Bien chers lecteurs,
Je prends mes quartiers d'hiver. Nous nous retrouverons en 2021 pour de nouvelles aventures.
En attendant, je vous souhaite à tous un joyeux Noël !
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En attendant, je vous souhaite à tous un joyeux Noël !
"Les légendes germaniques sont les poèmes de la force. A celle des hommes se mêle, pour la servir ou la combattre, celle de la nature, des éléments, des géants, des gnomes, des nains, des fées, des animaux extraordinaires. Le monde réel ne suffit pas, le monde du merveilleux est évoqué, attiré, mis en action, comme s’il ne pouvait y avoir trop d’êtres pour se mêler à la plus grande des joies et des œuvres, la lutte. Cette puissance d’imagination, qui fait vivant et multiplie sans fin l’irréel, est la véritable puissance de cette poésie. Sa fécondité, dont toutes les ressources servent une seule passion, répand sur toute l’œuvre une beauté farouche et pare d’une sauvagerie héroïque les vertus filles de la violence. Mais ces sanglantes fleurs d’idéal, qui s’épanouiront dans la jeunesse de la race, montrent déjà les taches qui devaient devenir les tares indélébiles de sa maturité. Ces légendes peuplent d’êtres confus un monde imprécis qui n’appartient à aucun âge, à aucune civilisation, à aucune foi, où flottent des réminiscences ou des aspirations contradictoires. Tantôt fabuleuse avec ses esprits, ses nains, ses géants et ses Walkyries, tantôt chrétienne et mystique avec le Saint Graal, qui rayonne sur les enchantements et les métamorphoses du paganisme, cette poésie déjà entasse et ne choisit pas. Elle donne une impression de désordre dans le démesuré et, faute de vraisemblance, les ressources de sa fantaisie répandent la lassitude. Les personnages de ces féeries se meuvent pour l’émerveillement du regard, mais leurs actes pleins de prodiges sont vides de vérité.
Les chansons de geste sont sobres de merveilleux. Elles en ont tout juste ce qu’il faut pour satisfaire au goût du peuple, mais toute leur prédilection est pour les actes raisonnables d’hommes véritables. Elles inventent moins, elles observent plus. Elles donnent l’impression d’une vie de beauté, mais réelle. Elles ne perpétuent pas la monotonie du massacre ; chacune des chansons célèbre un aspect différent du courage, et le raconte en récits où ne manquent ni la mesure ni l’unité. Ainsi, dès ces premières œuvres, apparaissent des dons français.
Ce contraste des formes convient à l’intelligence différente que les deux épopées donnent de la vie.
Dans les poèmes germaniques, tous les êtres, mus comme des automates par des puissances extérieures à eux, sont les favoris ou les victimes d’un destin qui ne les traite pas selon leurs œuvres, mais selon son caprice. Ce destin ne paraît nulle part un architecte de justice ou de miséricorde, sa parfaite indifférence ne songe ni à perfectionner les êtres, ni à expliquer le monde. Les plus surhumains des héros ne sont pas élevés à leur dignité par les mérites de leur vie, mais par une prédestination antérieure à eux ; leur pureté la plus précieuse est l’intégrité du corps vierge ; les élans et la mélancolie des hommes tout à fait hommes sont inconnus à ces êtres brillants et vides, leur armure blanche ne recouvre pas d’âme. S’ils songent à d’autres qu’à eux-mêmes, c’est quand un ordre du destin les oblige par un appel particulier envers un être mystérieusement commis à leur sauvegarde, et ils ne se sentent voués par aucun appel général, par aucun instinct permanent à aucune initiative qui rende les vivants plus heureux et le monde meilleur. Elle-même serait contradictoire avec la condition qui leur est faite. La hiérarchie des hommes ordinaires, des héros plus forts que les hommes, des esprits plus forts que les héros, du destin plus fort que les esprits, enlève à chacun toute chance de franchir le cercle où il est enfermé. Tous ces êtres demeurent passifs, inertes dans leurs prérogatives. Tous se savent d’avance vaincus par le sort, s’ils tentaient de lui résister. Ils lui offrent leurs volontés soumises, par cela seul qu’ils renoncent à le changer, ne songent pas à lui demander compte de ses partialités, et par cela seul qu’il s’impose le tiennent pour sage. Leur vouloir, abdique devant la force des choses, et sur toutes ces existences pèse le respect de la fatalité. Par son invention des êtres surnaturels qui de toutes parts entourent l’homme et le subordonnent, l’esprit allemand dès l’origine a trouvé la forme première de son culte pour la force et pressenti la divinité de l’Etat. Les chants de la petite enfance avouent déjà la faiblesse de l’énergie germanique, son inaptitude morale à distinguer dans sa conscience l’ordre et la force.
Toutes nos chansons de geste sont la voix nette, juste, toujours semblable à elle-même, d’un âge, d’une race et d’une croyance. La société qu’elles chantent, féodale, française, chrétienne, a pour sollicitude unique d’employer, d’unir sa triple puissance en mettant ses armes et sa générosité au service de sa foi. Par le courage de l’épée, l’attachement aux compagnons de guerre, la soumission au chef, elle est féodale ; par le courage de l’honneur, la résistance aux excès de pouvoir, l’indépendance mêlée à la fidélité, elle est française ; par un scrupule de perfection qui cherche toujours et en tout le mieux, elle est chrétienne. Ces fables si diverses portent la même certitude que l’homme est un être libre, que son indépendance doit se faire la servante du bien, que les obstacles opposés au devoir par les circonstances extérieures ou par les tentations secrètes n’excusent personne de s’abstenir, qu’à peu près rien ne résiste à la volonté, qu’elle est convaincue de défaillance par tous les désordres du monde, que tout homme est contre eux un soldat. L’action qui le fait maître des événements, arbitre de sa destinée, serviteur de tous est la seule qui dans ces chants héroïques lui vaille les louanges, la gloire. Et des actions la plus magnifiée par eux est celle qui repousse tous les avantages humains, cherche dans la pénitence le châtiment des fautes, et dans le sacrifice volontaire une offrande à ce Christ dont il faut délivrer la tombe, mais dont il faut surtout devenir la vivante image.
Parce que les poèmes germaniques sont l’épopée de la force matérielle, la femme y tient peu de place. Elle est faite pour gester le mâle en qui se perpétuera le guerrier. Dans les Nibelungen, deux femmes attirent l’intérêt, parce qu’elles sont moins femmes. Brunhild, reine, belle et vierge, pour choisir entre ses prétendants les éprouve ainsi : ils doivent lancer mieux qu’elle le javelot, sauter plus loin qu’elle, soulever plus haut un rocher, sinon payer de leur tête. Une telle compagne paraît désirable aux guerriers, et, ainsi conquise, elle se soumet sans aimer. Kriemhild, femme de Sigurd, l’aime, mais Sigurd meurt par trahison, et elle le venge. Alors les Nibelungen la suivent dans d’interminables égorgements, et racontent sa fin, parce qu’elle périt comme elle a frappé, en homme, par l’épée. Elle sort de l’ombre quand, sortant de son sexe, elle tue.
Parce que les chansons de geste sont l’épopée de la force morale, les femmes y apparaissent nombreuses, touchantes, grandes. Voici une épouse. A Orange, la femme du comte Guillaume regarde du rempart la bataille dans la plaine. Elle voit une bande de chevaliers emmenés par les Sarrasins, tandis qu’un autre chevalier revient à toute bride. Elle a reconnu sa voix quand il demande l’entrée : mais elle nie qu’il soit Guillaume. Il a levé sa visière et elle a reconnu son visage, mais elle répète qu’il n’est pas Guillaume. Guillaume n’aurait pas abandonné ses compagnons. Et par ce courage de femme, car sa dureté lui coûte envers celui qu’elle aime, elle rappelle au courage le guerrier. Et voici une vierge. Aude, sœur d’Olivier, est fiancée à Roland. Par un silence qui semble respecter la pudeur du grand amour, la Chanson de Roland n’a pas même nommé la jeune fille avant Roncevaux. C’est à l’heure et à la place où se creuse la tombe que ce nom est jeté comme une fleur. Aude ignore : Charlemagne pense que ce n’est pas trop d’une parole souveraine pour avertir cette jeune douleur et, pour la consoler, il offre la main de son fils, le Prince Louis. Aude s’étonne seulement qu’on ait pu croire qu’après avoir perdu Roland, elle puisse vivre. Et, cela dit, elle meurt.
Comme la femme, le héros n’est pas le même dans l’une et l’autre épopée. Germain ou Franc, il est l’homme de la lutte. Mais son courage n’est pas au service des mêmes causes. Pour l’un, la bataille est l’assouvissement de l’instinct, la plénitude de la destinée, la maîtresse de la vie. En cet être, ce n’est ni la tête ni le cœur, mais le bras qui importe, et son geste qui ne se lasse pas d’être homicide sème la monotonie dans l’égorgement. Pour le Franc, la bataille est l’heure d’un devoir, la préparation d’une œuvre plus durable, la servante d’une idée. Le héros des Nibelungen, Sigfrid, ne court à ses victimes que protégé contre elles par de multiples sortilèges. Sa peau baignée dans le sang du dragon est dure comme une écaille ; invulnérable, il se rend invisible quand il veut ; ses armes sont enchantées. Cet être, demi-dieu et demi-monstre, attaque avec tous ses avantages et se bat à coup sûr, sans scrupule, sans comprendre que l’égalité du péril fait la noblesse de la lutte. Frappé à une petite place entre les deux épaules, là où une feuille tombée d’un arbre, au moment du bain magique, empêcha le contact entre la chair du guerrier et le sang du dragon, Sigfrid qui se sent mourir voudrait une dernière fois tuer, et meurt autant de sa colère que de sa blessure, partageant ses imprécations entre le traître qui lui enlève et les amis qui n’ont pas su lui garder l’inestimable vie. Le héros des chansons de geste, Roland, lorsqu’après avoir exposé son corps vulnérable, et, parce que vulnérable héroïque, à la foule des Sarrasins, il sent venue sa dernière heure, entre dans le calme de l’œuvre achevée et de l’espérance proche. Il brise Durandal pour que l’épée ne tombe jamais en de mauvaises mains, et, après avoir frappé sa poitrine, il tend vers Dieu son gant, en vaincu obligé de se rendre, mais qui se rend à son seul maître, en vassal fidèle par-delà la mort.
Le nom même donné à l’épopée germanique est un symbole de toutes ces différences. Les Nibelungen sont des chercheurs de trésor. Le trésor possédé par eux a pris leur nom. Eux et le butin s’appellent de même, comme s’ils formaient un seul tout. C’est le trésor que les héros allemands se disputent. En vain ils savent sa possession funeste, c’est la cupidité plus forte qui fait sortir du fourreau les épées, et le maître de cette vaillance est l’or. Dans les chansons de geste, il y a des cupides. Mais l’or n’est pas le seul ni le plus puissant maître, on évalue autrement la valeur des biens, et, quand on les compare, c’est pour conclure :
Li cuers d’un homme vaut tout l’or d’un pays."
Etienne Lamy, 1914.
La chasse à courre fut de tout temps le déduit le plus prisé de nos rois. On en trouve de nombreuses scènes dans nos chansons de geste, et d'abondants témoignages pour l'époque capétienne. Dès l'époque carolingienne, d'ailleurs, le brave Ermold le Noir nous en livre un tableau saisissant.
Nous sommes en 826. Le roi des Danois, Hérold, fraîchement converti au christianisme par les missionnaires envoyés par Louis le Pieux, est venu rendre hommage à ce dernier en son palais d'Ingelheim, sur le Rhin : c'est par le cours du fleuve que les Danois sont arrivés, à bord de leurs fameux navires. En l'église d'Ingelheim, Hérold et les hommes de sa suite ont reçu le baptême, en présence de l'empereur, qui les entoure de prévenances.
Louis le Pieux a l'idée d'inviter ses hôtes à la chasse. Ils se rendent sur une île boisée du Rhin, fort giboyeuse, nous dit Ermold :
"Là abondent les bêtes fauves de toute espèce, dont la troupe se tapit, immobile, par toute l'étendue de la forêt. Les groupes de chasseurs l'envahissent de toutes parts avec leurs nombreuses meutes. César parcourt les champs, monté sur un rapide coursier, et Wito, muni d'un carquois, chevauche à ses côtés. Un flot d'hommes et de jeunes gens se répand, parmi lesquels galope Lothaire. Les Danois sont également là, et Hérold, l'hôte du roi, contemple le spectacle avec curiosité et enthousiasme. Et voici que monte à cheval Judith, la très belle épouse de César, magnifiquement parée : en avant d'elle et derrière elle vont des palatins et une foule de seigneurs, qui lui font escorte par honneur pour le pieux monarque."
Parmi la compagnie de l'impératrice se trouve aussi son tout jeune fils, le futur Charles le Chauve, qui n'est encore âgé que de trois ans. Un âge trop tendre, pensera-t-on, pour prendre à la chasse une part active ? On aurait tort ! Jugez plutôt :
"Or il arrive que, forcé par les chiens, un jeune daim fuit à travers les bois épais et bondit parmi les saules auprès desquels s'étaient arrêtés la cour, l'impératrice Judith et le tout jeune Charles. L'animal passe avec rapidité, mettant tout son espoir dans la vitesse de sa course : à moins de réussir à fuir, il est perdu. Le jeune Charles l'aperçoit, brûle de se mettre à sa poursuite, comme fait d'ordinaire son père, et il supplie qu'on lui donne un cheval. Il réclame ardemment des armes, un carquois, des flèches rapides, et veut courir sur la trace, comme son père. Il fait prières sur prières. Mais sa mère, aux traits si beaux, lui défend de s'éloigner et refuse ce qu'il demande. Si son précepteur et sa mère ne le retenaient, obstiné comme sont les enfants, il s'élancerait à pied. Mais d'autres, partis à la poursuite du jeune animal, le capturent et le ramènent vivant à l'enfant. Alors il saisit des armes à sa taille et frappe la bête tremblante. Tout le charme de l'enfance flotte autour de lui ; la vertu de son père et le nom de son aïeul rehaussent son prestige : tel Apollon, gravissant les sommets de Délos, faisait l'orgueil et la joie de sa mère Latone."
Pour nous, le spectacle d'un bambin massacrant un daim n'évoque pas vraiment "le charme de l'enfance". Autres temps, autres mœurs ! Mais le petit prince, dans ce passage, nous rappelle bel et bien les enfances des héros de chanson de geste, dont la précoce valeur se révèle souvent, dès leur plus jeune âge, par un caractère affirmé et volontaire, voire emporté, des dispositions innées pour les activités chevaleresque telles que la chasse, et, il faut bien le reconnaître, une certaine agressivité.
Le terme de paladin est fréquemment employé pour désigner les héros de la matière de France, tous ces preux chevaliers qui peuplent nos chansons de geste. Moi-même, je m'en sers souvent dans ce sens. Mais il peut être intéressant de remonter aux origines du mot.
En fait, le mot "paladin" ne se rencontre pas, tel quel, dans nos chansons de geste. Et pour cause : il n'existe tout simplement pas en ancien français ! En revanche, on y rencontre souvent le mot "palasin" ou "palatin", qui est d'abord un adjectif (on parle d'un "comte palatin") avant de devenir un substantif. Le terme vient du latin palatinus, qui désigne un personnage investi de certaines charges dans le palais du souverain.
Un palasin est donc un officier de la maison royale. Certains héros de chansons de geste portent effectivement ce titre, et sont qualifiés ainsi par nos poètes, parfois avec insistance. Ainsi de l'un des personnages de la geste de Montglane : Bertrand le palasin, le neveu de Guillaume d'Orange, fils de Bernard de Brubant. Mais le mot se réfère à une fonction précise ; il ne s'agit nullement d'un terme générique qui puisse être appliqué sans discernement à n'importe quel preux chevalier. Il ne peut pas davantage servir à désigner collectivement les compagnons de Charlemagne.
Toutefois, à la fin du moyen âge, le mot tend à devenir susceptible d'un emploi plus lâche, au sens figuré, pourrait-on dire : il arrive au poète Cuvelier, dans la chanson tardive qu'il consacre à Bertrand du Guesclin, d'appeler son héros Bertran , le vaillant palasin. Le titre de baron avait connu une évolution semblable, devenant plus au moins synonyme de preux. Mais cet emploi élargi du terme n'est pas systématique : le vieux français palasin n'est jamais vraiment devenu un terme générique.
Mais nos chansons de geste, on le sait, connurent une immense popularité en Italie, où elles inspirèrent les œuvres de l'Arioste et du Tasse. Dès le XIIIe siècle, les poètes de la péninsule tirèrent de notre palasin ou palatin l'italien paladino. Ils le réservèrent d'abord aux plus prestigieux compagnons de Charlemagne : les douze pairs. C'est encore en ce sens que l'emploie l'Arioste. Pour lui, "paladino" n'est pas une louange mais un titre officiel, auquel seuls Roland, Olivier et leur dix frères d'armes ont droit. Même des héros de premier plan, tels que Roger et Bradamante, ne sont pas qualifiés ainsi, et bien sûr il ne saurait y avoir de paladins sarrasins. Au XVIème siècle, par un juste retour des choses, et grâce au rayonnement des épopées italiennes de la Renaissance, la langue française récupéra le mot, sous la forme qui nous est encore aujourd'hui familière : paladin.
Au sens strict, un paladin devrait donc être un des douze pairs. Toutefois, l'Orlando furioso étant peuplé d'une foule de chevaliers errants, en proie à l'amour, qui courent les aventures les plus étranges et les plus merveilleuses, le terme s'est durablement coloré de quelque chose de cette atmosphère. Il en est venu à signifier, au sens large, quelque chose comme "chevalier d'aventure, chevalier errant du temps jadis, aussi galant que preux". Le terme, même devenu flou, gardait des connotations de noblesse et d'ancienneté, évoquait vaguement le bon vieux temps de Charlemagne. Chez Molière, par exemple, le rusé Covielle explique à Monsieur Jourdain que l'on veut faire grand mamamouchi : "Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre."
De nos jours, le terme connaît une certaine reviviscence du fait de son emploi dans les jeux de rôle. Un paladin, dans Donjons & Dragons et les divers autres titres qui s'en inspirent, c'est une sorte de chevalier sacré, un pieux guerrier qui se bat au service d'un dieu, et reçoit de ce dieu des pouvoirs qui viennent s'ajouter à ses prouesses martiales. Du temps des alignements (les rôlistes sauront à quoi je fais référence), le paladin était Loyal Bon... En cet archétype de personnage revit donc bel et bien quelque chose de nos héros de chansons de geste : leur vocation de miles christi, de combattants fervents en lutte contre les païens, pour la défense de la Chrétienté, et sans doute aussi leur propension à se faire chevaliers errants, à courir les aventures.
Mais les jeux de rôle n'ont conservé, ni le sens étymologique étroit d'officier de la maison du roi, ni son corollaire le dévouement au souverain, ni les connotations galantes prises par le mot durant son séjour en Italie. Beaucoup de ces jeux de rôle, après tout, nous viennent des Etats-Unis, contrée puritaine où la polissonnerie de l'Arioste, son humour, sa façon toute latine de marier gaiement amour courtois et subtile grivoiserie, ne sont peut-être pas goûtés. Est-ce pour cela qu'aux tables de jeu de rôle, les paladins sont souvent des militaires bornés, aux allures de marines à cheveux ras, à cheval sur le règlement et pas très futés ?
En feuilletant les pages de la belle Encyclopédie des Lutins et autres petites créatures du grand elficologue Pierre Dubois, j'y trouve, dans les pages consacrées aux Lamignac, des créatures du folklore basque peuplant les montagnes, le passage suivant :
"Les relations à hue et à dia, malgré tout, ne se passaient pas si mal. Et puis, ma foi, si on voulait les éviter, rien n'obligeait à monter jusque là-haut. De toute façon chacun y trouvait son compte : Je te vole par-ci par-là quelques parcelles de trésor, tu me voles quelques vaches et moutons, je te donne une barrique de vin, tu me donnes une baguette pour passer les rivières à sec. Quand on poussait le bouchon un peu trop loin : que les hommes faisaient sauter tout un pan de montagne pour tailler une carrière et qu'en représailles les Lamignac balançaient une avalanche de rochers, détournaient un torrent en plein milieu des cultures et des champs, qu'on était presque à en venir aux mains, il y avait toujours moyen de discuter et de passer aux concessions... Les petits humains ne jouaient-ils pas toujours ensemble à saute-ruisseau, à débusquer les marmottes, à courser les isards ? N'était-on pas, au fond, de la même vieille et grande Famille, celle de la montagne, des roches et des cimes ?
... Et il a fallu que ce vieux bidasse de Roland, avec ses airs de héros bravache et son côté demi-solde, vienne tout gâcher. Bien sûr qu'ils avaient eu tort, les Lamignac, de lui goinfrer tout son cheptel en une seule et même nuit. Mais on pouvait encore arranger l'affaire. Les connaissant, c'est à peu près certain qu'ils auraient remboursé. Eh bien, non ! ce sacré traîne-Durendal de Roland n'a pas supporté l'affront. Et que j'te monte là-haut, que j'te les piège, que j'te les traque, que j'te les ratatine à coups de trique de fer et de cailloux. Une vraie guerre de fous ! Même des enfants y sont passés ! Personne n'y a rien compris. Alors les Lamignac survivants sont rentrés au fond de leurs tanières, et on ne les a plus jamais revus."
Eh bien, puisque nous voici de nouveau confinés, je me propose d'alimenter ce blog régulièrement pendant quelque temps. Rédiger des billets me fournira matière à une petite routine qui, je l'espère, m'évitera de devenir dingue. Enfin, plus dingue que je ne le suis déjà : je suis auteur de chansons de geste, après tout...
Ces derniers temps, je lis l'oeuvre d'Ermold le Noir, un clerc de l'époque carolingienne qui vécut sous le règne de Louis le Pieux, le fils de Charlemagne, et lui consacra un poème. Il s'agit d'une oeuvre de langue latine, composée sur le modèle des épopées classiques, où Ermold, par pure convention, agite comme des hochets tous les dieux traditionnels auxquels il ne croit pas : Jupiter tonne, Phébus épand ses brillants rayons sur le monde, et les Muses chantonnent en dormant. Rien d'inoubliable d'un point de vue littéraire. Mais le texte est intéressant, pour l'amateur de chansons de geste, parce que de nombreux passages y rappellent des scènes de nos épopées.
Prenons par exemple le rassemblement de son ost par Louis le Pieux, à Vannes, en 818, alors qu'il s'apprête à partir guerroyer en Bretagne :
"L'empereur y convoque les Francs, ainsi que les peuples sujets, et s'y rend lui-même. Les premiers arrivés sont les Francs proprement dits, ceux qui ont tout d'abord porté ce nom : rompus à la guerre, ils ont leurs armes toutes prêtes. D'au-delà du Rhin aux eaux blanches viennent des milliers de Suèves, par groupes de cent, puis les Saxons au large carquois et les troupes alliées de Thuringe. La Bourgogne envoie ses guerriers bigarrés et fournit son renfort aux Francs. Je renonce à citer tous les peuples et toutes les nations de l'Europe qui vinrent innombrables."
Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et épitres au roi Pépin, édités et traduits par Edmond Faral, Paris, Champion (Les classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, 14), 1932.
Dans cette courte énumération, Ermold esquisse déjà cette France mouvante, extensible et rétractile, cette graduation dans la nationalité, que l'on retrouve dans les chansons de geste, comme je vous l'indiquais dans mon précédent billet. A grands traits, Ermold délimite trois ensemble : il y a les Francs au sens large, parmi lesquels se trouvent les Francs proprement dits, ceux qui ont tout d'abord porté ce nom, et puis il y a les peuples sujets.
Ermold le Noir n'est ni un grand écrivain, ni un grand historien, mais il a une grande qualité : être suffisamment concis dans ses écrits pour qu'y trouver les quelques pépites dignes d'attention ne coûte pas trop de temps ni d'effort. Je vous reparlerai de lui.
Depuis bientôt dix ans que je tiens un blog intitulé Matière de France, je m'avise que je n'ai jamais tenté de présenter cette fameuse "France" dont il est question ici. Il s'agit pourtant d'une entité dont la définition ne va pas de soi, et qu'il n'est pas facile de capturer dans un filet de mots. Essayons un peu d'en brosser le portrait, à partir des données des poème de la Geste du Roi, mais aussi des divers textes en prose qui s'y apparentent, tels que les Grandes Chroniques de France.
A l'ouest de l'Europe, que l'on nommera plutôt la Chrétienté, se trouve un pays béni, la France, que ses enfants, avec tendresse, appellent « France la douce », mais aussi « l'absolue » (c'est-à-dire « la sainte »). C’est le plus noble royaume sous le ciel et ses habitants, il va sans dire, sont les meilleurs chevaliers du monde. Fougueux et turbulents, ils ont de qui tenir : leurs ancêtres, comme chacun sait, étaient des Troyens, les rescapés de cette glorieuse Ilion dont Homère et Virgile chantèrent la destruction.
Les Francs ou Français (les deux termes sont synonymes pour nos poètes épiques, qui choisissent l’un ou l’autre pour les besoins du rythme ou de la rime) tiennent d'ailleurs leur nom de Francion, fils d'Hector, ancêtre de tous les rois de France. Leur capitale, Paris, a été baptisée en souvenir du fameux prince troyen, Pâris, frère d’Hector et ravisseur de la belle Hélène. Établis en leur nouvelle patrie, ces Troyens exilés devenus Français, qui auparavant n’avaient eu que de simples chefs, élurent leur premier roi, Pharamond.
Cependant, les contours de la douce France sont passablement flous. Ils ne coïncident pas exactement avec ceux du royaume capétien que les poètes du XIIe ou du XIIIe siècle ont sous les yeux au moment de composer leurs chansons de geste, ni même avec le territoire historique des Carolingiens. En fait, le mot "France", si exalté et glorifié, est aussi étrangement polysémique dans nos textes médiévaux, et le pays portant ce nom semble des plus imprécis et mouvants.
Parfois la France s'étend de la Manche aux Pyrénées, et représente donc un ensemble géographique dans lequel les Capétiens pouvaient reconnaître le royaume qu'ils revendiquaient (sans toujours réussir à s'y faire obéir de leurs grands feudataires). Souvent, elle se rétracte, pour ne plus signifier que la France de langue d'oïl au nord de la Loire, voire le petit pays de France, ou Parisis, cœur du domaine royal. Mais il lui arrive aussi de se dilater, pour englober l'ensemble de l'empire carolingien, comprenant des régions d'Allemagne ou d'Italie.
Le terme est si vague qu'il peut devenir nécessaire de préciser, de parler des Francs de France pour désigner les vassaux les plus proches du roi, ceux du Parisis et du domaine royal. En dernier ressort, c'est la relation au roi qui fait vraiment la qualité de Français, car le sentiment national ne fait encore que s'ébaucher, et se distingue mal du dévouement personnel envers le souverain. La nation française n'est, en ces temps reculés, qu'une fragile abstraction, que bien peu d'esprits conçoivent ; les Français, ce sont les hommes du roi.
Au sein de cette France se côtoient, plutôt harmonieusement semble-t-il, diverses identités régionales. À la cour du roi, on croise des « Francs de France », mais aussi des Lorrains et des Provençaux, des Bourguignons et des Gascons, des Bretons et des Normands… Minute, papillon ! Des Normands en plein VIIIe siècle, bien avant Rollon et le traité de Saint-Clair-sur-Epte ? De qui se moque-t-on ? Mais il faut en prendre notre parti : les chansons de geste sont anachroniques en leur essence même. Elles n’hésitent pas à placer aux côtés de Charlemagne des personnages, tels que Richard sans Peur ou Salomon de Bretagne, qui ne furent ni ses vassaux ni même ses contemporains.
À l’origine, comme les Troyens de l’Iliade dont le sang coule dans leurs veines, les Français honoraient les dieux du paganisme. Puis un de leurs rois, Clovis, épousa Clotilde, une princesse burgonde. Or, Clotilde était chrétienne. Elle s’efforça de gagner son époux à sa foi, d’abord sans succès. Mais un beau jour, Clovis, au cours d’une terrible bataille, se vit réduit à une situation désespérée. Ayant invoqué en vain les dieux de ses pères, il résolut de faire appel au Dieu unique que lui prêchait son épouse.
Alors survint un miracle ! Des anges descendirent du ciel, porteurs de cadeaux divins destinés au roi franc : un écu armorié, d’azur à trois fleurs de lys d’or, et l’oriflamme, une lance d’or à la bannière vermeille. Auparavant, nous dit la légende, Clovis avait porté un blason négatif, soulignant son appartenance au paganisme : d’or à trois crapauds de sable. Les dons divins remplacèrent avantageusement cet emblème infamant, et lui procurèrent la victoire.
Clovis consentit ensuite à recevoir le baptême, et son peuple imita son exemple. C’est là que se situe l’épisode célèbre, cher à l’historiographie catholique française, de la Sainte Ampoule apportée à saint Rémi (oui, je sais que les cuistres écrivent saint Remi, sans accent, ce qui est fort laid) par la colombe de l’Esprit Saint : elle sera, par la suite, utilisée pour le sacre des rois. Mais à vrai dire la Sainte Ampoule, objet peu épique, a moins d’importance dans les chansons de geste (qui ne la mentionnent pour ainsi dire jamais) que l’oriflamme et le blason fleurdelisé. Les rois de France conservèrent précieusement ces deux talismans, investis d’une force sacrée. Dès lors, les Français devinrent les plus sûrs soutiens de l’Église.
Vint le règne du bon roi Dagobert. Ce dernier, en sa jeunesse, avait été conduit par un cerf, alors que des poursuivants le traquaient, auprès du tombeau du saint martyr Denis : la protection du saint avait sauvé la vie du malheureux prince, en repoussant ses agresseurs. Devenu souverain, Dagobert témoigna sa reconnaissance au saint évêque en l’adoptant pour patron de son lignage et de son royaume, fit ériger en son honneur une somptueuse basilique, qui allait devenir la nécropole des rois, et remit en sa garde l’oriflamme céleste héritée de Clovis.
Le temps passa, avec son lot de gloires et de misères. Protégée de Dieu, jamais la sainte lignée des rois de France ne s’éteignit. Certes, il fallut un jour aller chercher un lointain cousin, Charles Martel, pour pallier la défaillance d’un monarque incapable ou sans héritier mâle. Mais Charles Martel épousa, nous dit-on, la princesse, fille du précédent souverain, et du reste on nous assure, à grand renfort de généalogies truquées, qu’il était lui-même d’ascendance mérovingienne, descendant du bon roi Dagobert, de Clovis et de Pharamond, et à travers eux de Francion, d’Hector et de Priam. La continuité dynastique était sauve. Ouf ! Nous avions failli nous inquiéter !
Nos récits se déroulent sous le règne de Charlemagne. Les racines germaniques du personnage, occultées de toute façon par le mythe des origines troyennes, sont bien oubliées. Roi de France, le Charlemagne de nos épopées est un roi français jusqu’au bout des ongles, parlant français, chérissant France la douce, et faisant grand cas de ses sujets français (c’est un peu notre Captain America made in France, si vous voulez). Il règne parfois à Aix-la-Chapelle, parfois à Laon ou Orléans, mais le plus souvent à Paris, où il est né : au moment de sa naissance, la foudre s'est abattue dans la cour du palais du roi Pépin le Bref, son père, y faisant jaillir, par miracle, un arbre merveilleux, signe et présage de sa destinée exceptionnelle ; cet arbre ne mourra qu'en même temps que le roi.
Lorsqu'il part en guerre, Charlemagne va chercher l'oriflamme à l'abbaye de Saint-Denis, et passe au pied du tertre où, d'après la tradition, furent martyrisés les saints Denis, Rustique et Eleuthère : la Montjoie. A ces lieux sanctifiés, il doit son célèbre cri de guerre : « Montjoie ! Saint Denis ! ». Roi sacré, oint du Seigneur, élu de Dieu, Charlemagne est dépositaire d'une formidable épée, Joyeuse (que nous appellerions aujourd’hui une épée magique, mais les sources médiévales n’utilisent pas cette expression), qui vaut bien l'Excalibur de son confrère breton, Arthur. Tout comme Clovis, son ancêtre supposé, poètes et imagiers le gratifient des armoiries d'azur fleurdelisées des rois capétiens, auxquelles vient parfois s'ajouter l'aigle noire à deux têtes, sur champ d'or, qui constitue le blason impérial.
Sur sa poitrine pend une majestueuse barbe fleurie, c'est-à-dire blanche, car nos poèmes le dépeignent presque toujours comme un vieillard vénérable, aux allures de patriarche biblique. Dans la Chanson de Roland, il a deux-cents ans passés. Lorsque, par exception, il apparaît sous les traits d'un jouvenceau, il arbore évidemment la blondeur solaire que les canons de beauté de l'époque exigent de tout héros, épique ou romanesque. Son regard, surtout, est si fier et terrible que nul, lorsqu'il est courroucé, ne peut le soutenir longtemps. (Le roi brun, imberbe et bedonnant, à la voix grêle, décrit par Éginhard dans sa Vita Caroli Magni, est prié d'aller se rhabiller.) Du reste, l'âge n'a pas entamé les forces de ce géant haut de huit pieds, toujours capable de pourfendre un cavalier en armes avec sa monture, d'un seul coup de taille.
Est-ce à dire que notre Charlemagne est un va-t-en-guerre enragé ? Les chansons de geste étant des épopées guerrières, on pourrait le penser. En fait, à bien regarder les textes, les choses sont plus nuancées. Notre héros a certes la réputation d'un grand conquérant, mais c'est un peu malgré lui. Les poètes lui donnent rarement le rôle de l'agresseur. Au fond, ce Charlemagne est plutôt pantouflard. Laissé à lui-même, il se bornerait sans doute à gouverner son royaume en bon père de famille, à la manière capétienne, sans rêver de folles équipées ni d'expéditions lointaines. S'il guerroie (au prix de grandes fatigues et souffrances, et généralement sans en retirer d'avantages personnels), c'est le plus souvent parce qu'on l'a attaqué, ou parce qu'on a attaqué le pape, ou ses alliés et vassaux qui sollicitent son secours, ou encore parce qu'il en a reçu l'ordre.
L'ordre ? S'étonnera-t-on. Mais qui donc peut donner des ordres à un roi, empereur de surcroît ? C'est bien simple : Dieu en personne. Car Charlemagne a un gros problème : le Très-Haut ne veut pas le laisser tranquille. Le bon roi a le désagréable privilège de se trouver en communication constante et directe avec le monde céleste. Il ne peut pas s'accorder un sommeil réparateur, sans être aussitôt accablé de songes prophétiques, de visions mystérieuses, d'apparitions d'anges ou de saints. S'il se rend en Espagne pour combattre les sarrasins, ce n'est pas de son propre chef, mais parce que saint Jacques l'a sommé d'aller libérer son tombeau galicien. A peine est-il revenu d'une harassante campagne que l'archange Gabriel vient lui ordonner de reprendre les armes, ce qu'il fait bien à contrecœur. Et qu'on ne s'imagine surtout pas que je force le trait : la Chanson de Roland s'achève sur le tableau d'un Charlemagne en pleurs, tirant sur sa barbe de désespoir, au bord de la révolte, après avoir reçu un énième commandement divin. Être le défenseur de la Chrétienté, le champion de la Providence, n'a rien d'une sinécure.
Cette pénible vocation contraint Charlemagne à guerroyer sans cesse contre les sarrasins. Mais qu'est-ce qu'un sarrasin ? Et pourquoi écrire le nom sans majuscule ? Ne devrais-je pas parler plutôt de Sarrasins ? Mais l'Académie Française est formelle : ce sont les noms de peuples qui prennent une majuscule, pas les noms de religion. Or les sarrasins sont les tenants d'une religion, et nullement un peuple. Le mot, dans nos chansons de geste, ne désigne aucune population précise. Les sarrasins sont des païens, et d'ailleurs, les païens sont des sarrasins : les deux termes sont parfaitement interchangeables. Les Norrois, les Saxons, les Arabes et les Turcs sont tous des sarrasins ; sur ce point nos épopées sont unanimes. Même les Francs étaient des sarrasins, avant d'adopter le christianisme suite à la conversion de Clovis. Polythéistes, ils adorent Jupiter, Mahomet (ou Baphomet), Tervagant, Apolin et d'autres dieux tout aussi fantaisistes. Bref, vous l'aurez compris, ils n'ont pas grand-chose à voir avec des musulmans. Mais pour être imaginaires, ces sarrasins n'en sont pas moins redoutables. Aiguillonnés par le diable sans doute – car il est évident, pour nos conteurs, que les dieux des païens sont des démons –, ils semblent n'avoir rien de mieux à faire que d'attaquer à tout bout de champ la Chrétienté en général, et France la douce en particulier. Pour parer leurs assauts, le pauvre Charlemagne a fort à faire.
Heureusement, pour s’acquitter de cette mission épuisante qu'il n'a pas choisie mais qu'il endosse avec résignation, l'empereur à la barbe fleurie peut compter sur le soutien d'une valeureuse équipe de super-héros, aussi braves et costauds que les Avengers ou la Justice League : les douze pairs. Ces pairs-là n'ont rien d'historique : de l'entourage du véritable Charlemagne, nos poètes ignorent tout ou presque et ne se soucient guère, préférant le doter de compagnons fictifs. La liste de ces preux varie d'un texte à l'autre : Léon Gautier en recensa non moins de seize versions différentes, et sans doute pourrait-on en trouver davantage. Mais certains d'entre eux sont des personnages récurrents, qui prennent, au fil des textes, un certain relief. Citons par exemple Turpin, l'archevêque guerrier, Basin le magicien voleur, le sage duc Naimes de Bavière, Ogier le Danois, bon géant colérique à la force invincible, Estoult de Langres, fanfaron farfelu... Et, bien sûr, Roland et Olivier. Comme les Gaulois du village d'Astérix, ces héros sont unis par une amitié indéfectible, mais, braillards et turbulents, ils passent une grande partie de leur temps à se quereller.
Telle est, me semble-t-il, la France des chansons de geste : un royaume flou aux contours vagues (mais investi d'une mission sacrée), dirigé par un roi élu (mais pantouflard), entouré de chevaliers héroïques (mais turbulents et indisciplinés). Tous les ingrédients sont réunis pour que son histoire soit mouvementée. De fait, on ne s'ennuie jamais dans nos épopées.
A ceux qui voudrait s'initier à l'oeuvre, difficile, exigeante, mais ô combien passionnante de Philippe Walter, on pourrait recommander, par exemple, un livre de circonstance, son étude sur le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes :