samedi 15 février 2020

Les armoiries de Charlemagne

L'envie me démange depuis un certain temps de consacrer une série de billets aux blasons que la tradition prête à nos principaux héros de chansons de geste.

A tout seigneur tout honneur, commençons par Charlemagne.

Mais avant toute autre chose, écartons d'emblée un possible malentendu : il est bien évident que toutes les armoiries que je m'apprête à évoquer relèvent de ce que Michel Pastoureau appelle l'héraldique imaginaire, c'est à dire la propension qu'avaient les hommes du Moyen Âge à conférer, a posteriori, des armoiries fictives à des personnages ayant vécu avant l'apparition de l'héraldique, ou même n'ayant jamais réellement existé : personnages bibliques, héros mythologiques de l'Antiquité, chevaliers de la Table ronde, paladins de chansons de geste, etc. 

Historiquement, l'héraldique n'est apparue en Occident qu'au XIIème siècle. Il est donc bien évident que Charlemagne - le Charlemagne réel, celui des historiens - n'a pas pu posséder d'armoiries véritables, et qu'il en va de même de ses compagnons. Peut-être s'est-il entouré, de son vivant, d'emblèmes royaux et de symboles de pouvoir que l'on pourrait qualifier de proto-héraldiques. Une telle supposition n'aurait rien d'extravagant. On sait que la fleur de lys, par exemple, faisait déjà partie des attributs royaux avant d'être incorporée au blason de nos rois Capétiens : on la trouvait à l’extrémité de certains sceptres, ainsi que sur certains sceaux. Quant à Charlemagne, si nous en croyons le témoignage, datant du IXème siècle, du chroniqueur Notker de Saint-Gall, il arborait déjà, pour les grandes occasions, un majestueux costume bleu (ou blanc) auquel se trouvaient associées des fleurs d'or, ce qui ne peut manquer de nous rappeler le blason des Capétiens :

"Le vêtement que les Francs mettaient en dernier par-dessus tous les autres, était un manteau blanc ou bleu de saphir, à quatre coins, double, et tellement taillé que, quand on le mettait sur ses épaules il tombait par devant et par derrière jusqu'aux pieds, tandis que des côtés il venait à peine aux genoux. Dans la main droite se portait un bâton de pommier, remarquable par des nœuds symétriques, droit, terrible, avec une pomme d'or ou d'argent, enrichie de belles ciselures. 

Pour moi naturellement paresseux, et plus lent qu'une tortue, comme je ne venais jamais en France, ce fut dans le monastère de Saint-Gall que je vis le chef des Francs revêtu de cet habit éclatant. Deux rameaux de fleurs d'or partaient de ses cuisses ; le premier égalait en hauteur celle du héros, le second croissant peu à peu décorait glorieusement le sommet du tronc, et s'élevant au dessus le couvrait tout entier."

Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France, "Faits et gestes de Charles-le-Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall", M. Guizot, Paris, 1824.

Toutefois le témoignage de Notker est quelque peu sujet à caution (on pense qu'il ne parle en fait de Charlemagne que par ouï-dire, et ne l'a jamais rencontré), et en tout état de cause, le costume qu'il décrit, certes royal, ne peut en aucun cas être interprété comme le port d'armoiries à proprement parler. Redisons-le donc une bonne fois pour toute, avant qu'un cuistre ne vienne nous reprocher de n'avoir pas été suffisamment clair à ce sujet (car la chose m'est déjà arrivée) : historiquement, Charlemagne n'avait pas de blason.

Voilà. Ceci posé, et maintenant que nous nous sommes débarrassés du personnage historique, nous sommes libres, je crois, de nous intéresser au personnage mythique : le Charlemagne de nos légendes et de nos chansons de geste. Lui, il a des armoiries, qui comptent parmi les plus stables, les plus abondamment représentées, et les plus intéressantes, qu'on trouve dans le domaine de l'héraldique imaginaire.

La première mention écrite des armoiries de Charlemagne se trouve dans Les Enfances Ogier, une chanson de geste datant des dernières décennies du XIIIème siècle, que nous devons au ménestrel Adenet Le Roi, poète de cour, proche de l'entourage des rois de France, et également auteur du poème Berte aus grans piés (la principale source de mon premier livre, soit dit en passant...). Adenet était féru d'héraldique et se plaisait à décrire les blasons des personnages de ses oeuvres. Il est donc très possible (mais pas absolument certain) qu'il soit l'inventeur de celui qu'il attribue à Charlemagne ; quoiqu'il en soit, ce blason connut un large et durable succès, puisqu'il se trouve constamment associé à l'empereur à la barbe fleurie, dans l'iconographie comme dans la littérature, jusqu'à la fin du Moyen Âge et même au-delà. Cette description, qui nous dépeint Charlemagne au début d'une bataille, vaut donc la peine d'être citée in extenso :

"El roi Charlon ot chevalier adroit,
Loiaus et sages et biaus et preus estoit,
Ne sèvent pas, ce croi, tout orendroit
De queles armes li bon roi s'adouboit,
Pour ce me plaist que devisé vous soit.
Armes parties d'or et d'azur portoit,
Dedans l'azur flours de lis d'or avoit
Et de mi aigle noire sor l'or seoit,
Qui moult très bel et bien y avenoit ;
Cheval ot tel que à lui aferoit.
Bien ert avis au samblant qu'il faisoit
K'as coups douner pas ne s'oublieroit ;
Bel et à droit sa gent amonestoit
De faire ce k'au jour apartenoit."

Les enfances Ogier par Adenés li Rois. Poëme publié pour la première fois d'après un manuscrit de la Bibliothèque de l'Arsenal par M. Aug. Scheler, Bruxelles, Closson et Muquardt, 1874.

Ce que nous pourrions traduire par :

"Le roi Charles était habile aux armes, loyal et sage, beau et valeureux. De nos jours, je crois qu'on ignore souvent de quelles armes il se revêtait, c'est pourquoi il me plaît de vous les décrire. Il portait des armoiries parties d'or et d'azur, des fleurs  de lys d'or sur l'azur et une demi-aigle noire sur l'or, qui lui convenaient à merveille, et montait un cheval digne de lui. On voyait bien à sa contenance qu'il ne ménagerait pas ses coups dans le combat ; il haranguait énergiquement son armée pour qu'elle se montre à la hauteur de la situation."

Les armoiries de Charlemagne combinent donc celles des rois de France (d'azur semé de fleurs de lys d'or) avec celles du Saint-Empire germanique (d'or à l'aigle de sable). C'est que, pour nos ancêtres, Charlemagne est à la fois roi de France et empereur de Rome : il porte donc des armoiries doubles, des armes parties en langage héraldique, qui expriment cette double qualité. Les représentations iconographiques de ces armoiries sont pléthore au Moyen Âge, et même durant la Renaissance. Ci-dessous, vous pourrez en admirer quelques-unes. Nous nous retrouvons plus bas pour quelques commentaires.










Entre ces diverses représentations, vous constaterez certaines variantes. La manière dont les deux blasons sont associés peut changer : ils peuvent être simplement accolés l'un à l'autre selon le principe des armes parties, être arborés sur des supports différents (deux écus distincts, ou bien l'armure et le manteau, etc) ou combinés de manière plus complexe. Les fleurs de lys peuvent être semées en nombre indéfini ou réduites à trois, voire à une et demie. L'aigle de sable peut être peinte entière, ou coupée et réduite à une demi-aigle par la partition de l'écu. Dans tous les cas, il s'agit toujours de réunir les armes de France et d'Empire.

Notons que, si Charlemagne peut porter les armes d'azur fleurdelisées, c'est qu'il est censé, au yeux de nos ancêtres, les avoir héritées de Clovis, son prédécesseur, qui, d'après la légende, les aurait reçues miraculeusement du Ciel (j'en avais d'ailleurs déjà parlé...).  Quant à l'aigle de sable sur champ d'or, c'est suite à son couronnement impérial que Charlemagne à le droit de l'arborer : il s'agit, pour les hommes du Moyen Âge, et d'après le fameux thème iconographique des Neuf Preux, du blason de Jules César en personne ; de fait l'aigle noire vient effectivement en droite ligne de celle qui (évidemment sans être un blason à proprement parler) servait d'enseigne aux armées romaines de l'Antiquité.

Enfin, signalons pour finir qu'il arrive que les deux blasons soient dissociés, et que Charlemagne, sur telle ou telle représentation, peut ne porter que les armes de France, ou bien encore (mais plus rarement de notre côté du Rhin) les seules armes d'Empire. Car pour nos ancêtres, Charlemagne est certes, par réminiscence érudite, l'empereur des Romains, des Bavarois et des Allemands, mais il leur apparaît surtout comme roi de France. Pour citer de nouveau un vers d'Adenet Le Roi, il est  le roi Charlon, où douce France apent. A ce titre, il est fréquemment représenté par nos imagiers revêtu des seules armes de France (ce qui, après tout, est logique si la scène figurée se déroule avant son accession à la dignité impériale). Et ces images ne sont pas les moins belles.





Dans un prochain billet, nous parlerons des armoiries de Roland.

dimanche 2 février 2020

Exposition des dessins originaux du Chevalier au Cygne

Du 4 février au 30 mars prochain, mon compère Nicolas Doucet exposera les dessins originaux du Chevalier au Cygne à la librairie Ciel Rouge, à Dijon. Si vous êtes dans le coin, n'hésitez pas à aller les admirer !


samedi 1 février 2020

Christopher Tolkien est mort

Il est rare que le décès d'une personnalité m'afflige, mais apprendre fortuitement la mort de Christopher Tolkien, qui s'est éteint le 16 janvier dernier, m'a porté un coup au cœur.



Christopher était le fils du grand écrivain britannique, J.R.R. Tolkien. C'était aussi, en quelque sorte, le continuateur de son oeuvre, car Tolkien est mort en laissant maints textes inachevés, et une masse énorme d'écrits posthumes, dont certains comptent parmi les plus beaux et les plus passionnants qu'on doive à sa plume. Il avait laissé la tâche de les mettre en forme, en vue de leur publication, à son fils Christopher, seul à pouvoir s'acquitter d'une telle mission, car il connaissait mieux que personne l'oeuvre de son père, ayant assisté à son élaboration au fil des ans (il avait d'ailleurs apporté à cette oeuvre sa contribution, dès avant la mort de son père, en dessinant des cartes, ou en recopiant au propre les brouillons de ce génie désordonné qu'était J.R.R. Tolkien...).

Christopher Tolkien s'est attelé à ce travail de titan avec un zèle, une piété filiale et une compétence qui forcent l'admiration. On peut dire sans exagération qu'il lui a consacré sa vie. On lui doit, entre autres herculéens travaux, l'édition du Silmarillon, prodigieuse mythologie qui constitue le fondement de toute l'oeuvre de son père, mais aussi des douze tomes colossaux de l'Histoire de la Terre du Milieu, qui nous donnent à voir la genèse compliquée, au fil des décennies, d'un univers littéraire si vaste et si grandiose qu'on en reste pantois.

Comme son père, Christopher était un érudit doublé d'un artiste, un homme fin, intelligent et cultivé, dont les commentaires lumineux éclairent à merveille l'oeuvre qu'il édite, et constituent, pour les joyaux que sont les écrits posthumes de Tolkien, le plus bel écrin qui se puisse imaginer. On le voit particulièrement bien, me semble-t-il, dans un livre qui n'est pas l'un des plus connus mais qui mériterait de l'être davantage, La Chute d'Arthur, où Christopher édite et commente un poème inachevé, consacré par son père à la figure mythique du roi breton : le fils se tire brillamment de l'exercice, démontrant non seulement une compréhension profonde de l'oeuvre du père, mais aussi une connaissance fine de la littérature arthurienne médiévale. Et, dans La Légende de Sigurd & Gudrun, il évolue avec la même aisance dans le domaine des mythes nordiques. 

Entendons-nous bien : la glose dont on entoure les œuvres littéraires est trop souvent fastidieuse et inutile, mais avec Christopher Tolkien, ce n'est jamais le cas : l'apparat critique dont il adorne les écrits de son père est toujours réellement intéressant, et bien souvent nous livre le sésame sans lequel des pans de l'oeuvre nous resteraient hermétiques.

Pour toutes ces raisons, il me semble que Christopher mérite d'être considéré, non comme un simple éditeur, mais comme le véritable co-auteur d'une oeuvre littéraire écrite à quatre mains.

Or, cette oeuvre est celle dont je me suis le plus nourri, et celle qui m'a le plus façonné. Même Lewis et Chesterton, les deux autres auteurs importants pour moi, n'arrivent que loin derrière dans mon panthéon littéraire personnel. Je me sens à l'égard des Tolkien, père et fils, une dette immense, que je ne pourrai bien sûr jamais payer. 

Souventefois, ces années passées, j'ai songé à envoyer mes livres, accompagnés de mes salutations respectueuses, à l'éditeur français des ouvrages de Christopher, dans l'espoir qu'il puisse les lui réexpédier : c'eût été une manière de m'acquitter symboliquement de cette dette, puisque somme toute c'est la lecture de Tolkien qui m'a donné le goût des légendes anciennes et l'envie d'en réécrire. Mais je n'ai jamais osé passer à l'acte. De toute façon, le guerredon n'eût pas été à la hauteur du don, et penser que Christopher, lui qui a consacré jusqu'à la fin  de sa vie toutes ses forces et le plus clair de son temps à mettre en lumière les écrits de son père, aurait pu en distraire la moindre miette pour lire les livres d'un médiocre épigone tel que moi, eût été pure outrecuidance de ma part : s'il l'avait fait, ç'aurait été du gâchis. 

Je demeure donc à jamais débiteur insolvable. A Christopher Tolkien, je ne puis rendre qu'un insuffisant, mais très sincère hommage.