Aux lecteurs français désireux de s'initier à la littérature de cordel, mais ne lisant pas le portugais, il est possible d'en découvrir un échantillon grâce au charmant florilège que voici :
Ce recueil, bellement présenté et traduit, rassemble en effet la matière d'une dizaine de livrets de cordel. Ce sont, pour la plupart, de brefs récits, que nous comparerions à des contes ou à des nouvelles, si leur forme versifiée ne les apparentait à de petites épopées ; plusieurs de ces récits sont d'ailleurs épiques, voire mythologiques, par leurs sujets. Les traducteurs ont eu à cœur de restituer les vers des textes originaux et se sont, je crois, plutôt bien acquittés de l'exercice : ils nous livrent de chantantes petites strophes, composées de vers brefs et primesautiers (souvent des heptasyllabes).
Nous trouverons donc dans ce livre, pèle-mêle :
Un délicieux poème introductif, Dans la mallette du vendeur, évoquant les conditions de circulation de la littérature de colportage, et en célébrant l'étincelante variété : on se croirait transporté sur un marché populaire du Nordeste, et interpellé par des colporteurs avides de nous vendre leurs livrets.
Le récit, sur le mode épique, de la vie de Virgulino Ferreira da Silva, dit Lampião (prononcez "Lampian" et comprenez "Lanterne"), un personnage historique qui fut cangaçeiro ou bandit d'honneur : en somme ce fut un hors-la-loi (un peu malgré lui si nous en croyons l'histoire) sympathique et aimé du petit peuple, qui voyait en lui son champion. On peut le comparer à nos Cartouche et Mandrin.
Suit l'histoire du roi Zumbi, esclave noir en fuite qui devint l'un des principaux chefs d'une enclave de résistance des nègres marrons, le royaume de Palmarès. Ce récit est donc une véritable épopée, célébrant l'esprit de liberté et le courage héroïque des esclaves rebelles. Las, comme celle de Lampião, l'histoire du roi Zumbi s'achève tragiquement...
Je m'attarderai moins sur les divers contes animaliers, d'ailleurs pleins de poésie, de fantaisie et d'humour, dont la sagesse malicieuse nous rappelle le Roman de Renart ou les Fables de La Fontaine, mais où se déploie la faune colorée du Brésil. Nous y croisons aussi un esprit des bois du folklore brésilien, du nom de Saci... Un autre chapitre nous dépeint une sorte de pays de Cocagne brésilien, description dans laquelle la verve du poète peut se donner libre cours.
L'amateur de chansons de geste se retrouve en pays de connaissance lorsqu'il parvient à l'une des sections les plus intéressantes du livre : celle qui rassemble une quinzaine de xylogravures représentant Charlemagne. En effet, la littérature de cordel est souvent illustrée de xylogravures, naïves et pourtant pleines de charme, qui rappellent les bois grossiers de notre défunte Bibliothèque bleue. Celles que l'on a rassemblées dans ce volume, autour du thème de l'empereur à la barbe fleurie, sont superbes ! Elles attestent à merveille de la place que tient ce Charlemagne, empereur du Brésil, dans l'imaginaire du pays. Du reste, certaines de ces images - où l'on voit Charles en pied, couronne impériale au chef, l'épée dressée à la main, ou encore assis, la main posée sur un évangéliaire, quand ce n'est pas à cheval, armé en chevalier et brandissant une lance où flotte une bannière frappée d'une croix, sous les rayons d'un soleil radieux - me rappellent vivement certaines enluminures de nos manuscrits épiques, telles que vous pouvez en contempler, dispersées sur les pages de ce blog.
S'ensuit le récit d'une légende relative à Charlemagne et bien connue en Europe : l'histoire de Charlemagne et la Reine morte. Cet étrange récit parle d'une épouse de Charlemagne pour laquelle l'empereur aurait conçu une passion folle, démesurée, et même prolongée au-delà de toute raison, malgré la mort de l'impératrice, du fait d'un sortilège... Histoire bien connue, disais-je, contée par Pétrarque et notamment reprise par Italo Calvino dans l'une de ses nouvelles. Mais j'ai l'intention d'y consacrer un jour un billet complet, je ne m'attarde donc pas...
Le dernier récit du recueil, Roland et le lion, nous raconte une aventure à la fois chevaleresque et galante du paladin Roland, le célèbre neveu de l'empereur : pour approcher une princesse sarrasine dont il était épris, le preux se serait glissé dans une effigie de lion en or massif, articulée et creuse, et aurait fait en sorte que cet étrange objet, pouvant passer pour un automate, soit offert à la belle : on reconnaît le principe du cheval de Troie... Ce récit me semble purement brésilien : il ne constitue la reprise d'aucun poème médiéval français connu de moi. Mais on y reconnait parfaitement l'univers des chansons de geste : Charlemagne est présent, avec ses douze pairs qui, toujours prêts à en découdre avec les sarrasins, font montre du courage aventureux et même un peu fantasque qui les caractérise d'ordinaire ; quant aux sarrasins, au nombre desquels on trouve des géants aux noms sonores et fantaisistes, ils sont bien semblables à ceux de nos épopées : les Agoulant, Ferragus et autres Fierabras... Le fait que la belle princesse d'on s'éprend Roland soit appelée Angélique me donne à penser que l'influence, peut-être indirecte, du Roland amoureux de Boiardo et du Roland furieux de l'Arioste (poèmes où Roland est justement amoureux d'une princesse païenne du nom d'Angélique) a pu s'exercer sur l'oeuvre brésilienne.
Je ressors enchanté et ravi de la lecture de cette belle anthologie, que je ne saurais trop conseiller à quiconque s'intéresse aux chansons de geste, ou au Brésil, ou à la culture populaire... Je tiens à souligner que le choix des textes réunis me semble particulièrement heureux. Malgré leur diversité bigarrée, ils forment un ensemble harmonieux, se répondent et s'éclairent les uns les autres. Zumbi, esclave en fuite, n'en est pas moins, tout comme Charlemagne, un roi de légende ; Lampião, le brigand chevaleresque, contraint par l'injustice à la rébellion mais gardant au cœur l'amour de l'honneur et de la droiture, est une manière de paladin en qui les Quatre fils Aymon reconnaîtraient un frère ; Saci, l'esprit des bois, sympathiserait aisément, sous les voûtes de la jungle amazonienne ou de la forêt d'Ardenne, avec Bayard le cheval-fée ; malgré les siècles, les immensités d'espace et les différences de condition sociale, voire de couleur de peau, qui les séparent, tous ces personnages que le peuple se plait à célébrer par ses chants naïfs sont unis par les mêmes vertus : l'héroïsme et la noblesse de cœur, l'esprit d'audace, parfois la ruse, la générosité et la magnanimité...
Belle leçon.