samedi 13 février 2021

Faut rigoler, pour empêcher le ciel de tomber !

Les aventures d'Astérix prennent pour cadre une Gaule conquise par les Romains, dans laquelle une poignée d'irréductibles résistent encore et toujours à l'envahisseur.

La situation

On pourrait s'attendre, au vu de cette situation initiale, à ce que les aventures de notre Gaulois soient très sombres. Nous conteraient-elles, sur fond de guerre et de massacres, l'ultime résistance, aussi belle que futile, du dernier carré, l'héroïsme du désespoir, le gant de l'amitié virile et des valeurs patriotiques jeté, par pur panache, à la face de la mort et d'une défaite inévitable ?

Que nenni, lecteurs, que nenni ! Les aventures d'Astérix n'ont rien de sombre ni de tragique : elles sont drôles et joyeuses au contraire, réjouissantes et bourrées d'humour ! Le cadre de la conquête romaine n'est après tout qu'une toile de fond. Devant cette toile, Uderzo et Goscinny mettent en scène une farce, gaie, cocasse et burlesque.

Dès cette carte qui figure au début de chaque album, un indice nous le révèle : les quatre camps romains entourant le village des irréductibles Gaulois s'appellent Aquarium, Babaorum, Laudanum, Petibonum. De fait, tous les noms propres de la bande dessinée sont des jeux de mot ! Il s'agit d'un des ressorts comiques les plus récurrents et les plus évidents employés par les auteurs. Les Gaulois s'appellent Astérix, Obélix ou Abraracourcix, les Romains Détritus, Aérobus ou Biscornus, les Egyptiens Numérobis ou Courdeténis, les Normands Grossebaf, Cénotaf ou Autograf... 

Parfois, notons-le en passant, ces noms font allusions à une caractéristique des personnages qui les portent : Agecanonix est le doyen du village, Moralélastix est peu recommandable... Mais ce n'est pas systématique.

Comment prendre avec sérieux et gravité les aventures de personnages portant de tels noms ?

Il faut donc le dire d'emblée et avec force : méconnaître la dimension comique des aventures d'Astérix, ce serait n'y rien comprendre !

Je dois cependant signaler, par honnêteté, que certains albums sont moins drôles que les autres. Ce sont les albums qu'Uderzo a réalisés seul, après la mort de Goscinny, le scénariste, dont venait une bonne part du génie comique du duo. De l'opinion générale des amateurs d'Astérix, ces albums sont nettement moins bons. Certains, hélas, il faut le dire, sont même franchement mauvais.

Qu'était-il allé faire dans cette galère ?

C'est Uderzo qui est tombé sur la tête !

Si vous souhaitez faire découvrir Astérix à un jeune lecteur, vous éviterez donc de lui offrir un de ces mauvais albums. Ils ne sont pas représentatifs de la série, et risqueraient de l'en dégoûter. Préférez un des albums brillants et drôles scénarisés par Goscinny.

Venons-en à nos chansons de geste.

Les aventures des paladins prennent place en pleine époque carolingienne, période tourmentée au cours de laquelle des Germains fraichement romanisés et christianisés, les Francs, se heurtent avec violence, d'une part, à leurs anciens frères Germains restés barbares et païens (notamment les Saxons, mais aussi les Danois), d'autre part à la poussée conquérante des Sarrasins, qui dominent l'Espagne et lorgnent sur le midi de ce qui n'est plus la Gaule et pas encore tout à fait la France.

On pourrait s'attendre à ce que nos épopées, reflétant la rudesse des âges sombres qui en sont le théâtre, soient de sinistres chants de guerre pleins de tueries, peignant un héroïsme fruste et brutal, et imprégnés d'une atmosphère lourdement tragique et barbare.

Que nenni, lecteurs, que nenni ! Si l'héroïsme guerrier est bien présent, on ne saurait le nier, dans nos chansons de geste, on aurait tort d'y voir des chants barbares glorifiant sans trève des tueries monotones.

D'abord, rappelons-le, nos chansons sont d'époque capétienne, non carolingienne : elles reflètent les goûts, les préoccupations, les modes et les valeurs de l'époque où elles sont composées et chantées. Les protagonistes n'en sont donc pas des brutes épaisses et mal dégrossies du haut moyen-âge, mais bien des chevaliers, affinés et décrassés de la barbarie primordiale, déjà sensibles à l'honneur, à l'amour, à la courtoisie... Ces progrès de la civilisation et cet adoucissement des mœurs deviennent de plus en plus sensibles au fil de l'évolution de notre genre épique.

Mais surtout, il est un fait peu connu, et pourtant évident pour qui se plonge sans préjugés dans nos chansons : c'est qu'elles sont drôles ! L'humour, le cocasse, le burlesque y sont très présents ! Les luttes sinistres et sanglantes du haut moyen-âge n'y sont qu'une toile de fond. Dans cette toile, trouvères et ménestrels brodent de vigoureux poèmes chevaleresques, vibrants d'une énergie joyeuse et d'un comique truculent.

Certes, il faut bien reconnaître que ce comique n'est pas toujours des plus fins : c'est du bon gros comique médiéval, parfois un peu lourd, parfois fort leste, qui ne dépaysera pas beaucoup les lecteurs de Rabelais, du Roman de Renart, de la farce de Maître Pathelin ou des pièces les plus triviales de Molière. C'est un comique à base de bons tours, de ruses bien un peu simples, de déguisements, de gens cachés dans des charriots, de majestueux empereurs fourrés dans des sacs et kidnappés dans leur sommeil, de barbes et de moustaches qu'on coupe ou qui prennent feu, de bastonnades et de gourmades, d'agapes pantagruéliques, de bonnes fortunes, de jolies femmes à la cuisse légère, de tel-est-pris-qui-croyait-prendre et de bons géants un peu benêts. 

Et de jeux de mots.

Beaucoup de noms propres, dans nos chansons de geste, contiennent une intention plaisante ou un jeu de mot. Ainsi, un traître célèbre s'appelle Gane ou Ganelon : on devine dans son nom le verbe médiéval enganer qui signifie "tromper, duper". Le destrier d'Ogier le Danois, bête massive et puissante, se nomme Broiefort. Et si Renaud de Montauban possède un nom qui l'individualise, ses trois frères plus falots, qui forment avec lui le groupe fameux des "quatre fils Aymon", sont unis par des noms dont les sonorités répétitives créent un effet cocasse : Alard, Richard et Guichard. Nous ne sommes pas très loin de Riri, Fifi et Loulou, ou de Dupont et Dupond.

Mais c'est avec les nom des Sarrasins que nos poètes ont véritablement donné libre cours à leur verve comique. Tous sont résolument farfelus, et très souvent, ils contiennent des jeux de mot. Tel champion sarrasin, arrogant et téméraire, s'appelle Fierabras, ce qui se passe de commentaire. D'autres se nomment Malcuidant (jeu de mot basé sur le verbe cuidier, qui signifie "croire"), BaufuméButor ou Macabré... Un espion sarrasin s'appelle Folsifie ("fol-s'y-fie"). Un terrible guerrier se nomme Ferragu ("fer aigu", comprenez "épée acérée"). Une princesse sarrasine à la beauté radieuse se nomme Esclarmonde ("éclaire-monde"). Et, dans le nom du roi Agoulant, on reconnaît le nom goule ("gueule") et sans doute doit-on y deviner le verbe engouler ("engloutir"), allusion à un appétit démesuré. Les formes bizarres qui semblent dévorer les poutres des hospices de Beaune ne sont-elles pas appelées des engoulants ? Il serait aisé de multiplier de tels exemples.

Les engoulants de Beaune.

D'autres noms ne sont sans doute pas à proprement parler des jeux de mots, mais nous frappent par leurs sonorités burlesques, voire leur fantaisie qui nous rappelle les turqueries comiques du Grand Siècle : Baligant, Falsiron, Vallegrappe, Agrappart, Polibant, Corsabrin, Tafur...

L'Arioste, ce poète italien de la Renaissance dont l'œuvre prolonge les chansons de geste, s'appliquait à trouver à ses héros des noms sonores et ronflants, et l'on rapporte qu'il fêtait ses trouvailles les plus heureuses en faisant donner du canon. Certains des noms des personnages qu'il chante sont restés dans notre langage courant : Rodomont, qui a donné "rodomontade", Sacripant, qui a donné... "sacripant", Médor, qui est devenu un nom de chien !

Comment prendre avec sérieux et gravité les aventures de personnages portant de tels noms ?

Il faut donc le dire d'emblée et avec force : méconnaître la dimension comique des chansons de geste, ce serait n'y rien comprendre !

Je dois cependant signaler, par honnêteté, qu'il est une chanson de geste beaucoup moins drôle que les autres : c'est la Chanson de Roland, la plus austère et la plus sombre de toutes nos épopées. La plus grandiose aussi, si l'on veut. Mais certainement pas la plus facile à lire ni à aimer. Elle compte tout de même quelques traits d'humour discrets : des noms sarrasins comiques, le traître Ganelon maltraité par les cuisiniers, le très digne et majestueux empereur Charlemagne pleurant et s'arrachant la barbe (sa mythique "barbe fleurie" !) lorsque l'ange qui le harcèle vient lui confier, à son grand désespoir, une nouvelle mission sacrée... Mais dans l'ensemble, c'est la grandeur tragique qui domine dans cette œuvre.

Si vous souhaitez faire découvrir les chansons de geste à un jeune lecteur, vous éviterez donc de lui offrir la Chanson de Roland. Elle n'est pas représentative du genre, et risquerait de l'en dégoûter. Préférez une des chansons joyeuses et drôles telles qu'Aliscans, les Quatre fils Aymon ou Huon de Bordeaux.

mercredi 3 février 2021

Les chansons de geste expliquées par Astérix, partie 1

 La pédagogie étant affaire de répétition, je vais commencer cette nouvelle année par rappeler au sujet de nos vieilles épopées quelques faits simples, mais trop souvent méconnus ou incompris. Dans l'espoir de dissiper ces malentendus et de rendre mon propos aussi clair que possible, tout en lui conférant un côté ludique, je l'illustrerai en faisant appel à un personnage que vous connaissez bien, chers lecteurs : Astérix le Gaulois.

C'est lui.

Pour ceux qui, d'aventure, ne le connaîtraient pas, précisons toutefois qu'Astérix est un héros de bande dessinée. Dans la diégèse, ou pour parler sans jargon, dans le cadre fictif au sein duquel il existe, Astérix est un irréductible Gaulois qui, après la conquête de la Gaule par les Romains, résiste encore et toujours à l'envahisseur. Il défend son village à travers une série d'aventures qui, nous dit la bande dessinée, se déroulent en 50 avant Jésus-Christ.

On pourrait donc supposer, naïvement, que les bandes dessinées narrant ces aventures sont apparues, elles aussi, en 50 avant Jésus-Christ, peut-être écrites par des témoins de l'époque, s'inspirant de faits réels. Un problème se pose, cependant, et de taille : comment les auteurs auraient-ils pu savoir qu'ils vivaient en 50 avant Jésus-Christ, et l'écrire au début de chacun de leurs récits ? Etaient-ils donc doués de facultés divinatoires, pour prévoir l'avènement du Christ, et le système de datation qui en résulterait ?

En fait, il n'en est rien. La vérité est beaucoup plus simple : les auteurs des aventures d'Astérix étaient des hommes du XXème siècle : le scénariste René Goscinny et le dessinateur Albert Uderzo.

Ce sont eux.

Dès lors, on en conviendra, le fait qu'ils connaissent notre calendrier, et le citent, ne pose plus de difficulté. Autre conséquence : Goscinny et Uderzo étant des hommes du XXème siècle, ils ont pu écrire leur bande dessinée en français. S'ils avaient vécu en 50 avant Jésus-Christ, ils auraient dû le faire en latin, qui était la langue écrite de l'époque (car les Gaulois, quant à eux, n'écrivaient pas).

Et les chansons de geste, dans tout ça ? Eh bien, comme vous le savez, on désigne sous ce vocable un ensemble d'épopées, de récits fabuleux de guerres et d'aventures, rédigés sous une forme poétique, et se déroulant, pour l'essentiel, à l'époque carolingienne.

On pourrait en déduire, naïvement, que ces chansons ont été composées à l'époque carolingienne, et c'est ce que beaucoup de gens, mal renseignés, croient en effet.

Or, il n'en est rien ! Nos épopées ont en commun avec les aventures d'Astérix de ne pas avoir été écrites à l'époque où elles se déroulent. Toutes nos chansons de geste sont des textes de l'époque capétienne, et plus particulièrement du XIIème et du XIIIème siècle. Quelques-unes des plus anciennes remontent sans doute à la seconde moitié du XIème siècle, et l'on continue d'en composer (peut-être sans réellement les chanter) au XIVème et au XVème siècle, mais en tout état de cause, l'âge d'or des chansons de geste, c'est cette période que les historiens appellent aujourd'hui le moyen âge central ou classique : le XIIème et le XIIIème siècle.

Ainsi s'explique une multitude de références et d'allusions aux réalités de l'époque capétienne, qui figurent dans nos vieux poèmes, et qui supposeraient chez leurs auteurs une préscience inexplicable, s'ils les avaient composés aux temps carolingiens : allusions et références qui seraient alors aussi incongrues que la mention, par un auteur d'avant le Christ, de la date de 50 avant Jésus-Christ !

Autre conséquence : nos chansons de geste sont écrites en français, le français de l'époque, que l'on appelle aussi la langue d'oïl. Si elles dataient réellement des temps carolingiens, elles devraient être écrites en latin, la seule langue littéraire alors disponible (car le francique, la langue germanique des Francs, ne s'écrivait pas).

On a cependant supposé que ces chansons de geste, certes couchées par écrit à l'époque capétienne, pourraient avoir été inspirées par des traditions orales plus anciennes, transmises de bouche à oreille depuis les temps carolingiens. C'est une possibilité. D'éminents savants l'ont soutenue. Mais cela reste une simple hypothèse, qui ne pourra jamais être prouvée, car pour la prouver il faudrait quelque chose qui, précisément, ne peut pas exister : des traces matérielles d'une tradition purement orale.

On peut le déplorer, mais la technique de la prise de son n'était pas encore tout-à-fait au point, en ces temps reculés.

Brisons-là pour l'instant. Nous nous retrouverons bientôt, pour d'autres causeries autour des chansons de geste, en compagnie d'Astérix.