Dans le billet précédent, nous avons vu les armoiries de Roland se stabiliser, dans l'iconographie comme dans les textes, sous une forme simple : d'or au lion de gueules. Ces éléments resteront inscrits dans le blason du héros jusqu'à la fin du Moyen Âge. Toutefois, si nous examinons les œuvres picturales du XIVème et du XVème siècle, nous verrons qu'un élément supplémentaire vient souvent s'y ajouter.
Nous le trouvons sur l'effigie de Roland qui orne l'une des châsses abritant, à Aix-la-Chapelle, les reliques de saint Charlemagne, depuis le milieu du XIVème siècle. Le héros et son ami Olivier sont représentés en pied, tout en armes, et leurs écus armoriés sont nettement visibles :
Comme vous pouvez le constater sur les images ci-dessus, le champ d'or de l'écu de Roland est désormais entouré d'une bordure noire dentelée. En termes héraldiques, Roland porte ici d'or au lion de gueules à l'engrêlure de sable.
Il ne s'agit pas d'un exemple isolé. Nous pouvons nous en convaincre en consultant divers armoriaux de la fin du Moyen Âge où le blason de Charlemagne est suivi par ceux des douze pairs :
Il s'agit d'une variante largement répandue, qui coexiste avec la représentation, plus simple, des armoiries rolandiennes d'or au lion de gueules.
Or il y a dans ces deux versions quelque chose de troublant. Selon l'héraldiste Michel Pastoureau, c'est la simplicité qui, dans le monde du blason, est synonyme de noblesse et de beauté. Ajouter un élément à un blason, en termes héraldiques, c'est le briser, et l'on parle de brisures pour désigner les pièces ainsi ajoutées. C'est ce que font les fils, les cadets de famille et éventuellement les bâtards pour distinguer leurs armoiries de celles que seul le chef d'armes du lignage à le droit de porter plaines, c'est à dire intactes, sans brisures. Ainsi, plus un blason est simple, plus son porteur est élevé dans la hiérarchie lignagère. A l'inverse, et sauf exceptions, plus un blason est surchargé, moins son porteur est noble. Un blason d'or au lion de gueules à l'engrêlure de sable est donc moins beau et moins noble qu'un blason d'or au lion de gueules.
On peut se demander pourquoi cet ajout. On peut se demander si c'est bien un ajout. Un héraut a-t-il un jour eu l'idée d'ajouter une engrêlure de sable à un blason rolandien originel qui en était dépourvu ? Ou, au contraire, le blason de Roland fut-il orné d'une engrêlure de sable avant qu'un héraut, voulant le simplifier et donc l'ennoblir, ne retranche cet élément ?
Disons-le franchement : je suis incapable de répondre à cette question. Je doute que quiconque le puisse avec certitude. J'ignore laquelle de ces deux variantes des armoiries de Roland est la plus ancienne, et sur l'histoire de ce blason double, je ne peux formuler que des conjectures.
Toutefois, nous pouvons apporter un ce dossier une pièce intéressante : un texte littéraire tardif, l'Histoire des seigneurs de Gavre, écrit en 1456 à la gloire d'une famille noble d'origine flamande, la Maison de Gavre, dont les armoiries se trouvent avoir été d'or au lion de gueules à l'engrêlure de sable.
Le texte s'ouvre par une légende fondatrice comme les familles nobles du Moyen Âge en sont friandes : au cours des guerres de Charlemagne en Espagne, Roland aurait eu pour compagnon un ancêtre des seigneurs de Gavre, un preux chevalier du nom de Guillaume. Lors des combats pour prendre la ville (plus ou moins mythique) de Luserne, ce Guillaume aurait perdu son écu en affrontant les Sarrasins. Roland, heureux de retrouver, après la bataille, ce brave compagnon qu'il avait un moment cru mort, lui offre, pour compenser cette perte, de porter son propre blason, avec une petite restriction. Mais laissons la parole à Roland lui-même :
"- Guillame, ce dist Rolans, des maintenant et a tousjours voel que portés et ayés mes armes, excepté que autour de l'escu mettés en différence une endenture de sable, et pareillement ceux qui de vous dessenderont."
Si nous en croyons le texte, les choses sont donc parfaitement claires : les armoiries de Roland sont d'or au lion de gueules, et il concède au seigneur de Gavre et à ses descendants le droit de les porter, à condition qu'ils y ajoutent une brisure : la fameuse engrêlure (ou ici, endenture, mais il s'agit d'un synonyme) de sable. Pourtant, dans les faits, force nous est d'admettre que l'iconographie ne se conforme pas à ces données simples, et que les armoiries de Roland se voient chargées de l'engrêlure, cette engrêlure qui, d'après le récit, devrait n'appartenir qu'à la maison de Gavre.
L'Histoire des seigneurs de Gavre expédie ensuite promptement son ancêtre fondateur, en faisant mourir Guillaume à Roncevaux, aux côtés de Roland et Olivier. Aucun lignage médiéval ne pouvait se rêver plus prestigieuses origines : avoir reçu ses armoiries de Roland, et les tenir en héritage d'un des vaillants tombés à Roncevaux !
Mais cela n'éclaircit pas notre petit problème d'héraldique imaginaire. Au contraire, les choses se compliquent ! Les armoiries fictives de Roland et celles, réelles, de la Maison de Gavre, se sont-elles formées indépendamment les unes des autres ? Ou bien les Gavre ont-ils adopté les armoiries rolandiennes pour rehausser leur prestige ? Ou, au contraire, la légende (tardivement attestée mais ayant peut-être existé, au moins sous forme orale, depuis une plus haute époque) de Guillaume de Gavre s'est-elle formée à haute époque, dotant du même coup Roland de ses armoiries fictives par soustraction de l'engrêlure ?
Bien malin qui saurait le dire !
Tout ce que l'on peut assurer avec certitude, me semble-t-il, c'est qu'à une date indéterminée il y eut rencontre, et interaction, entre la légende épique de Roland, la légende lignagère des Gavre, et les blasons qu'on attribuait à ces personnages...
Si l'on excepte quelques occurrences isolées d'armoiries divergentes figurant dans de rares manuscrits, l'écu d'or au lion de gueules, avec ou sans engrêlure de sable, restera en France celui de Roland, tant que durera la popularité du personnage.
Mais nous verrons, dans un prochain et dernier billet, qu'en Italie, il en va autrement...