S'il est un homme qui a toujours été pour moi un compagnon de route dans ma quête, c'est bien Guillaume Issartel.
La première fois qu'il a croisé ma route, indirectement, j'étais encore étudiant. Je consacrai un mémoire de maîtrise au personnage de Gauvain (le neveu du roi Arthur dans les romans de la Table ronde) sous la direction de Philippe Walter, grand spécialiste de la la littérature arthurienne. Comme je me demandai quelle forme, exactement, devait prendre le travail qu'on attendait de moi, il me conseilla d'aller consulter les mémoires de ses précédents étudiants.
J'optai pour un ouvrage alléchant, pour l'amoureux de mythes et de légendes héroïques que j'étais déjà : il y était question, entre autres choses, de Beowulf. Le travail d'Issartel était intéressant, mais je mentirai en prétendant qu'il eut alors une grande influence sur ma vie. Je soutins mon mémoire avec succès mais, comprenant que me lancer dans une thèse sur le même sujet ne me mènerait pas à grand-chose, je me mis à la recherche d'un travail alimentaire.
Il faut bien gagner sa croûte et y a pas d'sot métier, dit-on bêtement. En fait, il n'y a presque que de sots métiers. J'en trouvai un : celui d'enseignant.
Et c'est en salle des professeurs que je rencontrai Guillaume, pour la première fois, en chair et en os. J'avais oublié son nom depuis belle lurette, et j'aurais pu passer à côté de lui sans le voir. L'évocation de nos études me permit de reconnaître en lui l'auteur du mémoire qui m'avait servi de référence, pour composer le mien. Nous étions disciples du même chercheur, et surtout, surtout, animés d'une même passion pour la mythologie, les légendes, les textes médiévaux... Je commençais à cette époque à me plonger à corps perdu dans les chansons de geste ; Guillaume, lui, leur avait consacré une thèse.
Nous fraternisâmes immédiatement.
C'est à lui que je dois de n'avoir jamais désespéré, malgré le caractère apparemment vain, à vue humaine, de mes efforts pour faire connaître et aimer les chansons de geste. Les regards placides et indifférents des braves gens que je vois défiler, dans les salons du livre, en quête de romans policiers, de livres de cuisines et de petites bondieuseries sulpiciennes, ne me blessent pas. Je sais que je ne suis pas seul dans mon amour.
Sa thèse, Guillaume a réussi à la publier. Et c'est un bel ouvrage :
C'est un livre difficile d'accès, je ne vous le cache pas, mais réellement passionnant. Guillaume y met à jour les soubassements mythologiques des chansons de geste, décelant, sous les dehors humains et féodaux de leurs héros, les traces voilées de très anciennes croyances, de dieux oubliés et de rites enfuis. Au service de ce travail de titan, l'auteur a mis une immense érudition, qui traque des parallèles à nos épopées dans les mythes du monde germanique, de la Grèce et de l'Inde, de la Chine et de la Corée, du Japon, de la Sibérie... Un chef d'oeuvre.
Guillaume ne s'est pas arrêté là. Il a publié, aux Belles Lettres, un livre qui s'empare des chansons de geste pour tenter de les faire revivre, sous la forme d'un récit brutal et âpre, à l'étrange poésie :
Ici, lui et moi sommes en quelque sorte rivaux, ou mieux, émules : puisant aux mêmes sources, nous tentons de faire la même chose. Mais nos ouvrages ne se ressemblent en rien. Preuve que deux écrivains, traitant des sujets similaires, obtiendront toujours des résultats fort différents. Nos styles sont profondément dissemblables. Alors que je parsème ma prose de pièces versifiées, Guillaume insuffle la poésie dans la prose elle-même, investit chaque paragraphe de la puissance incantatoire du verset, de la profération rituelle et sacrée. C'est un écrivain barde, un aède inspiré.
Autre différence, je me suis toujours efforcé de prêter à mes personnages autant d'épaisseur humaine que possible. J'ai voulu les resituer dans le cadre de la société féodale qui les a chantés, en les rendant semblables aux seigneurs et aux dames qui écoutaient pieusement leurs histoires. J'ai décrit leurs vêtements, leurs chevaux et leurs armes, leurs blasons et leurs traits. J'ai sondé leur intériorité, tenté d'exprimer leurs pensées et leurs sentiments. Guillaume, au contraire, les dépouille de tous ces vains oripeaux afin de démasquer, sous les affiquets féodaux, les êtres mythiques surgis du fond des âges. Ses personnages ne sont pas de courtois damoiseaux, mais des figures semi-divines, l'incarnation de puissances naturelles, des titans aux allures d'ours, encore plongés jusqu'à mi-corps dans le chaos primordial. Lorsque Guillaume Issartel parle de l'épée foudroyante de Roland, chez lui ce n'est pas une métaphore, mais simplement l'affirmation tranquille du fait que le héros est un de ces personnages, tels que Zeus, Indra et Thor, qui ont la foudre pour arme.
Son introduction, à elle seule, est déjà un petit bijou, qui peint à merveille et de vivante manière ce que sont les chansons de geste. C'est déjà un poème, qui vaut la peine que j'en cite un large extrait :
"Dévorés tout vifs par des siècles muets, dorment sous la terre lourde dont nous héritons des rangs de guerriers et des grappes de vierges périlleuses, la poitrine oppressée, en files poussiéreuses sur les rayons de caves celées par des vignerons qui ont depuis longtemps cessé leurs chants.
Dans l'ombre odorante, des bouquets rares attendent des gosiers altérés et un pied souple, qui foulera amoureusement, fabriquant une ivresse nouvelle.
Ce sont de vieilles bouteilles, pleines d'un vin qui pique fort le palais, que nous avons voulu resservir à la table du lecteur.
Il était, autrefois, d'antiques pressoirs où des ancêtres obstinés remisaient leurs expérience, une manière à eux de penser et les savoirs acquis au fil des âges, et d'où s'écoulait une drôle de mixture qui rendait les héros tapageurs, et leurs Dames inaccessibles.
Dans chaque partie du monde, la poésie épique a ainsi fait surgir, de tous les sols, des foules de personnages mythiques, qui peuplent - depuis quelle aube ? - l'envers de nos décors familiers. Sur la même terre que la nôtre, mais plus chaleureuse, plus intime, sont apparues, à jamais vives et terriblement agitées, des tribus entières de preux inoubliables, confrontés à d'épouvantables monstres, et à des armées d'ennemis irréductibles.
A l’extrémité occidentale de l'Europe, tout ce personnel légendaire a pris corps, durant la longue jeunesse multiforme de notre Moyen Âge, dans les chansons de geste, qui sont des épopées en vers, rédigées en langue romane (français, espagnol, italien, occitan), dans lesquelles un peuple d'élus - les Francs - doit faire face à toutes sortes d'adversaires extérieurs, et au bouillonnement de ses propres agressivités et de ses propres orgueils.
Les poètes de ces temps se saisissaient de leur réalité pour y verser le breuvage mythique. Et ainsi les héros se confondirent avec la peuplade historique qui porte leur nom, mirent à leur tête les rois de ses annales, et tombèrent face à ses ennemis.
Du XIe au XVIe siècle, l'épopée subit sous nos latitudes une longue vinification, qui assembla ses personnages autour de l'empereur Charlemagne, pivot mythique d'un monde soudé par la défense du christianisme, devenu consubstantiel à la nation franque, et la lutte contre tout élément excentrique, confondu avec la part du diable.
Plus encore que les Francs, les Sarrasins de la chanson de geste n'ont de sarrasin que le nom. Pour le reste, ils se prosternent devant des idoles, sont polythéistes, et ne servent que les démons, dont ils sont les esclaves. Un Romain de l'Antiquité, un Saxon ou un Norvégien peuvent être aussi sarrasins qu'un Arabe ou un Persan. Ce qui est en jeu n'est que le Sort dévolu aux preux par des Puissances supérieures, dans un monde qui est la partie rêvée du nôtre, chargée de sens et de jeunesse, à perpétuité.
Guidés par quelques vieilles chansons, quelques beaux textes que d'aucuns reconnaîtront, s'ils ont la curiosité de fourgonner dans le vaste foyer médiéval, nous avons simplement désiré souffler le plus délicatement possible sur la braise mythique qui s'y trouve toujours.
En sont sorties tout équipées (à l'image de celle-là qui, dit-on, creva la calotte crânienne de son père pour en jaillir armée de pied en cap) des légions de personnages aux raisons insondables, saisis de passions insatiables et aux manières abruptes, qui ont éveillé à leur suite un univers où tout - arbres, montagnes, forteresses, forêts, vent - répond à leurs émotions crues et à la violence qu'elles suscitent."
Guillaume Issartel ne sera sans doute jamais un écrivain prolifique. Je serais tenté de dire que c'est dommage, mais un tel choix de mot serait malavisé. Sa maigre production littéraire résulte de ses qualités humaines, qui me font défaut. Il fait partie de ces gens qui semblent rayonner d'un soleil intérieur. Il n'a pas le temps d'écrire, car sa vie est pleine à ras bord de gens aimants et d'activités belles et fécondes. Moi, en revanche, j'ai le loisir de passer mes soirées à écrire des livres sans lecteurs ou, plus vain encore, des billets de blog. C'est que je suis plus terne et moins vivant que lui. Mais je suis fortuné de le connaître. La mère de Perceval, dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, lui recommande de rechercher la compagnie des prudhommes. Ce qu'il y a de merveilleux avec ces gens dont la généreuse humanité réchauffe autour d'eux, c'est qu'à leur contact, on s'humanise.