Au musée d'Evreux, on peut contempler un tableau de Pierre-Auguste Vafflard, qui représente une curieuse scène. On y voit un couple en costume médiéval fantaisiste, une jeune fille portant dans ses bras un jeune homme, pour empêcher que ses pieds ne touchent le sol tapissé de neige.
L'oeuvre n'a rien de bien admirable. Il s'agit d'une de ces médiocres compositions de style troubadour qui abondent au XIXème siècle, dépeignant le moyen âge en toc duquel on s'engoue alors, avec plus d'enthousiasme que de science. Pourtant, elle m'intéresse, cette toile, car l'anecdote qu'elle représente appartient au légendaire entourant Charlemagne. Il s'agit, en effet, des amours d'Emma et d'Eginhard.
Eginhard, son nom vous est peut-être connu. C'est un personnage historique, un clerc qui compte au nombre des savants et hommes de lettres que Charlemagne rassembla autour de lui, et qui donnèrent son impulsion au mouvement de redécouverte du savoir qu'il est convenu d'appeler la Renaissance carolingienne. Eginhard ne payait pas de mine : il était si chétif que ses contemporains le surnommaient Nardulus, le "petit Nard". Pourtant l'empereur le considérait comme un collaborateur capable et important ; il l'employa notamment comme émissaire auprès du Saint Siège. Après la mort de Charlemagne, Eginhard composa, pour son fils Louis le Pieux, la plus précieuse biographie dont nous disposions sur l'illustre souverain : la Vita et gesta Karoli Magni.
Emma, quant à elle, est la fille légendaire de Charlemagne.
J'insiste sur légendaire. Emma n'a jamais existé. On ne connaît à Charlemagne aucune fille de ce nom, et aucune liaison à Eginhard. L'histoire de leurs amours est donc une pure fiction, l'une de ces innombrables légendes qui l'imagination de nos ancêtres a groupées autour de Charlemagne, le "roi du bon vieux temps" par excellence. De nos jours, quand on un auteur veut inscrire une aventure extraordinaire dans un cadre médiéval fantasmé, il doit inventer un univers d'heroic fantasy pour le faire. Autrefois, il lui suffisait de commencer son récit par : "Au temps de l'empereur à la barbe fleurie...", pour obtenir le même résultat, et la même complicité de son public. Heureux temps...
A l'origine, Emma et Eginhard ne font l'objet que d'une bien mince historiette. Les frères Grimm, dans Les Veillées allemandes, la reproduisent en quelques pages, citant pour source une très obscure chronique médiévale de langue latine. Emma, visitée par son amant lors d'une nuit où il neigea, aurait porté Eginhard dans ses bras pour le reconduire, lui évitant ainsi de laisser dans la neige des traces qui eussent trahi leurs amours clandestines. Mais cette humble légende, par les circonstances frappantes dont elle orne les amours de ses deux héros, a su retenir l'attention des artistes, et a connu en plein XIXème siècle une remarquable reviviscence.
Outre le tableau médiocre de Vafflard, elle a fait l'objet d'une nouvelle d'Alexandre Dumas père (on la trouve insérée dans sa Chronique de Charlemagne, qui n'est pas une chronique mais un recueil de légendes ; on y trouve même l'histoire de Berthe au grand pied et celle de Rolandin, contées par Dumas avec sa verve coutumière), et d'un opéra de Schubert (qui en mêle l'argument, à la manière d'un scénariste de film d'Astérix, à la légende du géant sarrasin Fierabras). Sachez d'ailleurs que cet opéra a connu une reprise récente, que je trouve absolument superbe (tout-à-fait dans le ton de nos anciennes épopées par ses costumes et sa mise en scène) et qu'il est aisé de se procurer :
Enfin, la légende fournit la trame d'un beau poème d'Alfred de Vigny, La Neige, que je vais d'ailleurs vous livrer in extenso :
La Neige
I
Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,
Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
Comme la girouette au bout du long clocher !
Ils sont petits et seuls, ces deux pieds dans la neige.
Derrière les vitraux dont l’azur le protège,
Le Roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir,
Car il craint sa colère et surtout son pouvoir.
De cheveux longs et gris son front brun s’environne,
Et porte en se ridant le fer de la couronne ;
Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours
L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours.
Avidement courbé, sur le sombre vitrage
Ses soupirs inquiets impriment un nuage.
Contre un marbre frappé d’un pied appesanti,
Sa sandale romaine a vingt fois retenti.
Est-ce vous, blanche Emma, princesse de la Gaule ?
Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule ?
C’est le page Eginard, qu’à ses genoux le jour
Surprit, ne dormant pas, dans la secrète tour.
Doucement son bras droit étreint un cou d’ivoire,
Doucement son baiser suit une tresse noire,
Et la joue inclinée, et ce dos où les lys
De l’hermine entourés sont plus blancs que ses plis.
Il retient dans son cœur une craintive haleine,
Et de sa dame ainsi pense alléger la peine,
Et gémit de son poids, et plaint ses faibles pieds
Qui, dans ses mains, ce soir, dormiront essuyés ;
Lorsqu’arrêtée Emma vante sa marche sûre,
Lève un front caressant, sourit et le rassure,
D’un baiser mutuel implore le secours,
Puis repart chancelante et traverse les cours.
Mais les voix des soldats résonnent sous les voûtes,
Les hommes d’armes noirs en ont fermé les routes ;
Eginard, échappant à ses jeunes liens,
Descend des bras d’Emma, qui tombe dans les siens.
II
Un grand trône, ombragé des drapeaux d’Allemagne,
De son dossier de pourpre entoure Charlemagne.
Les douze pairs debout sur ses larges degrés
Y font luire l’orgueil des lourds manteaux dorés.
Tous posent un bras fort sur une longue épée,
Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée ;
Par trois vives couleurs se peint sur leurs écus
La gothique devise autour des rois vaincus.
Sous les triples piliers des colonnes moresques,
En cercle sont placés des soldats gigantesques,
Dont le casque fermé, chargé de cimiers blancs,
Laisse à peine entrevoir les yeux étincelants.
Tous deux joignant les mains, à genoux sur la pierre,
L’un pour l’autre en leur cœur cherchant une prière,
Les beaux enfants tremblaient en abaissant leur front
Tantôt pâle de crainte ou rouge de l’affront.
D’un silence glacé régnait la paix profonde.
Bénissant en secret sa chevelure blonde,
Avec un lent effort, sous ce voile, Eginard
Tente vers sa maîtresse un timide regard.
Sous l’abri de ses mains Emma cache sa tête,
Et, pleurant, elle attend l’orage qui s’apprête :
Comme on se tait encore, elle donne à ses yeux
A travers ses beaux doigts un jour audacieux.
L’Empereur souriait en versant une larme
Qui donnait à ses traits un ineffable charme ;
Il appela Turpin, l’évêque du palais,
Et d’une voix très douce il dit : Bénissez-les.
Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
Notons en passant que la plupart des versions modernes ont modifié la condition d'Eginhard, sans doute pas assez romanesque. Du clerc qu'il était en réalité, comme l'Abélard d'Héloïse, Schubert fait un chevalier (tout comme Vafflard semble-t-il, puisque sa toile le pourvoie d'une épée) et Vigny un page. Seul Dumas lui conserve son statut clérical. Pourtant, tout le sel de l'histoire résidait dans le fait qu'Eginhard, n'étant pas de condition chevaleresque, n'était pas pour la princesse un prétendant convenable ! Pourquoi gommer ce trait, par lequel Eginhard différait des autres héros d'histoires d'amour médiévales, tels que Tristan et Lancelot ? Mais sans doute était-on plus snob et plus bégueule au XIXème siècle qu'au XIIème...