"Roland a accepté la charge que lui destinait la malice de Ganelon. Il l’a acceptée en connaissance de cause. Il a dépassé le stade incertain des pressentiments. Il savait que Ganelon l’avait sacrifié. Mais lui était-il possible de refuser ? Non. Il n’était pas le maître de son destin. Mais le poète ne veut pas que Roland accepte son sacrifice par obligation morale. Il veut que le sacrifice soit tout à fait consenti, tout à fait volontaire. A cette fin, il imagine qu’une dernière chance se présente à Roland. Roland peut encore se sauver et sauver les siens en sonnant de son cor. Charlemagne, à l’affût du moindre appel, fera volte-face et viendra tailler en pièces les alliés de Ganelon. Et qui engage Roland à profiter de sa dernière chance ? Son ami, son frère Olivier, le double de lui-même. Roland rejette, non sans hauteur, les conseils d’Olivier : tout à son illusion héroïque, il se refuse à voir les nécessités militaires, à écouter la sagesse pondérée de son frère d’armes.
Le poète oppose vivement, violemment, les deux amis, heurte deux tempéraments différents ; mais il s’abstient de prendre parti entre eux.
Le pénible conflit se renouvellera. L’arrière-garde se meurt. Charles continue à chevaucher vers la France. Les nécessités narratives réclament que la liaison soit rétablie entre les deux parties de l’armée : il faut que Charles sache ce qui se passe à Roncevaux, qu’il revienne à Roncevaux. Le poète a bien senti cela. Mais comment informer Charles du désastre ? Son imagination a pu lui fournir plusieurs moyens. Il a dû songer au plus attendu de tous : dépêcher un messager auprès de l’empereur. Sans doute, ce moyen lui a-t-il paru trop terre à terre. Il a repris son thème du cor, avec le plus magnifique dédain pour les réalités quotidiennes : il suppose que Charles — qui n’a pas entendu les fanfares païennes — pourra percevoir la voix de l’olifant. Son sens des convenances pallie d’ailleurs toute invraisemblance par le détail capital de Roland qui se fait éclater une veine à force de sonner. L’olifant qu’embouche Roland dépasse de beaucoup toutes les trompettes sarrasines, comme Roland seul surpasse des escadrons entiers de Sarrasins.
Mais avant de sonner du cor, Roland a un nouveau débat avec Olivier. Cette fois les rôles sont renversés. Roland voudrait qu’Olivier l’engage à rappeler Charles ; il s’adresse affectueusement à lui, et cette affection n’est pas sans révéler quelque gêne ; il lui dépeint en mots émouvants le désastre ; puis, avec précaution, il laisse échapper sa demande sous la forme d’un soupir accablé. Ayant laissé entendre avec quelque embarras son avis, il demande celui d’Olivier, tout en lui suggérant la réponse qu’il voudrait entendre. Cette progression délicate, toute en sous-entendus, en demi-teintes, est traitée avec infiniment de finesse par notre poète. Il n’y a pas un mot à ajouter, pas un à retrancher. La réponse d’Olivier est catégorique et mêlée de rancune ; le refus hautain de Roland, tout à l’heure, l’a blessé plus gravement que son obéissance de soldat ne le laissait paraître, l’a offensé dans sa dignité de chevalier ; maintenant que les événements lui ont donné raison, que Roland le reconnaît implicitement, il rappelle à celui-ci, avec aigreur, avec dureté, son erreur passée ; il s’entête à le mettre en contradiction avec lui-même ; il s’obstine à le contrarier ; il trouve et il emploie les mots les plus blessants. Tout à son ressentiment, il se refuse à voir le bien-fondé des prières de Roland. La raison, qui tout à l’heure était du côté d’Olivier, a changé de camp. Le poète a finement animé ses deux personnages. Il ne les a pas figés en des types abstraits, il leur a insufflé une vie réelle et contradictoire, il leur a donné des sentiments passionnés différents qui leur voilent à tour de rôle la vérité, les aveuglent sur l’attitude à prendre. Rien de moins logique et de moins abstrait que Roland et Olivier. Le poète en a fait des êtres peu accommodants, qui éprouvent avec intensité leurs sentiments contradictoires et se heurtent avec violence et passion. Rien de plus tendu, de plus frémissant, de plus violent que la Chanson de Roland.
De même qu’Olivier s’était soumis, tout en la désapprouvant, à la décision altière de son chef, de même Roland se tait devant l’animosité d’Olivier. Cette fois, c’est lui qui garde son sang-froid et voit juste ; c’est lui qui est magnanime.
Les deux scènes du cor ont permis au poète de « hiérarchiser » ses deux personnages, sans prendre parti unilatéralement pour l’un ou pour l’autre. « Roland est preux, mais Olivier est sage », a-t-il dit pour conclure la première scène du cor, dans une des rares considérations psychologiques à laquelle il se soit livré. La formule est brève, simple et exacte. Mais que signifie-t-elle ? En d’autres termes, pourquoi Roland refuse-t-il à un moment de sonner du cor, pour l’accepter à un autre ? Qu’est-ce que la « prouesse » de Roland ? Le poète a fait de Roland la personnification, d’une authenticité psychologique remarquable, d’un idéal extra-humain de prouesse absolue. Roland connaît toutes les règles et les convenances du jeu de l’honneur et du « barnage », il en est le gardien intègre et les respecte scrupuleusement. Nulle circonstance ne pourrait l’y faire déroger. S’il refuse d’appeler Charles avant la bataille, c’est qu’une règle de son code moral exige que l’on combatte avant d’appeler au secours, même quand toutes les apparences sont défavorables. Roland est au-dessus des contingences particulières. Le poète en a fait un héros absolu et l’a appelé « preux » : Roland, c’est le pur héroïsme. Roland est un idéal ; Olivier point. Olivier connaît les mêmes lois morales que Roland, mais il accepterait de les transgresser pour peu que les circonstances le lui imposent. Olivier est moins formaliste. Son attitude n’est pas dictée par des principes absolus et immuables, elle peut fluctuer au gré des circonstances. Olivier est un héros « relatif ». Sa « sagesse », c’est son réalisme. Le poète a très finement et très fermement opposé les deux attitudes, dans la première scène. Roland l’absolu, Olivier le « relatif ». Il reprend sa confrontation dans la seconde. Quand on est en danger, au cours d’une bataille, nulle règle morale n’interdit d’appeler à l’aide : aussi Roland propose-t-il d’emboucher son olifant. Cette fois, Olivier s’interpose, animé, non par une conception idéale, mais par le sentiment le plus humain qui soit, la rancune. L’ordre de valeur établi dans la première scène est encore accusé dans la seconde : Olivier n’est plus qu’un homme entre les autres, tandis que Roland, le preux qui ne transige pas, aime mieux se taire que de s’emporter contre son ami, que de s’abaisser lui aussi au rang des sentiments relatifs.
Les scènes du cor sont remarquables par la fusion d’une expression intimement véridique et de sentiments à la fois humains et extra-humains, par leur portée morale et par leur signification générale. C’est ici que la Chanson de Roland touche à un des aspects constitutifs de l’homme : son penchant à l’idéal absolu, mêlé à sa soumission aux contingences passagères. C’est ici que notre poète a reflété une des contradictions fondamentales de l’humanité. C’est ici qu’il a saisi une vérité essentielle. Ne le comparons pas à un Cervantes dont le don Quijote est tout entier fondé sur une de ces vérités. Mais notons qu’il y a touché, quand ce ne serait que fugitivement.
Notons aussi que la préférence qu’il laisse entrevoir en faveur de Roland ne va pas jusqu’à lui faire condamner Olivier. Il a senti que l’un et l’autre étaient un aspect de la même vérité contradictoire, et il les a enveloppés chacun d’une même et chaude sympathie."
Jules Horrent, 1951.