J'ai récemment entamé la relecture d'un livre de Philippe Walter, qui fut mon professeur, il y a si longtemps que cela semble une autre vie : Arthur, l'ours et le roi. Voilà qui ne me rajeunit pas...
Le propos de cet ouvrage, c'est de démontrer que le roi Arthur (en dépit des efforts peu convaincants de quelques chercheurs pour tenter de l'identifier à tel ou tel personnage réel, et obscur, du haut moyen âge) n'est pas un personnage historique, mais bien un personnage mythique, ce qui est beaucoup plus intéressant : un avatar d'une ancienne divinité celtique, voire pré-celtique, dont la légende ne peut se déchiffrer qu'en se référant à la très riche mythologie de l'ours. Un animal qui fut l'un de nos premiers dieux, entouré de mille croyances qui laissèrent longtemps maintes traces dans le folklore...
Globalement, je trouve bien sûr la thèse de Walter convaincante. Il la défend avec le brio et l'érudition qui forcèrent mon admiration devant ses cours, du temps où j'étais étudiant. En tout état de cause, un Arthur mythique, et ursin, me semble infiniment plus crédible et satisfaisant pour l'esprit que l'impossible mirage d'un Arthur historique. Le roi Arthur, un officier romano-sarmate ? Allons donc... Autant soutenir l'historicité d'Aragorn fils d'Arathorn, de Conan le Cimmérien ou de Luke Skywalker !
Ceci étant dit, il m'arrive d'avoir quelques menus points de désaccord avec mon ancien professeur. Ce qui, après tout, est bien normal et n'ôte rien à la respectueuse gratitude avec laquelle je me souviens de lui.
Tenez, au sujet de la célèbre Table ronde, Walter souligne (à juste titre, à mon avis) les éléments qui rapprochent cette table de diverses croyance entourant les mégalithes, roches remarquables les pierres enchantées des légendes et du folklore : "carole des géants", "pierres qui virent", "pierres de Gargantua", dolmens et cromlechs qui s'animent en de certaines dates sacrées... Et là, je suis encore d'accord avec lui : il me semble probable, en effet, que le mythe d'Arthur ait beaucoup à voir avec ces pierres à légendes : qu'on songe seulement au perron, ou à l'enclume, dont le roi élu retire sa fameuse épée... Mais pour défendre sa thèse, Walter se sent obligé d'attaquer celles de ses devanciers, tels qu'Alexandre Micha, et là, je trouve qu'il outrepasse son but. Il lui suffisait de l'atteindre.
Citons le maître :
"Peu sensible à la mythologie préchrétienne exploitée par les textes arthuriens, Alexandre Micha a défendu la thèse d'une origine purement chrétienne de la Table ronde, inventée sur le modèle biblique de la table de la Cène. Il y voit une sorte de plagiat réalisé au bénéfice de la chevalerie courtoise. Le critique est peut-être victime ici de la mise en correspondance symbolique des tables mythiques esquissée par Robert de Boron lui-même. Cette concordance ne se comprend qu'à la lumière de la Bible qui a suggéré à Robert de Boron le prétexte même du rapprochement. De plus, il ne peut s'agir de l'origine du thème puisque Wace mentionne la Table ronde bien avant Robert de Boron. Il est plus vraisemblable d'admettre que Robert a christianisé les données d'un antique récit païen où une telle "table" mythique était déjà mentionnée, en rapprochant cette dernière de la table de la Cène où le Christ a partagé son dernier repas avec ses disciples. Tout en n'excluant pas absolument l'existence d'un récit ancien qui aurait fourni la source, Alexandre Micha pense que l'invention de la Table ronde résulte de la fusion de la table de la Cène et de celle des douze pairs de Charlemagne assimilés aux douze apôtres. Ce défaut de perspective ne tient pas assez compte des anciennes traditions celtiques elles-mêmes."
Les arguments de Walter ne sont pas sans pertinence. Je les crois au moins en partie fondés. Mais faut-il refuser tout mérite à l'hypothèse d'Alexandre Micha ? L'idée d'une influence du mythe de Charlemagne sur celui de la Table ronde, après tout, serait loin d'être ridicule...
Rappelons quelques faits.
Tout d'abord, Charlemagne, le personnage historique, possédait très réellement une table ronde. Il en possédait même au moins deux. Nous les trouvons mentionnées et décrites par son biographe, Eginhard, à la fin de sa Vie de Charlemagne, dans le passage où il détaille les legs et donations pieuses faits par l'empereur au moment de sa mort. Il est notamment question de quatre tables précieuses. Je cite :
"Entre autres trésors et richesses, il est établi qu'il y avait trois tables d'argent et une d'or, fort grande et d'un poids considérable. A leur sujet, il résolut et décida que la première, de forme quadrangulaire, sur laquelle est dessinée la ville de Constantinople, devait être portée à Rome, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre, avec les autres présents qui lui avaient été attribués ; que la deuxième, de forme ronde, sur laquelle est figurée une image de la ville de Rome, devait être remise à l'évêché de Ravenne ; quant à la troisième, qui l'emporte de loin sur les autres par la beauté du travail et l'importance du son poids, présentant trois cercles imbriqués figurant le monde entier en réduction et avec finesse, il arrêta qu'elle vînt, ainsi que la table d'or qu'on a dit être la quatrième, en augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu'en aumônes."
C'est surtout la troisième table d'argent qui m'intéresse. Circulaire et "figurant le monde entier", elle possède une indéniable dimension cosmique, tout comme la Table ronde du roi Arthur qui, selon un vers célèbre du Tristan de Béroul, "tornoie comme le monde".
Ce petit fait historique, s'il était isolé, serait insuffisant pour justifier un rapprochement entre la Table ronde et la figure mythique de Charlemagne. Mais d'autres éléments existent. Ainsi, une très ancienne chanson de geste, le Pélerinage de Charles, à peu près contemporaine du Roland (et donc antérieure aussi bien à Wace qu'à Robert de Boron), nous montre Charlemagne et ses douze pairs réunis autour d'une table, et pas n'importe laquelle, puisqu'il s'agit de celle de la Cène !
L'épisode prend place au cours d'un voyage de l'empereur en Terre sainte. Charles et ses douze pairs se sont rendus en Orient, en tenue de pèlerins : ils ont troqué leurs terribles épées contre des bourdons et, après un long périple, ils parviennent aux lieux saints qu'a honorés la présence du Christ. Les voici qui entrent dans une église. Ils y trouvent une table et treize sièges. Innocemment, ils s'y asseyent, sans se douter de rien. Un témoin, les voyant assis dans les sièges où Jésus et ses apôtres ont partagé la Cène, et Charlemagne trônant à la place du Christ, s'épouvante : tous sont si majestueux qu'il croit Dieu et ses disciples revenus pour la Parousie !
Le rapprochement entre les douze pairs de Charlemagne et les douze apôtres est évident dans ce passage. On le retrouve ailleurs. Dans la Saga de Charlemagne, texte scandinave du XIIIème siècle composé pour le roi de Norvège Hakon IV, qui traduit et compile un grand nombre de récits épiques venus de France, nous pouvons lire :
"Un jour que le roi Charlemagne était assis dans son palais entouré de ses vassaux, il leur parla : "Par la grâce de Dieu, si vous le voulez bien, je désire choisir douze chefs pour conduire mon armée et aller affronter bravement les païens." Ils lui répondirent tous en le priant de s'en occuper.
Le roi déclara alors : "Je veux donc désigner en premier Roland mon parent, en second Olivier, en troisième place l'archevêque Turpin, en quatrième Gérier, en cinquième Gérin, en sixième Bérenger, en septième Oton, en huitième Samson, en neuvième Engelier, en dixième Ive, en onzième Ivorie, en douzième Gautier. Je place ces chefs à la tête de mon armée pour combattre les païens en mémoire de l'ordre que Dieu donna à ses douze apôtres de prêcher sa parole dans le monde entier ; et semblablement je veux que chacun d'entre vous apporte à l'autre force et secours dans tous les dangers comme si vous étiez frères de sang." Ils acceptèrent cette mission avec joie."
La cause est entendue : pour les hommes du douzième et du treizième siècles, les auditeurs de nos chansons de geste, les douze pairs sont à Charlemagne ce que les apôtres sont au Christ. Parfois, ils sont réunis autour d'une table, qui en une occurrence au moins, se trouve être celle de la Cène. Le Pèlerinage de Charles ayant été une chanson fort célèbre, à l'influence durable, il y a fort à parier que Wace et Robert de Boron aient connu cette tradition. Na-t-elle pas pu les influencer ?
Soutiendra-t-on que l'hypothèse des racines celtiques de la Table ronde exclut ce rapprochement ? Je ne crois pas qu'il en soit ainsi. En matière de mythologie, deux explications concurrentes ne sont pas mutuellement exclusives. Il peut y avoir plusieurs causes à un fait. Dans le grand chaudron magique de l'inconscient collectif, où mijotent, depuis la nuit des temps, rites et mythes, contes et songes, attendant que les poètes viennent y puiser pour donner forme à des récits nouveaux, Charlemagne et Arthur ont pu se rencontrer, avec les apôtres et les pierres à légendes, le Christ et l'ours divin du fonds des âges. La Table ronde pourrait résulter "de la fusion de la table de la Cène et de celle des douze pairs de Charlemagne assimilés aux douze apôtres"... ET des traditions celtiques sur les pierres tournoyantes. Pourquoi non ?
Un fait me semble le confirmer. La Table ronde compte de très nombreux chevaliers : cent cinquante, d'après le Lancelot-Vulgate. Or, dans l'iconographie, les imagiers se bornent très souvent à y représenter douze chevaliers, ou treize en comptant le roi Arthur. Douze chevaliers, autant que d'apôtres ou de pairs. Coïncidence, vraiment ? On m'objectera qu'il était impossible à un imagier de représenter cent cinquante chevaliers. Certes. Mais dans ce cas, pourquoi douze, plutôt que dix ou huit ou quinze ? Il me semble que le souvenir des douze pairs de Charlemagne, et à travers eux des apôtres, s'imposait tout naturellement aux esprits médiévaux.
En conclusion, je livre à votre réflexion un dernier indice qui, me semble-t-il, atteste de la persistance du lien, dans l'imaginaire, entre Charlemagne et table ronde. Il s'agit d'un épisode tout historique, lié à la mort de Richard Cœur de Lion. Je cite le Richard Cœur de Lion de Régine Pernoud :
"On venait lui faire part d'une découverte qui ne pouvait le laisser indifférent : l'un des vassaux d'Aimar, Achard, comte de Châlus, avait été alerté par un paysan qui, en labourant, avait découvert un magnifique trésor : une "table d'or", c'est à dire un relief avec des personnages qu'on décrivait comme admirablement sculptés et travaillés, représentant un empereur assis et sa famille, également un bouclier d'argent décoré de figures d'or et nombre de médailles anciennes."
C'est en cherchant à conquérir ce trésor que Richard recevra la blessure dont il mourra.
Mais cet empereur (empereur et non roi !) associé à une table d'or et assis avec sa "famille", c'est-à-dire sans doute avec ses familiers, sa mesnie, les chevaliers de son entourage, ne serait-ce pas Charlemagne flanqué de ses pairs ?
On m'objectera que ce n'est pas prouvé.
Je répondrai que c'est une hypothèse plausible. Aussi plausible, pour le moins, que celles de Philippe Walter. Qui me semblent toujours convaincantes, du reste ! Mais qui ne sont pas d'indiscutables vérités, et qui surtout ne doivent pas balayer d'autres hypothèses, également valables, et pas forcément contradictoires.
Bien évidemment, Arthur, l'ours et le roi demeure un ouvrage tout-à-fait recommandable, auquel je vais d'ailleurs retourner.
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