lundi 25 mai 2020

Les armoiries de Roland (3/4) : l'engrêlure de sable et la Maison de Gavre

Dans le billet précédent, nous avons vu les armoiries de Roland se stabiliser, dans l'iconographie comme dans les textes, sous une forme simple : d'or au lion de gueules. Ces éléments resteront inscrits dans le blason du héros jusqu'à la fin du Moyen Âge. Toutefois, si nous examinons les œuvres picturales du XIVème et du XVème siècle, nous verrons qu'un élément supplémentaire vient souvent s'y ajouter. 

Nous le trouvons sur l'effigie de Roland qui orne l'une des châsses abritant, à Aix-la-Chapelle, les reliques de saint Charlemagne, depuis le milieu du XIVème siècle. Le héros et son ami Olivier sont représentés en pied, tout en armes, et leurs écus armoriés sont nettement visibles :





Comme vous pouvez le constater sur les images ci-dessus, le champ d'or de l'écu de Roland est désormais entouré d'une bordure noire dentelée. En termes héraldiques, Roland porte ici d'or au lion de gueules à l'engrêlure de sable.

Il ne s'agit pas d'un exemple isolé. Nous pouvons nous en convaincre en consultant divers armoriaux de la fin du Moyen Âge où le blason de Charlemagne est suivi par ceux des douze pairs



Il s'agit d'une variante largement répandue, qui coexiste avec la représentation, plus simple, des armoiries rolandiennes d'or au lion de gueules.  

Or il y a dans ces deux versions quelque chose de troublant. Selon l'héraldiste Michel Pastoureau, c'est la simplicité qui, dans le monde du blason, est synonyme de noblesse et de beauté. Ajouter un élément à un blason, en termes héraldiques, c'est le briser, et l'on parle de brisures pour désigner les pièces ainsi ajoutées. C'est ce que font les fils, les cadets de famille et éventuellement les bâtards pour distinguer leurs armoiries de celles que seul le chef d'armes du lignage à le droit de porter plaines, c'est à dire intactes, sans brisures. Ainsi, plus un blason est simple, plus son porteur est élevé dans la hiérarchie lignagère. A l'inverse, et sauf exceptions, plus un blason est surchargé, moins son porteur est noble. Un blason d'or au lion de gueules à l'engrêlure de sable est donc moins beau et moins noble qu'un blason d'or au lion de gueules

On peut se demander pourquoi cet ajout. On peut se demander si c'est bien un ajout. Un héraut a-t-il un jour eu l'idée d'ajouter une engrêlure de sable à un blason rolandien originel qui en était dépourvu ? Ou, au contraire, le blason de Roland fut-il orné d'une engrêlure de sable avant qu'un héraut, voulant le simplifier et donc l'ennoblir, ne retranche cet élément ?

Disons-le franchement : je suis incapable de répondre à cette question. Je doute que quiconque le puisse avec certitude. J'ignore laquelle de ces deux variantes des armoiries de Roland est la plus ancienne, et sur l'histoire de ce blason double, je ne peux formuler que des conjectures.

Toutefois, nous pouvons apporter un ce dossier une pièce intéressante : un texte littéraire tardif, l'Histoire des seigneurs de Gavre, écrit en 1456 à la gloire d'une famille noble d'origine flamande, la Maison de Gavre, dont les armoiries se trouvent avoir été d'or au lion de gueules à l'engrêlure de sable

Le texte s'ouvre par une légende fondatrice comme les familles nobles du Moyen Âge en sont friandes : au cours des guerres de Charlemagne en Espagne, Roland aurait eu pour compagnon un ancêtre des seigneurs de Gavre, un preux chevalier du nom de Guillaume. Lors des combats pour prendre la ville (plus ou moins mythique) de Luserne, ce Guillaume aurait perdu son écu en affrontant les Sarrasins. Roland, heureux de retrouver, après la bataille, ce brave compagnon qu'il avait un moment cru mort, lui offre, pour compenser cette perte, de porter son propre blason, avec une petite restriction. Mais laissons la parole à Roland lui-même :

"- Guillame, ce dist Rolans, des maintenant et a tousjours voel que portés et ayés mes armes, excepté que autour de l'escu mettés en différence une endenture de sable, et pareillement ceux qui de vous dessenderont."

Si nous en croyons le texte, les choses sont donc parfaitement claires : les armoiries de Roland sont d'or au lion de gueules, et il concède au seigneur de Gavre et à ses descendants le droit de les porter, à condition qu'ils y ajoutent une brisure : la fameuse engrêlure (ou ici, endenture, mais il s'agit d'un synonyme) de sable. Pourtant, dans les faits, force nous est d'admettre que l'iconographie ne se conforme pas à ces données simples, et que les armoiries de Roland se voient chargées de l'engrêlure, cette engrêlure qui, d'après le récit, devrait n'appartenir qu'à la maison de Gavre.

L'Histoire des seigneurs de Gavre expédie ensuite promptement son ancêtre fondateur, en faisant mourir Guillaume à Roncevaux, aux côtés de Roland et Olivier. Aucun lignage médiéval ne pouvait se rêver plus prestigieuses origines : avoir reçu ses armoiries de Roland, et les tenir en héritage d'un des vaillants tombés à Roncevaux !

Mais cela n'éclaircit pas notre petit problème d'héraldique imaginaire. Au contraire, les choses se compliquent ! Les armoiries fictives de Roland et celles, réelles, de la Maison de Gavre, se sont-elles formées indépendamment les unes des autres ? Ou bien les Gavre ont-ils adopté les armoiries rolandiennes pour rehausser leur prestige ? Ou, au contraire, la légende (tardivement attestée mais ayant peut-être existé, au moins sous forme orale, depuis une plus haute époque) de Guillaume de Gavre s'est-elle formée à haute époque, dotant du même coup Roland de ses armoiries fictives par soustraction de l'engrêlure ?

Bien malin qui saurait le dire !

Tout ce que l'on peut assurer avec certitude, me semble-t-il, c'est qu'à une date indéterminée il y eut rencontre, et interaction, entre la légende épique de Roland, la légende lignagère des Gavre, et les blasons qu'on attribuait à ces personnages...

Si l'on excepte quelques occurrences isolées d'armoiries divergentes figurant dans de rares manuscrits, l'écu d'or au lion de gueules, avec ou sans engrêlure de sable, restera en France celui de Roland, tant que durera la popularité du personnage.

Mais nous verrons, dans un prochain et dernier billet, qu'en Italie, il en va autrement...

dimanche 10 mai 2020

Les armoiries de Roland (2/4) : d'or au lion de gueules

Pour ceux de mes lecteurs qui se seraient inquiétés de mon long silence, je dirai simplement que le coronavirus n'a pas eu raison de moi, mais que le confinement s'est avéré, en ce qui me concerne, une période très peu propice à la rédaction de billets de blog. Puisqu'à présent nous en sortons, je voudrais fêter ce relatif retour à la normale en vous offrant la suite, depuis longtemps promise, de la série de textes que j'ai voulu consacrer aux armoiries de Roland.

Suite aux tâtonnements que j'ai évoqués dans le précédent billet de cette série, le blason fictif de Roland finit par prendre une forme stable et presque définitive, sans doute au début du XIVème siècle ou à la toute fin du XIIIème. Un manuscrit (ms. 5075 de la bibliothèque de l'Arsenal) renfermant une mise en prose tardive de la chanson de Renaud de Montauban (ou des Quatre Fils Aymon) nous permet de l'admirer :



Comme vous pouvez le voir, Roland porte désormais des armoiries d'or au lion de gueules. L'enluminure illustre un épisode précis de la légende des fils d'Aymon. La scène est à Laon. Le traître Ripeu, membre du lignage de Ganelon, a proféré d'infamantes calomnies contre Yvon, le jeune fils de Renaud, récemment fait chevalier. Pour laver son honneur, Yvon a résolu d'affronter en champ clos les quatre champions du parti de Ripeu. Or le jeune homme est un protégé de Roland, qui l'a patronné lors de son entrée dans l'ordre  chevaleresque. Pour faire honneur à Yvon, le neveu de Charlemagne lui prêtera donc son propre écu, qu'il portera lors de son affrontement avec les quatre traîtres. Au moment de lui remettre le précieux bouclier, Roland, pour inciter Yvon à la prouesse, lui fait un un petit discours de motivation, au cours duquel il lui expose la signification symbolique de ses armes, et l'invite à s'en montrer digne. Citons, d'après le texte de la chanson de geste, cette héroïque exhortation :

"Et si deffens mes armes, Yvon, par amisté,
Voy cel lyon vermeil en cel escu doré ;
Quant en bataille suis, et je l'y ay porté,
Pour mieux valoir les ay en mon cuer figuré :
Ly escus d'or demonstre richesse et nobleté,
Et li lions aussi forche et grande fierté ;
C'est ainsi que tu dois respandre sans pité
Le sanc tes anemis au branc d'achier lettré !"
Dont li a le viziere un petit soubslevé,
Si le pris par le levre, si fort li a tyré
Pour petit qu'il n'en a le cler sanc amené.
"Souviengne toy de moy !", dist Roland l'aduré.
Dont se party de la, a Dieu l'a commandé.

On notera en passant le geste pittoresque par lequel Roland cherche à graver sa leçon de bravoure dans l'esprit de son élève, en lui tirant la lèvre pour lui faire mal : de telles méthodes éducatives étaient réellement usitées au moyen âge ; il s'agit en somme d'un procédé mnémotechnique, tirant partie de l'association qui se forme, dans la mémoire de l'apprenti, entre la douleur subie et l'enseignement reçu, de manière à garantir cet enseignement de tout oubli futur.

Selon les dires de Roland lui-même, donc, l'or de l'écu symbolise richesse et noblesse, le lion de gueules force et fierté. Le paladin explique que, lorsqu'il a à combattre, il se représente mentalement ses armoiries pour mieux valoir, c'est-à-dire pour se montrer digne des vertus guerrières que proclame son blason. Rien que de très limpide dans ces armes d'or au lion de gueules, qui conviennent à merveille à ce héros épique par excellence qu'est Roland. Le lion s'imposait, quant à l'association de couleurs que forment l'or et le gueules, elle coule de source pour ainsi dire, et si une fameuse collection de livres pour garçons, la Bibliothèque Rouge et Or, arborait les mêmes, ce n'est pas un hasard. Les choses auraient pu en rester là.

Mais nous verrons dans un prochain billet que ce blason d'une élégante simplicité a connu des  variantes, liées à l'histoire d'une famille noble qui fut de quelque importance : la maison de Gavre.