroits vus par les paladins et de découvrir qu'ils étaient tels qu'il les avait vus peints sur les toiles de l'opera dei pupi. Lorsque j'ai demandé à Tania Giordano si elle n'était pas trop fatiguée d'avoir porté Orlando pendant les premiers huit kilomètres, elle m'a dit que d'être avec lui sur ce chemin n'avait pas été un poids mais un honneur et une vraie joie. Il semblait que la joie transmise par cette journée particulière nous faisait oublier la fatigue, en même temps que cette dernière multipliait notre bonheur.

Après deux jours de contes, spectacles et conférences, le festival s'est achevé par un cunto itinérant de la mort d'Orlando. Mimmo Cuticchio nous a raconté la bataille de Roncevaux en plusieurs étapes, au long d'un sentier de deux kilomètres, pour conclure son cunto aux pieds du monument dédié au premier paladin de France, érigé sur le lieu où il serait mort."

Pupi et guarattelle, les marionnettes de Naples et de Palerme, par Anna Leone, Classiques Garnier, 2022.

Que n'étais-je avec eux ! La vérité m'oblige à dire que je n'ai rencontré la troupe des Cuticchio que trois ans plus tard, en un tout autre lieu...

Rencontre au sommet
Rencontre au sommet


Et les paladins étaient là aussi...


samedi 22 octobre 2022

L'esprit de la Geste souffle encore en Sicile

Plus d'un an que je n'ai pas commis de billet sur ce blog. Enfin, lorsque je vois que j'en étais arrivé à tenter d'expliquer les chansons de geste au moyen d'un détour par Astérix, je crois qu'il était grand temps de faire une pause. 

Je suis fatigué de cette méthode désespérée qui consiste à attirer l'attention du grand public contemporain en lui expliquant qu'au fond, les chefs d'œuvres du passé ne sont pas très différents des productions de masse de son temps, taillées pour lui et pour ses goûts formatés. Fatigué d'entendre expliquer que la mythologie grecque est un soap opera, qu'il faut lire Druon parce qu'un vieux poivrot américain s'en est vaguement inspiré pour écrire les romans dont on a tiré une série télévisée à succès, fatigué que Thor et Zeus soient des personnages de films de super-héros, fatigué qu'on essaye d'adapter les vers de Molière en slam ou de démontrer que, dans l'intrigue d'une épopée sublime, on pourrait parfois tailler une BD passable, et fatigué que Régine Pernoud compare Guillaume d'Orange à Tintin. Assez.

Alors, je suis parti pour la Sicile où subsiste, à travers une culture authentiquement populaire au sens véritable et noble du terme, le souvenir de nos vieilles légendes et de nos vieux héros. 

La chose n'a rien de mystérieux. Les canaux par lesquels des récits venus de la France médiévale se sont implantés en Italie sont bien connus. On sait le rôle des jongleurs, des rois et des clercs, des sanctuaires, des pèlerinages et des croisades, la manière dont des épisodes clefs de la geste rolandienne se sont trouvés localisés en Italie : à Sutri la naissance et l'enfance ; dans l'Aspromonte en Calabre la conquête de Durendal et l'adoubement ; les combats des paladins sous les murs de Rome et Olivier jetant le baume de Fierabras dans les eaux du Tibre... Et puis viennent les grands poètes de la Renaissance italienne, le Tasse, l'Arioste, qui ne se contentent pas de prolonger la matière de France mais lui insufflent une vie nouvelle et un lustre inconnu. Et les siècles ont beau passer, cette branche italienne de la Geste s'obstine à ne point vouloir se flétrir, irrigue l'opéra et inspire la peinture...

On a beau savoir tout cela, connaître tous les chapitres de cette histoire, la surprise demeure lorsqu'en Sicile on retrouve nos vieux héros représentés un peu partout, peints sur des charrettes aux vives couleurs ou figurés sous la forme de marionnettes empanachées, aux armures étincelantes. Car ils sont tous là, plus en forme que jamais : Orlando, c'est à dire Roland, son compain Oliviero et sa chère Aldabella, Rinaldo (Renaud de Montauban) avec son cheval Baiardo et ses trois frères, les fils Aymon, Ugieri il Danese, qui n'est autre qu'Ogier le Danois, l'enchanteur Malagigi qui est bien sûr Maugis, l'archevêque Turpino et le sage duc Namo de Bavière, et notre cher vieil empereur Carlo Magno, et les rois sarrasins d'Espagne, Marsilio et ses frères, et même l'infâme traître Gano di Magonza...

Pupi catanais par Biagio Foti


Rinaldo, pupo catanais par Fiorenzo Napoli

Carlo Magno, pupo palermitain par Pietro Scalisi

Collections du Musée Antonio Pasqualino, Palerme

Et là-bas, ces héros sont encore connus, aimés, pas seulement de quelques vieux érudits plus ou moins fêlés qui tombent en poussière en même temps que leurs grimoires, mais par des gens normaux, sains et vivants.

En Sicile, aujourd'hui encore, on raconte, et même on déclame leurs aventures : cantastorie et cuntisti sont les dignes héritiers de nos jongleurs du moyen âge. A la voix et à la musique, les pupari ajoutent la technique du marionnettiste, en des spectacles éblouissants. Comme à son origine, la Geste vit, prend vie à chaque itération, s'incarne dans les artistes qui la font exister, se fait rite collectif en tissant avec le public un lien poétique. Voilà ce que nous avons perdu, ce que la France ne connaîtra plus jamais, ce que les pratiques livresques et la lecture silencieuse et solitaire (inconnue au moyen âge, rappelons-le) ne pourront jamais nous rendre.

Voilà qui vaudrait la peine que j'en parle.