dimanche 26 janvier 2020

Charlemagne, Lampião et autres bandits

Aux lecteurs français désireux de s'initier à la littérature de cordel, mais ne lisant pas le portugais, il est possible d'en découvrir un échantillon grâce au charmant florilège que voici :


Ce recueil, bellement présenté et traduit, rassemble en effet la matière d'une dizaine de livrets de cordel. Ce sont, pour la plupart, de brefs récits, que nous comparerions à des contes ou à des nouvelles, si leur forme versifiée ne les apparentait à de petites épopées ; plusieurs de ces récits sont d'ailleurs épiques, voire mythologiques, par leurs sujets. Les traducteurs ont eu à cœur de restituer les vers des textes originaux et se sont, je crois, plutôt bien acquittés de l'exercice : ils nous livrent de chantantes petites strophes, composées de vers brefs et primesautiers (souvent des heptasyllabes).

Nous trouverons donc dans ce livre, pèle-mêle :

Un délicieux poème introductif, Dans la mallette du vendeur, évoquant les conditions de circulation de la littérature de colportage, et en célébrant l'étincelante variété : on se croirait transporté sur un marché populaire du Nordeste, et interpellé par des colporteurs avides de nous vendre leurs livrets.

Le récit, sur le mode épique, de la vie de Virgulino Ferreira da Silva, dit Lampião (prononcez "Lampian" et comprenez "Lanterne"), un personnage historique qui fut cangaçeiro ou bandit d'honneur : en somme ce fut un hors-la-loi (un peu malgré lui si nous en croyons l'histoire) sympathique et aimé du petit peuple, qui voyait en lui son champion. On peut le comparer à nos Cartouche et Mandrin.

Suit l'histoire du roi Zumbi, esclave noir en fuite qui devint l'un des principaux chefs d'une enclave de résistance des nègres marrons, le royaume de Palmarès. Ce récit est donc une véritable épopée, célébrant l'esprit de liberté et le courage héroïque des esclaves rebelles. Las, comme celle de Lampião, l'histoire du roi Zumbi s'achève tragiquement...

Je m'attarderai moins sur les divers contes animaliers, d'ailleurs pleins de poésie, de fantaisie et d'humour, dont la sagesse malicieuse nous rappelle le Roman de Renart ou les Fables de La Fontaine, mais où se déploie la faune colorée du Brésil. Nous y croisons aussi un esprit des bois du folklore brésilien, du nom de Saci... Un autre chapitre nous dépeint une sorte de pays de Cocagne brésilien, description dans laquelle la verve du poète peut se donner libre cours.

L'amateur de chansons de geste se retrouve en pays de connaissance lorsqu'il parvient à l'une des sections les plus intéressantes du livre : celle qui rassemble une quinzaine de xylogravures représentant Charlemagne. En effet, la littérature de cordel est souvent illustrée de xylogravures, naïves et pourtant pleines de charme, qui rappellent les bois grossiers de notre défunte Bibliothèque bleue. Celles que l'on a rassemblées dans ce volume, autour du thème de l'empereur à la barbe fleurie, sont superbes ! Elles attestent à merveille de la place que tient ce Charlemagne, empereur du Brésil, dans l'imaginaire du pays. Du reste, certaines de ces images - où l'on voit Charles en pied, couronne impériale au chef, l'épée dressée à la main, ou encore assis, la main posée sur un évangéliaire, quand ce n'est pas à cheval, armé en chevalier et brandissant une lance où flotte une bannière frappée d'une croix, sous les rayons d'un soleil radieux - me rappellent vivement certaines enluminures de nos manuscrits épiques, telles que vous pouvez en contempler, dispersées sur les pages de ce blog.

S'ensuit le récit d'une légende relative à Charlemagne et bien connue en Europe : l'histoire de Charlemagne et la Reine morte. Cet étrange récit parle d'une épouse de Charlemagne pour laquelle l'empereur aurait conçu une passion folle, démesurée, et même prolongée au-delà de toute raison, malgré la mort de l'impératrice, du fait d'un sortilège... Histoire bien connue, disais-je, contée par Pétrarque et notamment reprise par Italo Calvino dans l'une de ses nouvelles. Mais j'ai l'intention d'y consacrer un jour un billet complet, je ne m'attarde donc pas...

Le dernier récit du recueil, Roland et le lion, nous raconte une aventure à la fois chevaleresque et galante du paladin Roland, le célèbre neveu de l'empereur : pour approcher une princesse sarrasine dont il était épris, le preux se serait glissé dans une effigie de lion en or massif, articulée et creuse, et aurait fait en sorte que cet étrange objet, pouvant passer pour un automate, soit offert à la belle : on reconnaît le principe du cheval de Troie... Ce récit me semble purement brésilien : il ne constitue la reprise d'aucun poème médiéval français connu de moi. Mais on y reconnait parfaitement l'univers des chansons de geste : Charlemagne est présent, avec ses douze pairs qui, toujours prêts à en découdre avec les sarrasins, font montre du courage aventureux et même un peu fantasque qui les caractérise d'ordinaire ; quant aux sarrasins, au nombre desquels on trouve des géants aux noms sonores et fantaisistes, ils sont bien semblables à ceux de nos épopées : les Agoulant, Ferragus et autres Fierabras... Le fait que la belle princesse d'on s'éprend Roland soit appelée Angélique me donne à penser que l'influence, peut-être indirecte, du Roland amoureux de Boiardo et du Roland furieux de l'Arioste (poèmes où Roland est justement amoureux d'une princesse païenne du nom d'Angélique) a pu s'exercer sur l'oeuvre brésilienne.

Je ressors enchanté et ravi de la lecture de cette belle anthologie, que je ne saurais trop conseiller à quiconque s'intéresse aux chansons de geste, ou au Brésil, ou à la culture populaire... Je tiens à souligner que le choix des textes réunis me semble particulièrement heureux. Malgré leur diversité bigarrée, ils forment un ensemble harmonieux, se répondent et s'éclairent les uns les autres. Zumbi, esclave en fuite, n'en est pas moins, tout comme Charlemagne, un roi de légende ; Lampião, le brigand chevaleresque, contraint par l'injustice à la rébellion mais gardant au cœur l'amour de l'honneur et de la droiture, est une manière de paladin en qui les Quatre fils Aymon reconnaîtraient un frère ; Saci, l'esprit des bois, sympathiserait aisément, sous les voûtes de la jungle amazonienne ou de la forêt d'Ardenne, avec Bayard le cheval-fée ; malgré les siècles, les immensités d'espace et les différences de condition sociale, voire de couleur de peau, qui les séparent, tous ces personnages que le peuple se plait à célébrer par ses chants naïfs sont unis par les mêmes vertus : l'héroïsme et la noblesse de cœur, l'esprit d'audace, parfois la ruse, la générosité et la magnanimité...

Belle leçon.

dimanche 12 janvier 2020

Les Cavalhadas

Quaderna, le narrateur et protagoniste du somptueux roman La Pierre du Royaume d'Ariano Suassuna, est un homme aux multiples facettes. L'une d'entre elles, et non des moindres, est sa folle  passion pour les cavalhadas, ces festivités équestres brésiliennes, prenant place durant les fêtes religieuses et populaires, qui s'inspirent des récits de chevalerie venus en droite ligne de nos chansons de geste. Des récits toujours vivants de nos jours au Brésil, via la littérature de cordel et la poésie orale des cantadores. J'ai déjà traité de tout cela en détail dans mes précédents billets ; je ne m'attarderai donc pas.

Quaderna, poète-chevalier dans l'âme, est un participant enthousiaste des cavalhadas de son village, où il s'impose même comme un des principaux organisateurs de ces fêtes. Au chapitre XIII du roman, ou plutôt au folheto XIII, qui s'intitule Mes Douze Pairs de France, notre narrateur nous fait de ces cavalcades un tableau vivant et coloré qui, pour l'amateur de chansons de geste, s'avère passionnant et rappelle bien des souvenirs. Je vais donc vous en livrer quelques extraits, que je ferai suivre de quelques menus commentaires de mon cru.

"Une fois, après le marché, il y eut une Cavalcade, chose qui allait prendre une importance capitale dans ma vie. Il y avait là vingt-quatre cavaliers. Douze représentaient les Douze Pairs de France du Cordon Bleu et, les autres, les Douze Pairs de France du Cordon Rouge, mais en fait ceux-ci étaient les Maures. Il y avait donc un Roland du Bleu et un autre du Rouge, et les autres cavaliers s'appelaient Oliveiros, Guarim de Lorena, Gerardo de Mondifer, Gui de Borgonha, Ricarte de Normandia, Tietri de Sardanha, Urgel de Danoa, Bosin de Gênova, Hoel de Nantes, le Duc de Nemé et Lamberto de Bruxelas. Ah ! Monsieur le Corrégidor, vous ne pouvez pas imaginer l'enthousiasme royal qui me transporta lorsque les cavaliers défilèrent à cheval dans la rue, précédés de matinadores portant les bannières des deux cordons - l'une bleue et l'autre rouge. On m'expliqua que les Bleus et les Rouges allaient se disputer des trophées et que je devais me déclarer pour l'un des deux camps. [...] 

De toute façon, Monsieur le Corrégidor, tout cela m'aidait, peu à peu, à m'enorgueillir de toute la royauté et de la chevalerie de mes aïeux. Le monde, mon pauvre monde, rude, terne et pierreux, se transformait en un Royaume enchanté. Ma vie grise, laide et médiocre d'enfant sertanèje, réduit à la pauvreté et à la dépendance après la ruine de la fazenda de mon père, s'emplissait de galops, de couleurs et de bannières de Cavalcades, d'héroïsme et de chevalerie qui m'aideraient ensuite à accepter la dure et triste réalité quotidienne que cet environnement implacable m'offrait. C'est pour cela que, à l'âge adulte, je suis devenu le chef et l'organisateur de toutes les fêtes de ce genre, par ici. [...]

Si Votre Excellence avait pu voir, ce samedi-là, tous mes gens prêts pour la Cavalcade, vous auriez été transporté d'enthousiasme ! Les Bleus portaient des culottes bleues et un gilet de velours jaune qui tombait sur des bottes de cuir qui leur montaient jusqu'au genou. Ils avaient des éperons et de longs poignards, des casques de fer-blanc et, accrochée au cou, une cape bleue avec une croix jaune leur couvrait le dos. Les Rouges, quant à eux, étaient en rouge. Sur leur cape, au lieu d'une croix, il y avait six croissants de lune blancs."

La Pierre du Royaume, Ariano Suassuna, trad. par Idelette Muzart, Métaillé, 1998.




Après ces lignes, je serais sans bien inspiré de me taire, après vous avoir, tout au plus, conseillé de lire La Pierre du Royaume, et peut-être bien de visiter le Brésil.

Las, je suis, il me faut bien en convenir, un érudit ! Je n'en tire pas gloire, car en art, comme l'écrit Valéry, "l'érudition est une sorte de défaite". Mais enfin, puisque c'est ce que je suis, et puisque l'on ne peut donner que ce qu'on a, je vais tout de même vous infliger un peu d'érudition avant de vous quitter.

Tout d'abord, il y a bien sûr quelque chose d'incongru dans l'idée de Douze Pairs de France maures s'opposant aux Douze Pairs de France chrétiens, et d'un Roland bleu se mesurant à un Roland rouge. Cette bizarrerie nous donne à penser que les récits chevaleresques, en devenant l'objet de fêtes populaires, perdent un peu de leur cohérence. Mais l'idée n'est tout de même pas complètement dénuée de sens. Il me semble que l'on peut la faire remonter à la fameuse Chanson de Roland, dans laquelle Marsile, le roi de Saragosse, désigne douze champions, douze "pairs sarrasins", pour affronter les douze pairs de Charlemagne. Ces douze pairs sarrasins seront, pour la plupart, terrassés par leurs homologues français, au cours d'une série de combats singuliers, durant la première partie de la bataille de Roncevaux. Bien évidemment, dans la Chanson, les pairs de Marsile ne portent pas les mêmes noms que Roland et ses compagnons.

Quant aux noms des douze pairs de France, force nous est de constater qu'il ont subi quelques altérations en passant au Brésil. Mais ils demeurent reconnaissable et je me propose de vous les traduire. Ces noms, proviennent, pour la plupart, de la liste donnée par la chanson de Fierabras (XIIème siècle), et non pas de celle du Roland. Plusieurs d'entre eux sont ceux de héros épiques qui comptent parmi les plus célèbres de nos poèmes. Il s'agit donc de :

Oliveiros : Olivier, le sage et vaillant frère d'arme de Roland.
Guarim de Lorena : Garin le Lorrain (héros d'un groupe de chansons que l'on appelle la Geste des Lorrains, Garin est le chef et l'ancêtre d'un puissant lignage de barons de Lorraine, en lutte contre une famille rivale de seigneurs bordelais ; son nom, déformé, est à l'origine du nom allemand du Chevalier au Cygne : Loherangrin, puis Lohengrin).
Gerardo de Mondifer : Bérard de Montdidier (il s'agit du fils de Thierry d'Ardenne, qui joue un grand rôle dans la Chanson des Saxons où il est compagnon d'armes de Baudouin, le frère de Roland).
Gui de Borgonha : Gui de Bourgogne (un des personnages principaux de la chanson de Fierabras, qui conte ses amours avec la princesse sarrasine Floripas).
Ricarte de Normandia : Richard de Normandie (ou Richard sans Peur, il s'agit d'un personnage historico-légendaire, devenu compagnon de Charlemagne par la grâce d'un de ces anachronismes dont les chansons de geste sont coutumières).
Tietri de Sardanha : Thierry d'Ardenne (et non pas de Sardaigne; c'est un personnage récurrent que les lecteurs de mes livres connaissent bien).
Urgel de Danoa : Ogier le Danois (un de nos héros les plus célèbres, qui ne le cède en gloire qu'à Roland et Renaud de Montauban).
Bosin de Gêneva : Basin de Gennes (sire de Gennes dans le Maine-et-Loire, et non pas de Genève ; il s'agit d'un chevalier-enchanteur dont les pouvoirs magiques tirent Charlemagne et ses compagnons de plus d'un mauvais pas).
Le Duc de Nemé: le duc Naimes, de Bavière (ce sage vieillard, bien connu lui aussi de mes lecteurs, est le meilleur conseiller de Charlemagne).
Lamberto de Bruxelas : Lambert de Bruxelles (un personnage fort effacé).

Le nom d'Hoel de Nantes (baron breton assez discret qui jouit d'un brève mise en avant dans la Chanson d'Aiquin ; lui aussi est librement dérivé d'un personnage historique, fait pair de France par les pouvoirs de l'imaginaire et de l'anachronisme) est resté inchangé. 

Quant à celui de Roland, restitué par la traductrice sous sa forme française, notons en passant qu'au Brésil, il s'écrit Roldão (prononcer "Roldan").