vendredi 31 juillet 2020

Roland et Olivier

"Roland a accepté la charge que lui destinait la malice de Ganelon. Il l’a acceptée en connaissance de cause. Il a dépassé le stade incertain des pressentiments. Il savait que Ganelon l’avait sacrifié. Mais lui était-il possible de refuser ? Non. Il n’était pas le maître de son destin. Mais le poète ne veut pas que Roland accepte son sacrifice par obligation morale. Il veut que le sacrifice soit tout à fait consenti, tout à fait volontaire. A cette fin, il imagine qu’une dernière chance se présente à Roland. Roland peut encore se sauver et sauver les siens en sonnant de son cor. Charlemagne, à l’affût du moindre appel, fera volte-face et viendra tailler en pièces les alliés de Ganelon. Et qui engage Roland à profiter de sa dernière chance ? Son ami, son frère Olivier, le double de lui-même. Roland rejette, non sans hauteur, les conseils d’Olivier : tout à son illusion héroïque, il se refuse à voir les nécessités militaires, à écouter la sagesse pondérée de son frère d’armes.

Le poète oppose vivement, violemment, les deux amis, heurte deux tempéraments différents ; mais il s’abstient de prendre parti entre eux.

Le pénible conflit se renouvellera. L’arrière-garde se meurt. Charles continue à chevaucher vers la France. Les nécessités narratives réclament que la liaison soit rétablie entre les deux parties de l’armée : il faut que Charles sache ce qui se passe à Roncevaux, qu’il revienne à Roncevaux. Le poète a bien senti cela. Mais comment informer Charles du désastre ? Son imagination a pu lui fournir plusieurs moyens. Il a dû songer au plus attendu de tous : dépêcher un messager auprès de l’empereur. Sans doute, ce moyen lui a-t-il paru trop terre à terre. Il a repris son thème du cor, avec le plus magnifique dédain pour les réalités quotidiennes : il suppose que Charles — qui n’a pas entendu les fanfares païennes — pourra percevoir la voix de l’olifant. Son sens des convenances pallie d’ailleurs toute invraisemblance par le détail capital de Roland qui se fait éclater une veine à force de sonner. L’olifant qu’embouche Roland dépasse de beaucoup toutes les trompettes sarrasines, comme Roland seul surpasse des escadrons entiers de Sarrasins.

Mais avant de sonner du cor, Roland a un nouveau débat avec Olivier. Cette fois les rôles sont renversés. Roland voudrait qu’Olivier l’engage à rappeler Charles ; il s’adresse affectueusement à lui, et cette affection n’est pas sans révéler quelque gêne ; il lui dépeint en mots émouvants le désastre ; puis, avec précaution, il laisse échapper sa demande sous la forme d’un soupir accablé. Ayant laissé entendre avec quelque embarras son avis, il demande celui d’Olivier, tout en lui suggérant la réponse qu’il voudrait entendre. Cette progression délicate, toute en sous-entendus, en demi-teintes, est traitée avec infiniment de finesse par notre poète. Il n’y a pas un mot à ajouter, pas un à retrancher. La réponse d’Olivier est catégorique et mêlée de rancune ; le refus hautain de Roland, tout à l’heure, l’a blessé plus gravement que son obéissance de soldat ne le laissait paraître, l’a offensé dans sa dignité de chevalier ; maintenant que les événements lui ont donné raison, que Roland le reconnaît implicitement, il rappelle à celui-ci, avec aigreur, avec dureté, son erreur passée ; il s’entête à le mettre en contradiction avec lui-même ; il s’obstine à le contrarier ; il trouve et il emploie les mots les plus blessants. Tout à son ressentiment, il se refuse à voir le bien-fondé des prières de Roland. La raison, qui tout à l’heure était du côté d’Olivier, a changé de camp. Le poète a finement animé ses deux personnages. Il ne les a pas figés en des types abstraits, il leur a insufflé une vie réelle et contradictoire, il leur a donné des sentiments passionnés différents qui leur voilent à tour de rôle la vérité, les aveuglent sur l’attitude à prendre. Rien de moins logique et de moins abstrait que Roland et Olivier. Le poète en a fait des êtres peu accommodants, qui éprouvent avec intensité leurs sentiments contradictoires et se heurtent avec violence et passion. Rien de plus tendu, de plus frémissant, de plus violent que la Chanson de Roland.

De même qu’Olivier s’était soumis, tout en la désapprouvant, à la décision altière de son chef, de même Roland se tait devant l’animosité d’Olivier. Cette fois, c’est lui qui garde son sang-froid et voit juste ; c’est lui qui est magnanime.

Les deux scènes du cor ont permis au poète de « hiérarchiser » ses deux personnages, sans prendre parti unilatéralement pour l’un ou pour l’autre. « Roland est preux, mais Olivier est sage », a-t-il dit pour conclure la première scène du cor, dans une des rares considérations psychologiques à laquelle il se soit livré. La formule est brève, simple et exacte. Mais que signifie-t-elle ? En d’autres termes, pourquoi Roland refuse-t-il à un moment de sonner du cor, pour l’accepter à un autre ? Qu’est-ce que la « prouesse » de Roland ? Le poète a fait de Roland la personnification, d’une authenticité psychologique remarquable, d’un idéal extra-humain de prouesse absolue. Roland connaît toutes les règles et les convenances du jeu de l’honneur et du « barnage », il en est le gardien intègre et les respecte scrupuleusement. Nulle circonstance ne pourrait l’y faire déroger. S’il refuse d’appeler Charles avant la bataille, c’est qu’une règle de son code moral exige que l’on combatte avant d’appeler au secours, même quand toutes les apparences sont défavorables. Roland est au-dessus des contingences particulières. Le poète en a fait un héros absolu et l’a appelé « preux » : Roland, c’est le pur héroïsme. Roland est un idéal ; Olivier point. Olivier connaît les mêmes lois morales que Roland, mais il accepterait de les transgresser pour peu que les circonstances le lui imposent. Olivier est moins formaliste. Son attitude n’est pas dictée par des principes absolus et immuables, elle peut fluctuer au gré des circonstances. Olivier est un héros « relatif ». Sa « sagesse », c’est son réalisme. Le poète a très finement et très fermement opposé les deux attitudes, dans la première scène. Roland l’absolu, Olivier le « relatif ». Il reprend sa confrontation dans la seconde. Quand on est en danger, au cours d’une bataille, nulle règle morale n’interdit d’appeler à l’aide : aussi Roland propose-t-il d’emboucher son olifant. Cette fois, Olivier s’interpose, animé, non par une conception idéale, mais par le sentiment le plus humain qui soit, la rancune. L’ordre de valeur établi dans la première scène est encore accusé dans la seconde : Olivier n’est plus qu’un homme entre les autres, tandis que Roland, le preux qui ne transige pas, aime mieux se taire que de s’emporter contre son ami, que de s’abaisser lui aussi au rang des sentiments relatifs.

Les scènes du cor sont remarquables par la fusion d’une expression intimement véridique et de sentiments à la fois humains et extra-humains, par leur portée morale et par leur signification générale. C’est ici que la Chanson de Roland touche à un des aspects constitutifs de l’homme : son penchant à l’idéal absolu, mêlé à sa soumission aux contingences passagères. C’est ici que notre poète a reflété une des contradictions fondamentales de l’humanité. C’est ici qu’il a saisi une vérité essentielle. Ne le comparons pas à un Cervantes dont le don Quijote est tout entier fondé sur une de ces vérités. Mais notons qu’il y a touché, quand ce ne serait que fugitivement.

Notons aussi que la préférence qu’il laisse entrevoir en faveur de Roland ne va pas jusqu’à lui faire condamner Olivier. Il a senti que l’un et l’autre étaient un aspect de la même vérité contradictoire, et il les a enveloppés chacun d’une même et chaude sympathie."

Jules Horrent, 1951.

samedi 25 juillet 2020

Les armoiries d'Olivier (1) : des débuts laborieux

En concluant, il y a quelques semaines de cela, ma série de billets sur les armoiries de Roland, je vous promettais de traiter bientôt de celles de son compagnon Olivier.  Il est temps de s'y atteler. Vous verrez que nous avons du pain sur la planche.

C'est dans la chanson de Girart de Vienne, par Bertrand de Bar-sur-Aube, que nous trouvons la première mention d'un blason attribué à Olivier. Les armes du jeune preux y sont décrites en ces termes, par la bouche de Roland, alors qu'il désigne Olivier à son oncle Charlemagne :

"Droiz enpereres," dit Rollant le guerrier,
"veez vos la armé ce chevalier,
a l'escu vert a cez bendes d'or mier,
a cele ensengne qu'est fete de cartier,
ou vos veez cel ange baloier ?
Si m'eïst Deus, c'est li cuens Olivier,
devant Vïenne n'a meillor chevalier,
        n'en tote la contree."

Ce que nous traduirons :

"Noble empereur," dit le preux Roland, "voyez-vous là ce chevalier en armes, à l'écu vert chargé de bandes d'or pur, portant une bannière écartelée où l'on voit flotter un ange ? Que Dieu ne m'aide plus si ce n'est pas là le comte Olivier : il n'y a pas de meilleur chevalier à Vienne, ni dans toute la contrée !"

Sans doute peut-on écarter du problème la bannière (l'"ensengne"), ornée d'un ange, que porte Olivier. Il ne doit pas s'agir là d'armoiries véritables, mais plutôt d'un emblème para-héraldique, ne faisant pas partie du blason d'Olivier à proprement parler. Dans le même texte, il est aussi question d'une autre bannière, cousue par la belle Aude, soeur d'Olivier, où figurent les images des douze apôtres, ainsi que d'Aude elle-même : à l'évidence, de tels emblèmes ne sont pas de nature héraldique.

Reste l'écu, que Roland décrit comme vert à bandes d'or. Si nous blasonnons ces éléments en termes héraldiques, on peut déduire qu'Olivier porte de sinople à (un nombre indéterminé de) bandes d'or. Mais ce passage est-il décisif ? Plus loin dans le poème, alors qu'Olivier se prépare à combattre Roland en duel, le juif Joachim lui offre des armes de grande qualité, parmi lesquelles figure un écu :

A son col pant une targe roee,
d'or et d'azur richement painturee ;
d'un poisson fu qui ert en mer salee,
ausin est durs come enclume trempée.

Ce que l'on peut traduire :

Il pend à son col une targe à rosaces, richement peinte d'or et d'azur, faite [des os] d'un poisson marin et aussi dure qu'une enclume d'acier trempé.

La mention d'un écu fait d'os de poisson ne doit pas nous surprendre outre mesure. Au moyen âge, bien sûr, toutes les bêtes marines, y compris les baleines, sont des poissons : les définitions scientifiques au nom desquelles les cuistres prétendent nous interdire de les appeler ainsi n'avaient pas encore été inventées. Plusieurs chansons de geste mentionnent ainsi des pièces d'armement ou d'équipement, toujours exotiques et de grande valeur, faites à partir d'os de poissons : il s'agit d'une petite touche de merveilleux, évoquant les prodiges dont les encyclopédies médiévales remplissent les mers ou les contrées lointaines. 

Revenons aux couleurs du blason : la targe, nous dit le texte, est roee, ornée de rosaces, et peinte d'or et d'azur. Voilà qui ne correspond absolument pas à la description faite plus haut, par Roland, des armes d'Olivier. Sans doute peut-on supposer, puisqu'il s'agit d'un cadeau spontané du juif Joachim, que celui-ci n'a pas pris soin, ou n'a pas eu le temps, de faire peindre l'écu aux couleurs d'Olivier. Les armes de sinople à x bandes d'or seraient donc le blason véritable du jeune Genevois. Mais, pour tout dire, il est difficile de se défendre contre l'impression que le poète n'y a pas beaucoup réfléchi, ne s'en soucie guère, et change les armoiries de son héros au gré de sa fantaisie, et des besoins de la versification.

Accordons-lui le bénéfice du doute. Faisons halte pour réfléchir à ce que ces armoiries pourraient signifier, symboliser ou impliquer.

La combinaison héraldique de l'or et du sinople est assez rare. Selon Michel Pastoureau, en héraldique imaginaire, elle caractérise des personnages instables, marginaux, marqués par le désordre, la folie et la démesure. Ainsi de divers héros arthuriens, tels que Tristan, l'amant adultère de la belle Iseult, qui porte de sinople au lion d'or, armé et lampassé de gueules, ou encore Sagremor le Desreez, "le Démesuré", chevalier de la Table ronde connu pour sa violence aveugle, dont le blason est gironné d'or et de sinople. Il est surprenant de voir Olivier, le sage Olivier, personnage plein de mesure, de bon sens et de loyauté, arborer de telles couleurs. Peut-être les doit-il au fait que, dans Girart de Vienne, il combat du côté de Girart, qui est un baron révolté, rebelle au pouvoir de Charlemagne : le désordre incarné par Girart déteindrait en quelque sorte sur Olivier.

Les armes d'or et d'azur sont bien plus positives. Elles sont associées au sacré, ainsi qu'à la souveraineté. Ce sont les couleurs des rois de France (qui portent d'azur semé de fleurs de lys d'or, puis d'azur à trois fleurs de lys d'or), ou encore du roi Arthur (qui porte d'azur à trois couronnes d'or), mais elles sont aussi fréquemment arborées par la Vierge Marie dans son iconographie. Si Olivier n'est pas un personnage royal, sa grande sagesse et sa parfaite loyauté peuvent le rendre digne d'aussi nobles couleurs. Le remplacement de son premier écu de sinople et d'or par un nouveau blason d'or et d'azur pourrait symboliser la trajectoire du personnage, trajectoire au cours de laquelle il ne cesse de manifester les plus hautes qualités, et qui le conduit de la rébellion involontaire à un loyalisme qu'il ne quittera plus : Olivier, à la fin du poème, devient l'un des fidèles de Charlemagne. 

Mais ne s'agirait-il pas là de surinterprétation ?

Par ailleurs, l'or et l'azur du second écu, mais aussi les bandes d'or du premier bouclier, pourraient également relier Olivier à son oncle Girart. Ce personnage épique important découle d'un seigneur véritable de l'époque carolingienne, le comte Girart. Dans les chansons de geste, le personnage devient triple : de nombreux poèmes donnent de son histoire plusieurs versions profondément différentes, et le connaissent sous trois noms distincts qui en font trois personnages fictifs distincts, en dépit de quelques liens thématiques, voire lignagers, entre eux : Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon. Dans tous les cas, ses fiefs s'étendent en partie sur la Bourgogne. Aussi arrive-t-il que les imagiers lui prêtent le blason de Bourgogne : bandé d'or et d'azur, à la bordure de gueules, comme dans cette enluminure ornant un des manuscrits renfermant la geste de Girart de Roussillon :


Voilà des armoiries qui ne sont pas si éloignées de celles dont Bertrand de Bar-sur-Aube revêt Olivier, neveu de Girart de Vienne.

Coïncidence ?

Quoi qu'il en soit, les armoiries d'Olivier, jusqu'ici, ne font guère que s'ébaucher : elles sont encore imprécises et instables. Nous verrons dans un prochain billet si nous pouvons compléter ces données floues.

vendredi 24 juillet 2020

Le glossaire médiéval : Haterel

La plupart des termes de ce glossaire sont d'origine latine : rien de plus normal, puisque le français est une langue romane. Mais cette langue romane se caractérise aussi par un superstrat germanique, certes assez mince, qui lui vient des peuplades germaines (Francs, Burgondes, plus tard Normands...) venues s'installer sur notre sol au fil des siècles.

Le mot haterel, ou hasterel, est l'un de ceux que nous devons aux Germains. Il provient du germanique halsadara, désignant la nuque. Le haterel, c'est donc la nuque et, par extension, le cou et les épaules, en fait la partie du corps qui se situe entre la tête et le tronc.

Dans les chansons de geste, bien sûr, il ne manque pas de guerriers qui s'assènent de vigoureux coups de taille sur le haterel, dans le but évident de séparer la tête de l'adversaire de son buste. Il ne serait pas difficile de citer une semblable occurrence. Mais le passage que je vous proposerai à titre d'exemple est plus amusant et plus original.

Je le piocherai dans une des versions de la chanson de Girart de Vienne. Non pas la plus ancienne qui nous soit parvenue, version décasyllabique que nous devons à la plume de Bertrand de Bar-sur-Aube, et qu'il m'est déjà arrivé de citer, mais une version plus tardive, en alexandrins, que l'on trouve dans une compilation d'épopées consacrée à la Geste de Montglane (c'est à dire la famille du fameux héros épique Guillaume d'Orange, famille à laquelle appartiennent Girart et Olivier).

Dans ce poème figure, du côté des Viennois, un personnage haut en couleur du nom de Robastre. C'est un géant, fils d'un luiton (le luiton, ancêtre médiéval de notre moderne lutin, est un être surnaturel aquatique, puissant, dangereux, doué de pouvoirs de métamorphose, et nullement de petite taille) à la force prodigieuse, qui voue à Girart une loyauté indéfectible : la massue de Robastre cause des ravages dans les rangs des guerriers de Charlemagne. 

Pourtant, lors du duel de Roland et d'Olivier, l'ombrageux Robastre est réduit au rang de spectateur, ce qu'il accepte mal. Voyant les deux champions se mettre l'un l'autre en péril de mort, il propose à Girart :

"Se croire me voulez de mort seront sauvé,
Je m'en yray au champ, mais qu'il vous vienne à gré,
Dessus mon haterel seront tous deux getté
Et les apporteray par dedens la cité !"

Ce que nous traduirons :

"Si vous voulez m'en croire, ils auront la vie sauve. Si vous y consentez, je me rendrai sur le champ de duel, je les chargerai tous deux en travers de mes épaules, et je les apporterai dans la cité !"

C'est là, bien sûr, une tache herculéenne, que seul un géant tel que Robastre peut se proposer d'accomplir. Girart, cependant, refuse : toute ingérence en un duel déjà commencé serait une félonie, une faute des plus déshonorante pour un chevalier. Robastre, qui n'est pas chevalier, ne songe pas à de telles considérations...

J'aime assez le mot haterel, sans en faire un cheval de bataille ou songer à le ressusciter. Surtout, je trouve intéressant d'observer à quel point il s'intègre harmonieusement à la langue romane dans laquelle il a pris place. C'est un mot devenu français, dont les origines germaniques n'apparaissent plus guère, et sont même insoupçonnables à qui n'en consulte pas l'étymologie. En cela, il est assez représentatif de l'apport germanique au sein de notre langue, et peut-être même, plus généralement, au sein de notre culture.

jeudi 16 juillet 2020

La Chanson de Roland chez Léonard de Vinci

Il y a quelques jours de cela, je suis allé visiter le château du Clos Lucé, à Amboise. Visite tout-à-fait passionnante, dont je suis sorti fort impressionné par le génie visionnaire de Léonard de Vinci. Mais, du fameux inventeur, je ne vous entretiendrai pas, n'ayant aucune compétence particulière pour le faire, et ce blog n'y étant de toute façon pas consacré.

En revanche, en visitant l'auguste demeure, j'ai eu la petite joie d'y voir exposés deux fragments d'une belle tapisserie de la Renaissance, illustrant manifestement la Chanson de Roland. Ou, pour mieux dire, une chanson de Roland car, pour une raison que je vous indiquerai plus bas, il me semble probable que l'artiste ait voulu illustrer, non pas le célèbre Roland dit "d'Oxford", mais une version plus tardive.

Je vais vous proposer quelques images de ces fragments, dans l'ordre dans lequel les rencontrera le visiteur suivant le parcours normal du château. Je crois toutefois que, d'un point de vue narratif, les deux scènes sont placées dans le désordre : le second fragment (qui représente la bataille de Roncevaux proprement dite) devrait précéder le premier (qui représente, me semble-t-il, le combat livré par Charlemagne aux Sarrasins, sur les bords de l'Èbre, après Roncevaux).

Voici donc la première tapisserie :


On y reconnait Charlemagne, barbu, couronné, arborant l'aigle impériale. Les lys de France figurent aussi dans l'image, sur ce qui pourrait être une bannière. Ogier le Danois, l'un des paladins les plus illustres, est identifié par son nom. Nos héros sont aux prises avec des Sarrasins. Penchons-nous sur quelques détails de l'oeuvre :

Charlemagne
Ogier le Danois
Guerrier sarrasin

Voyons maintenant la deuxième tapisserie :




Il s'agit d'une mêlée fort dense où nous reconnaissons les héros de Roncevaux, Roland et Olivier, ferraillant contre des Sarrasins parmi lesquels on a la surprise de reconnaître le fameux Baligant. 

Ce personnage, dans le Roland d'Oxford, est l'émir de Babylone, le chef suprême de tous les Sarrasins du monde, et le suzerain de Marsile, roi d'Espagne. Il ne prend nullement part à la bataille de Roncevaux : il intervient ensuite, affronte Charlemagne et sera tué par lui. Il est donc étrange de le voir, ici, combattre Roland, qu'il ne devrait pas rencontrer ! 

J'en déduis que cette scène illustre une version postérieure de la légende. En effet, dans divers textes tardifs, Baligant n'est plus le suzerain de Marsile, mais simplement son frère, et il intervient beaucoup plus tôt dans le cours de l'action.

On remarque un autre personnage, guerrier portant couronne dont je n'ai pu déchiffrer le nom, illisible et tronqué. Je présume qu'il s'agit d'un des compagnons de Roland, mais lequel ? Je ne saurais le dire... Plusieurs des paladins ont le rang de roi, et pourraient donc porter couronne.

[PS : Après réflexion, il me semble qu'il pourrait bien s'agir de Désier, roi des Lombards. Ce personnage, historique à l'origine, est plutôt désigné par les historiens sous le nom de Didier, mais son nom latin est Desiderius ; pour les auteurs médiévaux de langue française, il s'appelle donc "Désier". Dans l'Histoire, il fut un temps le beau-père de Charlemagne (qui répudia sa fille), puis son ennemi, et Charles le détrôna. Dans les chansons de geste, Désier est tantôt l'ennemi, tantôt le vassal et le compagnon de l'empereur ; des sources tardives le font prendre part à l'expédition d'Espagne. Il pourrait donc bien être présent lors de la bataille de Ronceaux.]

Roland
Olivier
Roland et Olivier
Baligant

Roi inconnu [Désier ?]
Guerrier à la hache
Cette trouvaille fut en tout cas, pour moi, une fort agréable découverte, que je suis heureux de partager avec vous.

mercredi 15 juillet 2020

Le glossaire médiéval : Chalenger

Le verbe chalenger... Mais un instant, lecteur ! Je vois à votre mine méfiante que vous vous demandez si c'est du lard ou du cochon. Ne serais-je pas en train, sous couvert de vocabulaire médiéval, de vous refourguer un vil et servile anglicisme ?

Pourtant, chalenger (aussi connu sous les formes chalongier ou chalengier...) est à l'origine un mot tout ce qu'il y a de plus français (tout comme bacon, d'ailleurs, puisque nous parlions de lard et de cochon...). Il provient du latin populaire calumniare, "calomnier". Toutefois, passé Outre-Manche dans les bagages de Guillaume le Conquérant, il s'est maintenu en anglais, alors qu'il a disparu de notre langue.

Chalenger, c'est notamment "contester", "réclamer (avec agressivité)", "poursuivre (quelqu'un en justice)" ou "défier", et surtout "disputer (quelque chose à quelqu'un)", en particulier par les armes. Dans le contexte féodal qui est celui des chansons de geste, il n'est pas rare de voir un seigneur chalenger sa terre à un autre.

Nous en pouvons relever un exemple dans la chanson de Girart de Vienne, de Bertrand de Bar-sur-Aube. Roland et Olivier (respectivement champions de leurs oncles, Charlemagne et le duc Girart) se trouvent face à face sur une île du Rhône, prêt à s'affronter en un duel à mort. Le sage Olivier, tout aussi preux que Roland mais d'un tempérament plus pacifique, vient de formuler d'ultimes offres de conciliation. Roland les repousse avec dedain :

" Vasal," fet il, "lesons vostre plaidier.
Ci sui venuz Vïenne chalengier,
la fort cité dont haut sont li terrier,
por Charlemene, mon seignor droiturier.
S'or estes preus, si vos avra mestier !"

Ce que nous traduirons par :

"Guerrier," dit-il, "cessons ces palabres. Je suis venu ici pour revendiquer par les armes Vienne, la forte ville aux remparts élevés, au nom de Charlemagne, mon seigneur légitime. Si vous êtes brave, vous en aurez besoin !"

Aujourd'hui, chalenger, après des siècles d'exil, nous revient d'Angleterre. Il en a pris l'accent, et a quelque peu changé de sens, comme il aurait pu le faire en France, du reste, s'il s'était maintenu. To challenge, en anglais, c'est "défier". Un challenge est un défi, un challenger, celui qui relève le défi. 

Certains puristes voudraient refuser ces mots anglicisés. Le faut-il vraiment ? Lorsque le fils prodigue revient à la demeure de son père, la tradition évangélique veut qu'on l'accueille à bras ouverts, et que l'on tue pour lui le veau gras ! Ne soyons donc pas trop durs avec ces pauvres challenge et challenger. Tout au plus, pour les aider à se réacclimater chez nous, pourrions-nous les prononcer à la française, tout simplement, et non pas, à l'anglaise, tchallendje et tchallendjeur.

mardi 14 juillet 2020

Le glossaire médiéval : Culvert

Le nom culvert est un terme médiéval que j'emploie volontiers dans mes livres, pour une raison bien simple : je le trouve amusant. Pourtant, son sens n'est pas celui que nous serions immédiatement enclins à imaginer : un culvert (du bas latin collibertum désignant à l'origine un affranchi), c'est tout simplement un serf, un personnage de basse condition et de naissance vile. 

Par extension, et au sens figuré, le terme est aussi employé comme une insulte que l'on pourrait traduire par "misérable", "vermine" ou "racaille". Il me semble probable que l'image pittoresque et bizarre d'un cul de couleur verte, qui devait s'imposer aux esprits médiévaux autant qu'aux nôtres, ait contribué à la popularité du mot en tant qu'insulte. En tout cas, c'est très souvent dans ce sens figuré  et injurieux (bien plus que comme terme objectif, usité au sens propre pour désigner un véritable serf) qu'on rencontre culvert dans les chansons de geste.

Citons-en un exemple, pioché dans une des nombreuses chansons de Roland, la version dite "de Venise-Châteauroux". 

Nous sommes au début du récit. Ganelon, sur le conseil de Roland, vient d'être désigné par Charlemagne pour être son ambassadeur auprès du roi sarrasin Marsile. Mission périlleuse, qui plonge Ganelon dans l'angoisse et la colère. Il s'en prend violemment en paroles à son fillâtre :

Rollant esgarde, si l'a araisoné :
" Culvert, dist il, tu as le sen desvé.
A grant martire a mon cors delivré
qi sor moi as le message torné.
Or irai la, que je n'iert refussé !"

Ce que nous pourrions traduire par :

Ganelon regarde Roland et l'apostrophe en ces termes : "Misérable, dit-il, tu es enragé ! Tu m'as condamné au martyre en m'attribuant la charge du message. Mais j'irai, pas question de refuser !"

Ganelon ira, en effet, avec les conséquences que l'on sait...

Les mots culvertise et culvertage désignent, quant à eux, la condition servile et les obligations qui y sont afférentes. Nous les trouvons dans la chanson de Girart de Vienne, de Bertrand de Bar-sur-Aube, dans l'épisode fameux du duel entre Roland et Olivier. Les deux héros s'affrontent sur une île du Rhône. Roland combat au nom de Charlemagne, Olivier comme champion de son oncle Girart.


L'enjeu du duel est la soumission de Girart à Charlemagne. Olivier lance donc à Roland :

"Sire Rollant, par Deu le fiz Marie,
je vos di bien que c'est molt grant folie,
qant vos cuidiez, par vo grant estotie,
Girart mon oncle torner a cuivertie.
Ja ne donra cuivertaje en sa vie ;
nel soferroie por tote Normendie."

Ce que l'on traduira :

"Seigneur Roland, par Dieu fils de Marie, je vous assure que c'est folie de votre part de vous imaginer, dans votre grand orgueil, réduire mon oncle Girard à la servitude. Jamais il ne paiera tribut ; il n'y consentirait pas, lui offrît-on toute la Normandie en échange !"

Roland est peu impressionné par ces protestations. Seule une intervention divine empêchera le combat d'aller jusqu'à une conclusion tragique.

J'aime assez le mot culvert. Il a un petit air guilleret qui le rend, à mes yeux, bien préférable à beaucoup de nos injures modernes. Sans me faire d'illusions, je dois dire que je serais enchanté de le voir refleurir dans notre langue.

lundi 13 juillet 2020

Le glossaire médiéval : Duit

L'adjectif duit ou doit vient du latin doctum, auquel nous devons aussi notre mot "docte" encore usité de nos jours. Être duit, c'est donc être savant, mais le terme renvoie moins à l'érudition pure, au savoir abstrait, qu'à l'expertise ou au savoir-faire dans un domaine. Être duit de quelque chose, c'est y être habile, être rompu à une discipline, à un artisanat ou un art.

Celui de la guerre, par exemple.

Pour nous en convaincre, ouvrons les pages de la belle chanson de Girart de Vienne, de Bertrand de Bar-sur-Aube. Dans cette épopée, nous voyons Charlemagne se porter devant Vienne avec son ost pour y assiéger Girart, le duc rebelle. Il s'agit bien sûr de Vienne en Dauphiné, cité fièrement campée sur le Rhône et protégée de solides murailles.


Le principal champion de Charlemagne n'est autre que son neveu Roland, mais Girart peut compter sur l'appui d'un preux qui ne lui est guère inférieur : son propre neveu, Olivier. Entre les deux chevaliers se noue, malgré l'inimitié de leurs oncles, une relation d'estime, compliquée par le fait que Roland s'éprend de la belle Aude, sœur d'Olivier. 

Mais la situation est inextricable : l'ost royal ne parvient pas à prendre la ville ; quant à Girart, il ne peut briser l'encerclement. Olivier se rend auprès de Charlemagne pour lui faire des propositions de paix, qui sont rejetées. En désespoir de cause, Olivier défie en combat singulier le champion que Charlemagne voudra lui opposer pour combattre en son nom. C'est bien sûr Roland qui relève le gant.

Vient le jour du duel. Olivier s'arme pour aller combattre Roland. Girart, affligé par la résolution de son neveu qui, croit-il, court à sa perte, fait une tentative pour le retenir. Roland, affirme-t-il, est un redoutable adversaire :

"El duc Rollant a vaillant chevalier
et vassal nobles por ses armes bailler ;
plus en est duiz que mestre charpentier
n'est de sa hache ferir et chapuissier,
quant il veut faire sale ou meson drecier.
Je ne vodroie, por le tresor Gaifier
qu'il te peüst de ton cors domagier."

Ce que nous pouvons traduire ainsi :

"Le duc Roland est un vaillant chevalier, un guerrier adroit dans l'usage des armes ; il y est plus habile que ne l'est un maître-charpentier à frapper de sa hache et à tailler le bois, quand il veut bâtir une salle ou une maison. Je ne voudrais pas, pour le trésor de Gaifier, qu'il puisse te mettre à mal."

Ces exhortations seront vaines : le vaillant Olivier, refusant de manquer à sa parole, et se fiant à la protection de Dieu, se rend sur l'île, entre les eaux du Rhône, où doit avoir lieu son duel contre l'invincible Roland...

lundi 6 juillet 2020

Le glossaire médiéval : Sempres

Sempres descend en droite ligne du latin semper. Comme son aïeul, il signifie "toujours" ou "continuellement", mais peut aussi se traduire, selon le contexte, par "aussitôt", "tout de suite" ou "tantôt".

Un des cousins de ce mot demeure en français moderne : "sempiternel".

Les exemples en abondent. Citons donc le début de la Chanson de Roland. Le cauteleux sarrasin Blancandrin donne des conseils rusés à son roi, Marsile, pour l'aider à se débarrasser de Charlemagne : qu'il feigne la soumission, livre un tribut et des otages. Les effets de cette politique, d'après Blancandrin, seront immédiats :

Dist Blancandrin : "Par ceste meie destre,
E par la barbe ki al piz me ventelet,
L'ost des Franceis verrez sempres desfere :
Francs s'en irunt en France la lur tere."

Ce que je traduirai ainsi :

"Par ma main droite, dit Blancandrin, et par la barbe qui flotte sur ma poitrine, vous verrez aussitôt l'ost des Français se disperser : les Francs s'en retourneront en France, leur pays."

Une autre remarque intéressante que l'on peut faire sur ce passage, c'est qu'ici, comme partout ailleurs dans le Roland et comme dans toutes les autres chansons de geste, les termes "Francs" et "Français" sont strictement synonymes, et coexistent sans se nuire : le poète préférera l'un ou l'autre, pour la rime ou pour le nombre de pieds nécessaires à son vers. C'est qu'aux alentours de 1100, n'en déplaise aux germanolâtres qui aimeraient bien reconnaître, dans les héros de nos épopées, des Teutons mal dégrossis, le mot franc avait été vidé depuis belle lurette de tout sens proprement ethnique (renvoyant à la tribu germanique des Francs, entrée en Gaule durant les grandes invasions, et à leurs descendants) pour revêtir un sens qu'il faut bien qualifier, déjà, faute d'un meilleur terme, de national (désignant l'ensemble des habitants de ce pays que le poète appelle "France la douce", et de ceux qui se reconnaissent pour sujets de son roi). Du reste, n'était-ce pas déjà le cas, quelques siècles plus tôt, lorsque le bon Grégoire de Tours, pourtant d'ascendance gallo-romaine, se qualifiait lui-même de Franc ?

Quoi qu'il en soit, j'aime bien sempres. Il rime avec "pampres", assone bellement avec "temple" et "ample", laisse nettement transparaître le semper latin tout en étant déjà d'allure indéniablement française. Je lui trouve une sympathique rondeur. Il vous a un petit air d'éternité qui manque à "toujours" (l'éternité étant plus, et autre chose, qu'une simple succession sans fin de jours). C'est pourquoi je regrette un peu (sans me faire d'illusions quant à ses chances de résurrection) que "toujours" l'ait définitivement supplanté.

samedi 4 juillet 2020

La prière de Ganelon

Lorsque l'on parle de la Chanson de Roland, on entend d'ordinaire le Roland du manuscrit dit "d'Oxford", qui date des alentours de 1100. Il s'agit de la version la plus ancienne de notre épopée, généralement considérée comme la meilleure. 

Mais il faut se souvenir que les chansons de geste étaient des textes circulant par l'oralité, et donc, par essence, mouvants : chaque jongleur pouvait improviser des variations sur le canevas traditionnels, et chaque trouvère pouvait s'emparer d'une chanson connue pour en proposer une version nouvelle. Il existe donc, non pas une, mais plusieurs chansons de Roland. Une dizaine d'entre elles, provenant de régions et d'époques très diverses, sont parvenues jusqu'à nous par l'écriture. On n'en fait généralement pas grand cas, et le grand public ignore leur existence. 

Pourtant ces versions parallèles sont dignes d'intérêts. Certaines nous proposent des éléments, parfois des épisodes entiers, qui ne sont pas sans beauté, et dont certains remontent peut-être aussi haut ou davantage que le Roland d'Oxford. Comparer les versions peut parfois jeter, sur le texte bien connu dont certains aspects demeurent mystérieux, une lumière inattendue.

J'ai ainsi glané, dans la version dite "de Paris", qui date du XIIIème siècle, plusieurs passages intéressants.

J'ai déjà évoqué l'épisode de la fuite de Ganelon, inconnu du Roland d'Oxford : on y voit le célèbre traître, désireux d'échapper au châtiment, réussir à fausser compagnie à l'ost impérial. Rattrapé par Othon, un des hommes de Charlemagne, le félon engage un féroce combat, mais il se trouve en mauvaise posture. Alors, à ma profonde surprise, voilà que Ganelon se met à faire ce que les héros de chansons de geste font très souvent, mais les félons pour ainsi dire jamais : prier.

Ganelons tint eu poing destre Murgie,
le brant d'acier qui luist et reflambie.
Bien se deffent ; paor a de sa vie.
Deu reclamma, le fil sainte Marie :
"Gloriouz peres qui fus en Bethanie,
quant tu le ladre traisis de mort a vie,
en Jhursalen fuz a Pasques florie,
la voz vendi Judas par felonnie ;
de ton cler sanc fu la crois esclarcie,
com ce fu voirs, et gel croi sans folie,
garissiez vos mes membres et ma vie,
que cil vassaus qui la est ne m'ocie.
A vos otroi, vrais Deu, sans tricherie,
que jamais jor ne ferai boiserie
ne traïson vers home ne boisdie."

Ce que je traduirai par :

Ganelon tient en son poing droit Murgie, son épée d'acier flamboyante. Il se défend bien ; il a peur pour sa vie. Il invoqua Dieu, le fils de sainte Marie : "Glorieux père, qui ressuscitas Lazare à Béthanie, tu entras à Jérusalem au jour des Rameaux ; là, Judas te vendit par trahison ; la croix fut illuminée de ton précieux sang ! Comme cela est vrai et comme j'y crois, protégez mes membres et ma vie, pour que ce guerrier ne me tue pas ! Je vous promet sincèrement, vrai Dieu, que plus jamais je ne commettrai de trahison ni de tromperie !"

J'étais stupéfait. J'ai dû relire ce passage pour m'assurer que je ne m'étais pas mépris, que c'était bien Ganelon, et non Othon, qui priait. C'est que ce passage est un exemple parfait de credo épique, ou "prière du plus grand péril", cette oraison que les chevaliers luttant pour le Christ, contre le paganisme et le mal, prononcent dans les situations désespérées, à l'approche du trépas. De telles prières sont normalement l'apanage des héros positifs, des preux, des justes, des innocents, et en voir une prononcée par un antagoniste, un traître, est presque sans exemple. Je n'en connais pas d'autre occurrence dans nos chansons de geste.

Ici, l'auteur inconnu du Roland de Paris (ou de la version de la chanson, quelle qu'elle soit, dont celle de Paris reproduit ici les apports) a fait preuve d'originalité, de largeur d'esprit, et je dirais presque de génie. 

Trop souvent, nos poètes épiques tardifs, les remanieurs, continuateurs et autres épigones, font de Ganelon un salaud tout d'une pièce, un personnage foncièrement mauvais, l'ayant toujours été, un traître de naissance indifférent à tout sentiment d'honneur, de foi ou de loyauté. Pourtant, tel n'est pas le Ganelon originel, celui que nous donne à voir le Roland d'Oxford. Le vrai Ganelon est un personnage nuancé : un brave chevalier, doublé d'un vassal ayant pour son seigneur Charlemagne des sentiments sincères d'admiration et de fidélité, mais que sa haine, sa colère et sa rancœur envers Roland font chuter et déchoir. En un mot : c'est un homme, dont on sent battre le cœur. 

Le poète qui a imaginé l'épisode de la fuite de Ganelon a su se souvenir de cela. Il lui a prêté une prière qui laisse deviner quelque chose comme du remords. En ce Ganelon, le chevalier et le chrétien ne sont pas morts, ils percent encore sous le traître. Il s'agit bien là du vrai Ganelon, et je suis heureux de le reconnaître dans ce développement tardif. Ce n'est que trop rare.

Le poète donne aussi de la finesse à Dieu, qui dans nos épopées en manque souvent. Car le narrateur nous l'affirme : Dieu ne ferme pas ses oreilles à la prière de Ganelon. S'Il choisit de ne pas l'agréer, ce n'est pas parce qu'Il se désintéresse du pécheur, mais parce que la promesse de Ganelon n'est que velléité, motivée par la peur. Sur d'aussi fragiles bases ne peut s'ériger un véritable repentir, conduisant à la rédemption. Sans cela, nous dit le poète, Dieu sauverait même Ganelon. Car Dieu est miséricordieux : il veut le Salut du pécheur et non sa perte.

La version de Paris, dans l'ensemble, ne vaut pas le Roland d'Oxford. Mais ce passage se recommande à nous par son originalité, par la généreuse hauteur de vue qu'il exprime, et par le sentiment véritablement chrétien qui l'anime. Or, des passages de cette valeur, la chanson du XIIIème siècle en renferme plusieurs.

C'est pourquoi le Roland de Paris gagne à être connu, et mériterait de l'être davantage.