samedi 3 octobre 2020

La France des chansons de geste

 Depuis bientôt dix ans que je tiens un blog intitulé Matière de France, je m'avise que je n'ai jamais tenté de présenter cette fameuse "France" dont il est question ici. Il s'agit pourtant d'une entité dont la définition ne va pas de soi, et qu'il n'est pas facile de capturer dans un filet de mots. Essayons un peu d'en brosser le portrait, à partir des données des poème de la Geste du Roi, mais aussi des divers textes en prose qui s'y apparentent, tels que les Grandes Chroniques de France.

A l'ouest de l'Europe, que l'on nommera plutôt la Chrétienté, se trouve un pays béni, la France, que ses enfants, avec tendresse, appellent « France la douce », mais aussi « l'absolue » (c'est-à-dire « la sainte »). C’est le plus noble royaume sous le ciel et ses habitants, il va sans dire, sont les meilleurs chevaliers du monde. Fougueux et turbulents, ils ont de qui tenir : leurs ancêtres, comme chacun sait, étaient des Troyens, les rescapés de cette glorieuse Ilion dont Homère et Virgile chantèrent la destruction.

Les Francs ou Français (les deux termes sont synonymes pour nos poètes épiques, qui choisissent l’un ou l’autre pour les besoins du rythme ou de la rime) tiennent d'ailleurs leur nom de Francion, fils d'Hector, ancêtre de tous les rois de France. Leur capitale, Paris, a été baptisée en souvenir du fameux prince troyen, Pâris, frère d’Hector et ravisseur de la belle Hélène. Établis en leur nouvelle patrie, ces Troyens exilés devenus Français, qui auparavant n’avaient eu que de simples chefs, élurent leur premier roi, Pharamond. 

Cependant, les contours de la douce France sont passablement flous. Ils ne coïncident pas exactement avec ceux du royaume capétien que les poètes du XIIe ou du XIIIe siècle ont sous les yeux au moment de composer leurs chansons de geste, ni même avec le territoire historique des Carolingiens. En fait, le mot "France", si exalté et glorifié, est aussi étrangement polysémique dans nos textes médiévaux, et le pays portant ce nom semble des plus imprécis et mouvants. 

Parfois la France s'étend de la Manche aux Pyrénées, et représente donc un ensemble géographique dans lequel les Capétiens pouvaient reconnaître le royaume qu'ils revendiquaient (sans toujours réussir à s'y faire obéir de leurs grands feudataires). Souvent, elle se rétracte, pour ne plus signifier que la France de langue d'oïl au nord de la Loire, voire le petit pays de France, ou Parisis, cœur du domaine royal. Mais il lui arrive aussi de se dilater, pour englober l'ensemble de l'empire carolingien, comprenant des régions d'Allemagne ou d'Italie. 

Le terme est si vague qu'il peut devenir nécessaire de préciser, de parler des Francs de France pour désigner les vassaux les plus proches du roi, ceux du Parisis et du domaine royal. En dernier ressort, c'est la relation au roi qui fait vraiment la qualité de Français, car le sentiment national ne fait encore que s'ébaucher, et se distingue mal du dévouement personnel envers le souverain. La nation française n'est, en ces temps reculés, qu'une fragile abstraction, que bien peu d'esprits conçoivent ; les Français, ce sont les hommes du roi.

Au sein de cette France se côtoient, plutôt harmonieusement semble-t-il, diverses identités régionales. À la cour du roi, on croise des « Francs de France », mais aussi des Lorrains et des Provençaux, des Bourguignons et des Gascons, des Bretons et des Normands… Minute, papillon ! Des Normands en plein VIIIe siècle, bien avant Rollon et le traité de Saint-Clair-sur-Epte ? De qui se moque-t-on ? Mais il faut en prendre notre parti : les chansons de geste sont anachroniques en leur essence même. Elles n’hésitent pas à placer aux côtés de Charlemagne des personnages, tels que Richard sans Peur ou Salomon de Bretagne, qui ne furent ni ses vassaux ni même ses contemporains.

À l’origine, comme les Troyens de l’Iliade dont le sang coule dans leurs veines, les Français honoraient les dieux du paganisme. Puis un de leurs rois, Clovis, épousa Clotilde, une princesse burgonde. Or, Clotilde était chrétienne. Elle s’efforça de gagner son époux à sa foi, d’abord sans succès. Mais un beau jour, Clovis, au cours d’une terrible bataille, se vit réduit à une situation désespérée. Ayant invoqué en vain les dieux de ses pères, il résolut de faire appel au Dieu unique que lui prêchait son épouse.

Alors survint un miracle ! Des anges descendirent du ciel, porteurs de cadeaux divins destinés au roi franc : un écu armorié, d’azur à trois fleurs de lys d’or, et l’oriflamme, une lance d’or à la bannière vermeille. Auparavant, nous dit la légende, Clovis avait porté un blason négatif, soulignant son appartenance au paganisme : d’or à trois crapauds de sable. Les dons divins remplacèrent avantageusement cet emblème infamant, et lui procurèrent la victoire.

Clovis consentit ensuite à recevoir le baptême, et son peuple imita son exemple. C’est là que se situe l’épisode célèbre, cher à l’historiographie catholique française, de la Sainte Ampoule apportée à saint Rémi (oui, je sais que les cuistres écrivent saint Remi, sans accent, ce qui est fort laid) par la colombe de l’Esprit Saint : elle sera, par la suite, utilisée pour le sacre des rois. Mais à vrai dire la Sainte Ampoule, objet peu épique, a moins d’importance dans les chansons de geste (qui ne la mentionnent pour ainsi dire jamais) que l’oriflamme et le blason fleurdelisé. Les rois de France conservèrent précieusement ces deux talismans, investis d’une force sacrée. Dès lors, les Français devinrent les plus sûrs soutiens de l’Église.

Vint le règne du bon roi Dagobert. Ce dernier, en sa jeunesse, avait été conduit par un cerf, alors que des poursuivants le traquaient, auprès du tombeau du saint martyr Denis : la protection du saint avait sauvé la vie du malheureux prince, en repoussant ses agresseurs. Devenu souverain, Dagobert témoigna sa reconnaissance au saint évêque en l’adoptant pour patron de son lignage et de son royaume, fit ériger en son honneur une somptueuse basilique, qui allait devenir la nécropole des rois, et remit en sa garde l’oriflamme céleste héritée de Clovis.

Le temps passa, avec son lot de gloires et de misères. Protégée de Dieu, jamais la sainte lignée des rois de France ne s’éteignit. Certes, il fallut un jour aller chercher un lointain cousin, Charles Martel, pour pallier la défaillance d’un monarque incapable ou sans héritier mâle. Mais Charles Martel épousa, nous dit-on, la princesse, fille du précédent souverain, et du reste on nous assure, à grand renfort de généalogies truquées, qu’il était lui-même d’ascendance mérovingienne, descendant du bon roi Dagobert, de Clovis et de Pharamond, et à travers eux de Francion, d’Hector et de Priam. La continuité dynastique était sauve. Ouf ! Nous avions failli nous inquiéter !

Nos récits se déroulent sous le règne de Charlemagne. Les racines germaniques du personnage, occultées de toute façon par le mythe des origines troyennes, sont bien oubliées. Roi de France, le Charlemagne de nos épopées est un roi français jusqu’au bout des ongles, parlant français, chérissant France la douce, et faisant grand cas de ses sujets français (c’est un peu notre Captain America made in France, si vous voulez). Il règne parfois à Aix-la-Chapelle, parfois à Laon ou Orléans, mais le plus souvent à Paris, où il est né : au moment de sa naissance, la foudre s'est abattue dans la cour du palais du roi Pépin le Bref, son père, y faisant jaillir, par miracle, un arbre merveilleux, signe et présage de sa destinée exceptionnelle ; cet arbre ne mourra qu'en même temps que le roi.

Lorsqu'il part en guerre, Charlemagne va chercher l'oriflamme à l'abbaye de Saint-Denis, et passe au pied du tertre où, d'après la tradition, furent martyrisés les saints Denis, Rustique et Eleuthère : la Montjoie. A ces lieux sanctifiés, il doit son célèbre cri de guerre : « Montjoie ! Saint Denis ! ». Roi sacré, oint du Seigneur, élu de Dieu, Charlemagne est dépositaire d'une formidable épée, Joyeuse (que nous appellerions aujourd’hui une épée magique, mais les sources médiévales n’utilisent pas cette expression), qui vaut bien l'Excalibur de son confrère breton, Arthur. Tout comme Clovis, son ancêtre supposé, poètes et imagiers le gratifient des armoiries d'azur fleurdelisées des rois capétiens, auxquelles vient parfois s'ajouter l'aigle noire à deux têtes, sur champ d'or, qui constitue le blason impérial.

Sur sa poitrine pend une majestueuse barbe fleurie, c'est-à-dire blanche, car nos poèmes le dépeignent presque toujours comme un vieillard vénérable, aux allures de patriarche biblique. Dans la Chanson de Roland, il a deux-cents ans passés. Lorsque, par exception, il apparaît sous les traits d'un jouvenceau, il arbore évidemment la blondeur solaire que les canons de beauté de l'époque exigent de tout héros, épique ou romanesque. Son regard, surtout, est si fier et terrible que nul, lorsqu'il est courroucé, ne peut le soutenir longtemps. (Le roi brun, imberbe et bedonnant, à la voix grêle, décrit par Éginhard dans sa Vita Caroli Magni, est prié d'aller se rhabiller.) Du reste, l'âge n'a pas entamé les forces de ce géant haut de huit pieds, toujours capable de pourfendre un cavalier en armes avec sa monture, d'un seul coup de taille.

Est-ce à dire que notre Charlemagne est un va-t-en-guerre enragé ? Les chansons de geste étant des épopées guerrières, on pourrait le penser. En fait, à bien regarder les textes, les choses sont plus nuancées. Notre héros a certes la réputation d'un grand conquérant, mais c'est un peu malgré lui. Les poètes lui donnent rarement le rôle de l'agresseur. Au fond, ce Charlemagne est plutôt pantouflard. Laissé à lui-même, il se bornerait sans doute à gouverner son royaume en bon père de famille, à la manière capétienne, sans rêver de folles équipées ni d'expéditions lointaines. S'il guerroie (au prix de grandes fatigues et souffrances, et généralement sans en retirer d'avantages personnels), c'est le plus souvent parce qu'on l'a attaqué, ou parce qu'on a attaqué le pape, ou ses alliés et vassaux qui sollicitent son secours, ou encore parce qu'il en a reçu l'ordre.

L'ordre ? S'étonnera-t-on. Mais qui donc peut donner des ordres à un roi, empereur de surcroît ? C'est bien simple : Dieu en personne. Car Charlemagne a un gros problème : le Très-Haut ne veut pas le laisser tranquille. Le bon roi a le désagréable privilège de se trouver en communication constante et directe avec le monde céleste. Il ne peut pas s'accorder un sommeil réparateur, sans être aussitôt accablé de songes prophétiques, de visions mystérieuses, d'apparitions d'anges ou de saints. S'il se rend en Espagne pour combattre les sarrasins, ce n'est pas de son propre chef, mais parce que saint Jacques l'a sommé d'aller libérer son tombeau galicien. A peine est-il revenu d'une harassante campagne que l'archange Gabriel vient lui ordonner de reprendre les armes, ce qu'il fait bien à contrecœur. Et qu'on ne s'imagine surtout pas que je force le trait : la Chanson de Roland s'achève sur le tableau d'un Charlemagne en pleurs, tirant sur sa barbe de désespoir, au bord de la révolte, après avoir reçu un énième commandement divin. Être le défenseur de la Chrétienté, le champion de la Providence, n'a rien d'une sinécure.

Cette pénible vocation contraint Charlemagne à guerroyer sans cesse contre les sarrasins. Mais qu'est-ce qu'un sarrasin ? Et pourquoi écrire le nom sans majuscule ? Ne devrais-je pas parler plutôt de Sarrasins ? Mais l'Académie Française est formelle : ce sont les noms de peuples qui prennent une majuscule, pas les noms de religion. Or les sarrasins sont les tenants d'une religion, et nullement un peuple. Le mot, dans nos chansons de geste, ne désigne aucune population précise. Les sarrasins sont des païens, et d'ailleurs, les païens sont des sarrasins : les deux termes sont parfaitement interchangeables. Les Norrois, les Saxons, les Arabes et les Turcs sont tous des sarrasins ; sur ce point nos épopées sont unanimes. Même les Francs étaient des sarrasins, avant d'adopter le christianisme suite à la conversion de Clovis. Polythéistes, ils adorent Jupiter, Mahomet (ou Baphomet), Tervagant, Apolin et d'autres dieux tout aussi fantaisistes. Bref, vous l'aurez compris, ils n'ont pas grand-chose à voir avec des musulmans. Mais pour être imaginaires, ces sarrasins n'en sont pas moins redoutables. Aiguillonnés par le diable sans doute – car il est évident, pour nos conteurs, que les dieux des païens sont des démons –, ils semblent n'avoir rien de mieux à faire que d'attaquer à tout bout de champ la Chrétienté en général, et France la douce en particulier. Pour parer leurs assauts, le pauvre Charlemagne a fort à faire.

Heureusement, pour s’acquitter de cette mission épuisante qu'il n'a pas choisie mais qu'il endosse avec résignation, l'empereur à la barbe fleurie peut compter sur le soutien d'une valeureuse équipe de super-héros, aussi braves et costauds que les Avengers ou la Justice League : les douze pairs. Ces pairs-là n'ont rien d'historique : de l'entourage du véritable Charlemagne, nos poètes ignorent tout ou presque et ne se soucient guère, préférant le doter de compagnons fictifs. La liste de ces preux varie d'un texte à l'autre : Léon Gautier en recensa non moins de seize versions différentes, et sans doute pourrait-on en trouver davantage. Mais certains d'entre eux sont des personnages récurrents, qui prennent, au fil des textes, un certain relief. Citons par exemple Turpin, l'archevêque guerrier, Basin le magicien voleur, le sage duc Naimes de Bavière, Ogier le Danois, bon géant colérique à la force invincible, Estoult de Langres, fanfaron farfelu... Et, bien sûr, Roland et Olivier. Comme les Gaulois du village d'Astérix, ces héros sont unis par une amitié indéfectible, mais, braillards et turbulents, ils passent une grande partie de leur temps à se quereller.

Telle est, me semble-t-il, la France des chansons de geste : un royaume flou aux contours vagues (mais investi d'une mission sacrée), dirigé par un roi élu (mais pantouflard), entouré de chevaliers héroïques (mais turbulents et indisciplinés). Tous les ingrédients sont réunis pour que son histoire soit mouvementée. De fait, on ne s'ennuie jamais dans nos épopées.