samedi 19 décembre 2020

Joyeux Noël !

Bien chers lecteurs,

Je prends mes quartiers d'hiver. Nous nous retrouverons en 2021 pour de nouvelles aventures.

En attendant, je vous souhaite à tous un joyeux Noël !

dimanche 6 décembre 2020

De part et d'autre du Rhin

"Les légendes germaniques sont les poèmes de la force. A celle des hommes se mêle, pour la servir ou la combattre, celle de la nature, des éléments, des géants, des gnomes, des nains, des fées, des animaux extraordinaires. Le monde réel ne suffit pas, le monde du merveilleux est évoqué, attiré, mis en action, comme s’il ne pouvait y avoir trop d’êtres pour se mêler à la plus grande des joies et des œuvres, la lutte. Cette puissance d’imagination, qui fait vivant et multiplie sans fin l’irréel, est la véritable puissance de cette poésie. Sa fécondité, dont toutes les ressources servent une seule passion, répand sur toute l’œuvre une beauté farouche et pare d’une sauvagerie héroïque les vertus filles de la violence. Mais ces sanglantes fleurs d’idéal, qui s’épanouiront dans la jeunesse de la race, montrent déjà les taches qui devaient devenir les tares indélébiles de sa maturité. Ces légendes peuplent d’êtres confus un monde imprécis qui n’appartient à aucun âge, à aucune civilisation, à aucune foi, où flottent des réminiscences ou des aspirations contradictoires. Tantôt fabuleuse avec ses esprits, ses nains, ses géants et ses Walkyries, tantôt chrétienne et mystique avec le Saint Graal, qui rayonne sur les enchantements et les métamorphoses du paganisme, cette poésie déjà entasse et ne choisit pas. Elle donne une impression de désordre dans le démesuré et, faute de vraisemblance, les ressources de sa fantaisie répandent la lassitude. Les personnages de ces féeries se meuvent pour l’émerveillement du regard, mais leurs actes pleins de prodiges sont vides de vérité.

Les chansons de geste sont sobres de merveilleux. Elles en ont tout juste ce qu’il faut pour satisfaire au goût du peuple, mais toute leur prédilection est pour les actes raisonnables d’hommes véritables. Elles inventent moins, elles observent plus. Elles donnent l’impression d’une vie de beauté, mais réelle. Elles ne perpétuent pas la monotonie du massacre ; chacune des chansons célèbre un aspect différent du courage, et le raconte en récits où ne manquent ni la mesure ni l’unité. Ainsi, dès ces premières œuvres, apparaissent des dons français.

Ce contraste des formes convient à l’intelligence différente que les deux épopées donnent de la vie.

Dans les poèmes germaniques, tous les êtres, mus comme des automates par des puissances extérieures à eux, sont les favoris ou les victimes d’un destin qui ne les traite pas selon leurs œuvres, mais selon son caprice. Ce destin ne paraît nulle part un architecte de justice ou de miséricorde, sa parfaite indifférence ne songe ni à perfectionner les êtres, ni à expliquer le monde. Les plus surhumains des héros ne sont pas élevés à leur dignité par les mérites de leur vie, mais par une prédestination antérieure à eux ; leur pureté la plus précieuse est l’intégrité du corps vierge ; les élans et la mélancolie des hommes tout à fait hommes sont inconnus à ces êtres brillants et vides, leur armure blanche ne recouvre pas d’âme. S’ils songent à d’autres qu’à eux-mêmes, c’est quand un ordre du destin les oblige par un appel particulier envers un être mystérieusement commis à leur sauvegarde, et ils ne se sentent voués par aucun appel général, par aucun instinct permanent à aucune initiative qui rende les vivants plus heureux et le monde meilleur. Elle-même serait contradictoire avec la condition qui leur est faite. La hiérarchie des hommes ordinaires, des héros plus forts que les hommes, des esprits plus forts que les héros, du destin plus fort que les esprits, enlève à chacun toute chance de franchir le cercle où il est enfermé. Tous ces êtres demeurent passifs, inertes dans leurs prérogatives. Tous se savent d’avance vaincus par le sort, s’ils tentaient de lui résister. Ils lui offrent leurs volontés soumises, par cela seul qu’ils renoncent à le changer, ne songent pas à lui demander compte de ses partialités, et par cela seul qu’il s’impose le tiennent pour sage. Leur vouloir, abdique devant la force des choses, et sur toutes ces existences pèse le respect de la fatalité. Par son invention des êtres surnaturels qui de toutes parts entourent l’homme et le subordonnent, l’esprit allemand dès l’origine a trouvé la forme première de son culte pour la force et pressenti la divinité de l’Etat. Les chants de la petite enfance avouent déjà la faiblesse de l’énergie germanique, son inaptitude morale à distinguer dans sa conscience l’ordre et la force.

Toutes nos chansons de geste sont la voix nette, juste, toujours semblable à elle-même, d’un âge, d’une race et d’une croyance. La société qu’elles chantent, féodale, française, chrétienne, a pour sollicitude unique d’employer, d’unir sa triple puissance en mettant ses armes et sa générosité au service de sa foi. Par le courage de l’épée, l’attachement aux compagnons de guerre, la soumission au chef, elle est féodale ; par le courage de l’honneur, la résistance aux excès de pouvoir, l’indépendance mêlée à la fidélité, elle est française ; par un scrupule de perfection qui cherche toujours et en tout le mieux, elle est chrétienne. Ces fables si diverses portent la même certitude que l’homme est un être libre, que son indépendance doit se faire la servante du bien, que les obstacles opposés au devoir par les circonstances extérieures ou par les tentations secrètes n’excusent personne de s’abstenir, qu’à peu près rien ne résiste à la volonté, qu’elle est convaincue de défaillance par tous les désordres du monde, que tout homme est contre eux un soldat. L’action qui le fait maître des événements, arbitre de sa destinée, serviteur de tous est la seule qui dans ces chants héroïques lui vaille les louanges, la gloire. Et des actions la plus magnifiée par eux est celle qui repousse tous les avantages humains, cherche dans la pénitence le châtiment des fautes, et dans le sacrifice volontaire une offrande à ce Christ dont il faut délivrer la tombe, mais dont il faut surtout devenir la vivante image.

Parce que les poèmes germaniques sont l’épopée de la force matérielle, la femme y tient peu de place. Elle est faite pour gester le mâle en qui se perpétuera le guerrier. Dans les Nibelungen, deux femmes attirent l’intérêt,  parce qu’elles sont moins femmes. Brunhild, reine, belle et vierge, pour choisir entre ses prétendants les éprouve ainsi : ils doivent lancer mieux qu’elle le javelot, sauter plus loin qu’elle, soulever plus haut un rocher, sinon payer de leur tête. Une telle compagne paraît désirable aux guerriers, et, ainsi conquise, elle se soumet sans aimer. Kriemhild, femme de Sigurd, l’aime, mais Sigurd meurt par trahison, et elle le venge. Alors les Nibelungen la suivent dans d’interminables égorgements, et racontent sa fin, parce qu’elle périt comme elle a frappé, en homme, par l’épée. Elle sort de l’ombre quand, sortant de son sexe, elle tue.

Parce que les chansons de geste sont l’épopée de la force morale, les femmes y apparaissent nombreuses, touchantes, grandes. Voici une épouse. A Orange, la femme du comte Guillaume regarde du rempart la bataille dans la plaine. Elle voit une bande de chevaliers emmenés par les Sarrasins, tandis qu’un autre chevalier revient à toute bride. Elle a reconnu sa voix quand il demande l’entrée : mais elle nie qu’il soit Guillaume. Il a levé sa visière et elle a reconnu son visage, mais elle répète qu’il n’est pas Guillaume. Guillaume n’aurait pas abandonné ses compagnons. Et par ce courage de femme, car sa dureté lui coûte envers celui qu’elle aime, elle rappelle au courage le guerrier. Et voici une vierge. Aude, sœur d’Olivier, est fiancée à Roland. Par un silence qui semble respecter la pudeur du grand amour, la Chanson de Roland n’a pas même nommé la jeune fille avant Roncevaux. C’est à l’heure et à la place où se creuse la tombe que ce nom est jeté comme une fleur. Aude ignore : Charlemagne pense que ce n’est pas trop d’une parole souveraine pour avertir cette jeune douleur et, pour la consoler, il offre la main de son fils, le Prince Louis. Aude s’étonne seulement qu’on ait pu croire qu’après avoir perdu Roland, elle puisse vivre. Et, cela dit, elle meurt.

Comme la femme, le héros n’est pas le même dans l’une et l’autre épopée. Germain ou Franc, il est l’homme de la lutte. Mais son courage n’est pas au service des mêmes causes. Pour l’un, la bataille est l’assouvissement de l’instinct, la plénitude de la destinée, la maîtresse de la vie. En cet être, ce n’est ni la tête ni le cœur, mais le bras qui importe, et son geste qui ne se lasse pas d’être homicide sème la monotonie dans l’égorgement. Pour le Franc, la bataille est l’heure d’un devoir, la préparation d’une œuvre plus durable, la servante d’une idée. Le héros des Nibelungen, Sigfrid, ne court à ses victimes que protégé contre elles par de multiples sortilèges. Sa peau baignée dans le sang du dragon est dure comme une écaille ; invulnérable, il se rend invisible quand il veut ; ses armes sont enchantées. Cet être, demi-dieu et demi-monstre, attaque avec tous ses avantages et se bat à coup sûr, sans scrupule, sans comprendre que l’égalité du péril fait la noblesse de la lutte. Frappé à une petite place entre les deux épaules, là où une feuille tombée d’un arbre, au moment du bain magique, empêcha le contact entre la chair du guerrier et le sang du dragon, Sigfrid qui se sent mourir voudrait une dernière fois tuer, et meurt autant de sa colère que de sa blessure, partageant ses imprécations entre le traître qui lui enlève et les amis qui n’ont pas su lui garder l’inestimable vie. Le héros des chansons de geste, Roland, lorsqu’après avoir exposé son corps vulnérable, et, parce que vulnérable héroïque, à la foule des Sarrasins, il sent venue sa dernière heure, entre dans le calme de l’œuvre achevée et de l’espérance proche. Il brise Durandal pour que l’épée ne tombe jamais en de mauvaises mains, et, après avoir frappé sa poitrine, il tend vers Dieu son gant, en vaincu obligé de se rendre, mais qui se rend à son seul maître, en vassal fidèle par-delà la mort.

Le nom même donné à l’épopée germanique est un symbole de toutes ces différences. Les Nibelungen sont des chercheurs de trésor. Le trésor possédé par eux a pris leur nom. Eux et le butin s’appellent de même, comme s’ils formaient un seul tout. C’est le trésor que les héros allemands se disputent. En vain ils savent sa possession funeste, c’est la cupidité plus forte qui fait sortir du fourreau les épées, et le maître de cette vaillance est l’or. Dans les chansons de geste, il y a des cupides. Mais l’or n’est pas le seul ni le plus puissant maître, on évalue autrement la valeur des biens, et, quand on les compare, c’est pour conclure :

Li cuers d’un homme vaut tout l’or d’un pays."

Etienne Lamy, 1914.

mardi 24 novembre 2020

Partie de chasse

La chasse à courre fut de tout temps le déduit le plus prisé de nos rois. On en trouve de nombreuses scènes dans nos chansons de geste, et d'abondants témoignages pour l'époque capétienne. Dès l'époque carolingienne, d'ailleurs, le brave Ermold le Noir nous en livre un tableau saisissant.

Nous sommes en 826. Le roi des Danois, Hérold, fraîchement converti au christianisme par les missionnaires envoyés par Louis le Pieux, est venu rendre hommage à ce dernier en son palais d'Ingelheim, sur le Rhin : c'est par le cours du fleuve que les Danois sont  arrivés, à bord de leurs fameux navires. En l'église d'Ingelheim, Hérold et les hommes de sa suite ont reçu le baptême, en présence de l'empereur, qui les entoure de prévenances. 

Louis le Pieux a l'idée d'inviter ses hôtes à la chasse. Ils se rendent sur une île boisée du Rhin, fort giboyeuse, nous dit Ermold :

"Là abondent les bêtes fauves de toute espèce, dont la troupe se tapit, immobile, par toute l'étendue de la forêt. Les groupes de chasseurs l'envahissent de toutes parts avec leurs nombreuses meutes. César parcourt les champs, monté sur un rapide coursier, et Wito, muni d'un carquois, chevauche à ses côtés. Un flot d'hommes et de jeunes gens se répand, parmi lesquels galope Lothaire. Les Danois sont également là, et Hérold, l'hôte du roi, contemple le spectacle avec curiosité et enthousiasme. Et voici que monte à cheval Judith, la très belle épouse de César, magnifiquement parée : en avant d'elle et derrière elle vont des palatins et une foule de seigneurs, qui lui font escorte par honneur pour le pieux monarque."

Parmi la compagnie de l'impératrice se trouve aussi son tout jeune fils, le futur Charles le Chauve, qui n'est encore âgé que de trois ans. Un âge trop tendre, pensera-t-on, pour prendre à la chasse une part active ? On aurait tort ! Jugez plutôt :

"Or il arrive que, forcé par les chiens, un jeune daim fuit à travers les bois épais et bondit parmi les saules auprès desquels s'étaient arrêtés la cour, l'impératrice Judith et le tout jeune Charles. L'animal passe avec rapidité, mettant tout son espoir dans la vitesse de sa course : à moins de réussir à fuir, il est perdu. Le jeune Charles l'aperçoit, brûle de se mettre à sa poursuite, comme fait d'ordinaire son père, et il supplie qu'on lui donne un cheval. Il réclame ardemment des armes, un carquois, des flèches rapides, et veut courir sur la trace, comme son père. Il fait prières sur prières. Mais sa mère, aux traits si beaux, lui défend de s'éloigner et refuse ce qu'il demande. Si son précepteur et sa mère ne le retenaient, obstiné comme sont les enfants, il s'élancerait à pied. Mais d'autres, partis à la poursuite du jeune animal, le capturent et le ramènent vivant à l'enfant. Alors il saisit des armes à sa taille et frappe la bête tremblante. Tout le charme de l'enfance flotte autour de lui ;  la vertu de son père et le nom de son aïeul rehaussent son prestige : tel Apollon, gravissant les sommets de Délos, faisait l'orgueil et la joie de sa mère Latone."

Pour nous, le spectacle d'un bambin massacrant un daim n'évoque pas vraiment "le charme de l'enfance". Autres temps, autres mœurs ! Mais le petit prince, dans ce passage, nous rappelle bel et bien les enfances des héros de chanson de geste, dont la précoce valeur se révèle souvent, dès leur plus jeune âge, par un caractère affirmé et volontaire, voire emporté, des dispositions innées pour les activités chevaleresque telles que la chasse, et, il faut bien le reconnaître, une certaine agressivité.

samedi 21 novembre 2020

Emma et Eginhard

Au musée d'Evreux, on peut contempler un tableau de Pierre-Auguste Vafflard, qui représente une curieuse scène. On y voit un couple en costume médiéval fantaisiste, une jeune fille portant dans ses bras un jeune homme, pour empêcher que ses pieds ne touchent le sol tapissé de neige.


L'oeuvre n'a rien de bien admirable. Il s'agit d'une de ces médiocres compositions de style troubadour qui abondent au XIXème siècle, dépeignant le moyen âge en toc duquel on s'engoue alors, avec plus d'enthousiasme que de science. Pourtant, elle m'intéresse, cette toile, car l'anecdote qu'elle représente appartient au légendaire entourant Charlemagne. Il s'agit, en effet, des amours d'Emma et d'Eginhard.

Eginhard, son nom vous est peut-être connu. C'est un personnage historique, un clerc qui compte au nombre des savants et hommes de lettres que Charlemagne rassembla autour de lui, et qui donnèrent son impulsion au mouvement de redécouverte du savoir qu'il est convenu d'appeler la Renaissance carolingienne. Eginhard ne payait pas de mine : il était si chétif que ses contemporains le surnommaient Nardulus, le "petit Nard". Pourtant l'empereur le considérait comme un collaborateur capable et important ; il l'employa notamment comme émissaire auprès du Saint Siège. Après la mort de Charlemagne, Eginhard composa, pour son fils Louis le Pieux, la plus précieuse biographie dont nous disposions sur l'illustre souverain : la Vita et gesta Karoli Magni.

Emma, quant à elle, est la fille légendaire de Charlemagne. 

J'insiste sur légendaire. Emma n'a jamais existé. On ne connaît à Charlemagne aucune fille de ce nom, et aucune liaison à Eginhard. L'histoire de leurs amours est donc une pure fiction, l'une de ces innombrables légendes qui l'imagination de nos ancêtres a groupées autour de Charlemagne, le "roi du bon vieux temps" par excellence. De nos jours, quand on un auteur veut inscrire une aventure extraordinaire dans un cadre médiéval fantasmé, il doit inventer un univers d'heroic fantasy pour le faire. Autrefois, il lui suffisait de commencer son récit par : "Au temps de l'empereur à la barbe fleurie...", pour obtenir le même résultat, et la même complicité de son public. Heureux temps...

A l'origine, Emma et Eginhard ne font l'objet que d'une bien mince historiette. Les frères Grimm, dans Les Veillées allemandes, la reproduisent en quelques pages, citant pour source une très obscure chronique médiévale de langue latine. Emma, visitée par son amant lors d'une nuit où il neigea, aurait porté Eginhard dans ses bras pour le reconduire, lui évitant ainsi de laisser dans la neige des traces qui eussent trahi leurs amours clandestines. Mais cette humble légende, par les circonstances frappantes dont elle orne les amours de ses deux héros, a su retenir l'attention des artistes, et a connu en plein XIXème siècle une remarquable reviviscence. 

Outre le tableau médiocre de Vafflard, elle a fait l'objet d'une nouvelle d'Alexandre Dumas père (on la trouve insérée dans sa Chronique de Charlemagne, qui n'est pas une chronique mais un recueil de légendes ; on y trouve même l'histoire de Berthe au grand pied et celle de Rolandin, contées par Dumas avec sa verve coutumière), et d'un opéra de Schubert (qui en mêle l'argument, à la manière d'un scénariste de film d'Astérix, à la légende du géant sarrasin Fierabras). Sachez d'ailleurs que cet opéra a connu une reprise récente, que je trouve absolument superbe (tout-à-fait dans le ton de nos anciennes épopées par ses costumes et sa mise en scène) et qu'il est aisé de se procurer :



Enfin, la légende fournit la trame d'un beau poème d'Alfred de Vigny, La Neige, que je vais d'ailleurs vous livrer in extenso :

La Neige
 
I

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,
Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
Comme la girouette au bout du long clocher !

Ils sont petits et seuls, ces deux pieds dans la neige.
Derrière les vitraux dont l’azur le protège,
Le Roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir,
Car il craint sa colère et surtout son pouvoir.

De cheveux longs et gris son front brun s’environne,
Et porte en se ridant le fer de la couronne ;
Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours
L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours.

Avidement courbé, sur le sombre vitrage
Ses soupirs inquiets impriment un nuage.
Contre un marbre frappé d’un pied appesanti,
Sa sandale romaine a vingt fois retenti.

Est-ce vous, blanche Emma, princesse de la Gaule ?
Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule ?
C’est le page Eginard, qu’à ses genoux le jour
Surprit, ne dormant pas, dans la secrète tour.

Doucement son bras droit étreint un cou d’ivoire,
Doucement son baiser suit une tresse noire,
Et la joue inclinée, et ce dos où les lys
De l’hermine entourés sont plus blancs que ses plis.

Il retient dans son cœur une craintive haleine,
Et de sa dame ainsi pense alléger la peine,
Et gémit de son poids, et plaint ses faibles pieds
Qui, dans ses mains, ce soir, dormiront essuyés ;

Lorsqu’arrêtée Emma vante sa marche sûre,
Lève un front caressant, sourit et le rassure,
D’un baiser mutuel implore le secours,
Puis repart chancelante et traverse les cours.

Mais les voix des soldats résonnent sous les voûtes,
Les hommes d’armes noirs en ont fermé les routes ;
Eginard, échappant à ses jeunes liens,
Descend des bras d’Emma, qui tombe dans les siens.

II

Un grand trône, ombragé des drapeaux d’Allemagne,
De son dossier de pourpre entoure Charlemagne.
Les douze pairs debout sur ses larges degrés
Y font luire l’orgueil des lourds manteaux dorés.

Tous posent un bras fort sur une longue épée,
Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée ;
Par trois vives couleurs se peint sur leurs écus
La gothique devise autour des rois vaincus.

Sous les triples piliers des colonnes moresques,
En cercle sont placés des soldats gigantesques,
Dont le casque fermé, chargé de cimiers blancs,
Laisse à peine entrevoir les yeux étincelants.

Tous deux joignant les mains, à genoux sur la pierre,
L’un pour l’autre en leur cœur cherchant une prière,
Les beaux enfants tremblaient en abaissant leur front
Tantôt pâle de crainte ou rouge de l’affront.

D’un silence glacé régnait la paix profonde.
Bénissant en secret sa chevelure blonde,
Avec un lent effort, sous ce voile, Eginard
Tente vers sa maîtresse un timide regard.

Sous l’abri de ses mains Emma cache sa tête,
Et, pleurant, elle attend l’orage qui s’apprête :
Comme on se tait encore, elle donne à ses yeux
A travers ses beaux doigts un jour audacieux.
L’Empereur souriait en versant une larme
Qui donnait à ses traits un ineffable charme ;
Il appela Turpin, l’évêque du palais,
Et d’une voix très douce il dit : Bénissez-les.

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !

Notons en passant que la plupart des versions modernes ont modifié la condition d'Eginhard, sans doute pas assez romanesque. Du clerc qu'il était en réalité, comme l'Abélard d'Héloïse, Schubert fait un chevalier (tout comme Vafflard semble-t-il, puisque sa toile le pourvoie d'une épée) et Vigny un page. Seul Dumas lui conserve son statut clérical. Pourtant, tout le sel de l'histoire résidait dans le fait qu'Eginhard, n'étant pas de condition chevaleresque, n'était pas pour la princesse un prétendant convenable ! Pourquoi gommer ce trait, par lequel Eginhard différait des autres héros d'histoires d'amour médiévales, tels que Tristan et Lancelot ? Mais sans doute était-on plus snob et plus bégueule au XIXème siècle qu'au XIIème...

jeudi 12 novembre 2020

Les présages de mort dans les chansons de geste

En commentaire à mon dernier billet, une aimable lectrice du nom d'Alix me pose la question suivante : "Est-il vrai que des bruits prophétiques précédaient la mort des paladins antiques ?" Cherchons à y répondre, et tout d'abord, remontons à sa source ! Cette question fait référence aux vers du célèbre poème Le Cor, d'Alfred de Vigny :

J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques...

Ce poème de Vigny fait explicitement référence à Roland et à la bataille de Roncevaux :

Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !

Tournons-nous donc vers la Chanson de Roland. Y trouverons-nous ces bruits prophétiques dont nous parle Vigny ? Eh bien, tout d'abord, on y trouve bien sûr la sonnerie du cor de Roland, qui souffle dans son olifant, avant de mourir, pour prévenir Charlemagne du désastre. Mais qualifiera-t-on de prophétique un tel geste, purement humain ? Ce serait assurément abusif. Toutefois, la mort de Roland est précédée d'autres signes, qui se manifestent à travers toute la France :

En France en ad mult merveillus turment :
Orez i ad de tuneire e de vent,
Pluie e grisilz desmesurëement ;
Chiedent i fuildres e menut e suvent,
E terremoete ço i ad veirement :
De Seint Michel del Peril josq'as Seinz,
Dès Besençun tresqu'al port de Guitsand,
Nen ad recét dunt del mur ne cravent.
Cuntre midi tenebres i ad granz :
N'i ad clartét se li ciels nen i fent.
Hume ne l' veit ki mult ne s'espoënt ;
Dïent plusor : "C'est li definement,
La fin del secle ki nus est en present."
Icil ne l' sevent, ne dïent veir nïent :
C'est li granz doels por la mort de Rollant.

Ce que nous pourrions traduire par :

"En France éclate une prodigieuse tempête : tonnerre et vent, pluie et grésil se déchaînent ; la foudre tombe drue, encore et encore ; de Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer jusqu'à Xanten, de Besançon jusqu'au port de Wissant, il ne reste aucune demeure dont une partie des murs ne s'écroule. A midi, les ténèbres emplissent le ciel, où seuls les éclairs qui le fendent jettent quelque lumière. Nul n'est témoin de ce spectacle sans s'épouvanter à cette vue. Plusieurs disent : "C'est la fin du monde, et nous voici à la consommation des temps." Mais ils se trompent : c'est le grand deuil pour la mort de Roland."

Le plus illustre des paladins de France va mourir. Le Ciel est en deuil. Dieu annonce et salue cette mort par des prodiges, assez dévastateurs en vérité, puisqu'aucune maison ne reste intact sur le territoire frappé. Ce territoire, que l'on peut délimiter en reliant les quatre points géographiques évoqués (le Mont-Saint-Michel, Xanten, Besançon et Wissant) représente sans doute pour le poète la France, au sens strict, telle qu'il l'a connaît de son temps, celle qu'il appelle ailleurs Tere Major, la Terre des Ancêtres : on y reconnait les contrées de langue d'oïl sur lesquelles s'exerce l'influence des Capétiens.

Soulignons qu'il s'agit du deuil pour la mort du seul Roland : le sage Olivier, les dix autres pairs, l'archevêque Turpin, et les vingt mille chevaliers de l'arrière-garde, qui meurent également à Roncevaux, n'ont pas droit à ce privilège. Lorsque le prodige survient, la plupart d'entre eux sont déjà tombés, et leur trépas n'a été accompagné d'aucun signe, annoncé d'aucun présage. Mais Roland est un héros surhumain, le parangon des preux, un personnage impérial et sacré, investi d'une destinée hors du commun ; en termes chrétiens, il est une figure christique, et les circonstances entourant sa mort peuvent donc rappeler les signes qui, dans l'Evangile, sont associés à la Passion du Christ. Il ne s'agit  nullement d'une caractéristique ordinaire et banale de la mort des preux dans les chansons de geste. Vivien, Ogier le Danois, Guillaume d'Orange et Girard de Vienne (pour ne citer que quelques-uns de nos héros les plus fameux) meurent sans effets spéciaux.

Un seul autre personnage épique voit sa mort précédées de signes, c'est Charlemagne, dont le biographe Eginhard rapporte : 

"Pendant les trois dernières années de sa vie il y eut de très fréquentes éclipses de soleil et de lune ; on vit durant sept jours une tâche de couleur sombre dans le soleil. La galerie que Charles avait fait bâtir, avec un soin extrême, pour joindre la basilique à la salle royale, s'écroula tout à coup jusqu'à ses fondations, le jour de l'Ascension du Seigneur. De même, le pont de bois qu'il avait jeté sur le Rhin à Mayence, ouvrage admirable, fruit de dix années d'un immense travail, qui semblait devoir durer éternellement, fut consumé soudainement par un incendie, en trois heure de temps : à l'exception de ce que couvraient les eaux, il n'en resta pas une seule poutre.

Alors qu'il menait sa dernière expédition en Saxe contre le roi des Danois Godfrid, un jour qu'il était sorti du camp avant le lever du soleil pour se mettre en marche, il vit soudain une torche tomber du ciel dans une intense lumière et, par un temps serein, fendre les airs de droite à gauche ; tandis que tous se demandaient avec étonnement ce que présageait ce phénomène extraordinaire, le cheval qu'il montait s'effondra soudainement et le jeta à terre en le faisant passer par-dessus son col, la tête en avant, si violemment que la fibule de son sayon se brisa, le baudrier de son glaive se défit et que ses serviteurs qui s'empressaient autour de lui, le relevèrent sans armes ni manteau ; et même le javelot, qu'il se trouvait avoir alors en main, glissa si loin qu'il gisait à plus de vingt pieds de là.

A cet épisode s'ajouta le fait que le palais d'Aix, à maintes reprises, subit des tremblements et que, dans les pièces où il vivait, les plafonds craquaient souvent. La basilique dans laquelle il fut ensuite enseveli fut frappée par le ciel et la boule d'or qui ornait le faîte du toit fut touchée par la foudre, et projetée sur la maison épiscopale qui jouxtait la basilique. Il y avait, dans cette même basilique, sur le pourtour du mur qui se trouvait entre les arcades du haut et celles du bas, à l'intérieur de l'édifice, une inscription versifiée en ocre rouge indiquant le nom de celui qui avait fait construire le sanctuaire. Au dernier vers, on lisait : LE PRINCE CHARLES. Comme certains le remarquèrent, l'année où il mourut, quelques mois avant son décès, les lettres qui composaient le mot PRINCE étaient à ce point effacées qu'on avait peine à les distinguer."

En fait de paladins antiques, Charlemagne et Roland, les deux principaux héros de notre mythologie, sont les seuls à se voir favorisés de tels prodiges. Heureusement, du reste ! Car ces présages, on le voit, sont dévastateurs : ils causent, dans un cas comme dans l'autre, de grands dégâts matériels. 

Sans doute pourrait-on trouver, en amont, dans la littérature de l'Antiquité, d'autres occurrences de ce motif narratif, appliqué à de grands personnages ou à des demi-dieux. Mais cela nous entraînerait trop loin ! Redescendons plutôt, en aval, vers le bon Rabelais, dont une partie du comique repose sur la parodie de l'épopée. Dans son Quart Livre, il reprend, avec un sourire un peu triste de philosophique dérision, le thème des présages funèbres accompagnant la mort des héros, au chapitre XXVII : Comment Pantagruel raisonne sus la discession des ames Heroicques : & des prodiges horrificques qui procédèrent le trespas du feu seigneur de Langey, chapitre qui lui-même fait écho au XVII, lequel narre sur le mode plaisant Comment Pantagruel passa les isles de Thohu & Bohu : & de l’estrange mort de Bringuenarilles avalleur de moulins à vent.

samedi 7 novembre 2020

Mais au fait, qu'est-ce qu'un paladin ?

Le terme de paladin est fréquemment employé pour désigner les héros de la matière de France, tous ces preux chevaliers qui peuplent nos chansons de geste. Moi-même, je m'en sers souvent dans ce sens. Mais il peut être intéressant de remonter aux origines du mot.

En fait, le mot "paladin" ne se rencontre pas, tel quel, dans nos chansons de geste. Et pour cause : il n'existe tout simplement pas en ancien français ! En revanche, on y rencontre souvent le mot "palasin" ou "palatin", qui est d'abord un adjectif (on parle d'un "comte palatin") avant de devenir un substantif. Le terme vient du latin palatinus, qui désigne un personnage investi de certaines charges dans le palais du souverain. 

Un palasin est donc un officier de la maison royale. Certains héros de chansons de geste portent effectivement ce titre, et sont qualifiés ainsi par nos poètes, parfois avec insistance. Ainsi de l'un des personnages de la geste de Montglane : Bertrand le palasin, le neveu de Guillaume d'Orange, fils de Bernard de Brubant. Mais le mot se réfère à une fonction précise ; il ne s'agit nullement d'un terme générique qui puisse être appliqué sans discernement à n'importe quel preux chevalier. Il ne peut pas davantage servir à désigner collectivement les compagnons de Charlemagne. 

Toutefois, à la fin du moyen âge, le mot tend à devenir susceptible d'un emploi plus lâche, au sens figuré, pourrait-on dire : il arrive au poète Cuvelier, dans la chanson tardive qu'il consacre à Bertrand du Guesclin, d'appeler son héros Bertran , le vaillant palasin. Le titre de baron avait connu une évolution semblable, devenant plus au moins synonyme de preux. Mais cet emploi élargi du terme n'est pas systématique : le vieux français palasin n'est jamais vraiment devenu un terme générique.

Mais nos chansons de geste, on le sait, connurent une immense popularité en Italie, où elles inspirèrent les œuvres de l'Arioste et du Tasse. Dès le XIIIe siècle, les poètes de la péninsule tirèrent de notre palasin ou palatin l'italien paladino. Ils le réservèrent d'abord aux plus prestigieux compagnons de Charlemagne : les douze pairs. C'est encore en ce sens que l'emploie l'Arioste. Pour lui, "paladino" n'est pas une louange mais un titre officiel, auquel seuls Roland, Olivier et leur dix frères d'armes ont droit. Même des héros de premier plan, tels que Roger et Bradamante, ne sont pas qualifiés ainsi, et bien sûr il ne saurait y avoir de paladins sarrasins. Au XVIème siècle, par un juste retour des choses, et grâce au rayonnement des épopées italiennes de la Renaissance, la langue française récupéra le mot, sous la forme qui nous est encore aujourd'hui familière : paladin.

Au sens strict, un paladin devrait donc être un des douze pairs. Toutefois, l'Orlando furioso étant peuplé d'une foule de chevaliers errants, en proie à l'amour, qui courent les aventures les plus étranges et les plus merveilleuses, le terme s'est durablement coloré de quelque chose de cette atmosphère. Il en est venu à signifier, au sens large, quelque chose comme "chevalier d'aventure, chevalier errant du temps jadis, aussi galant que preux". Le terme, même devenu flou, gardait des connotations de noblesse et d'ancienneté, évoquait vaguement le bon vieux temps de Charlemagne. Chez Molière, par exemple, le rusé Covielle explique à Monsieur Jourdain que l'on veut faire grand mamamouchi : "Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre."

De nos jours, le terme connaît une certaine reviviscence du fait de son emploi dans les jeux de rôle. Un paladin, dans Donjons & Dragons et les divers autres titres qui s'en inspirent, c'est une sorte de chevalier sacré, un pieux guerrier qui se bat au service d'un dieu, et reçoit de ce dieu des pouvoirs qui viennent s'ajouter à ses prouesses martiales. Du temps des alignements (les rôlistes sauront à quoi je fais référence), le paladin était Loyal Bon... En cet archétype de personnage revit donc bel et bien quelque chose de nos héros de chansons de geste : leur vocation de miles christi, de combattants fervents en lutte contre les païens, pour la défense de la Chrétienté, et sans doute aussi leur propension à se faire chevaliers errants, à courir les aventures. 

Mais les jeux de rôle n'ont conservé, ni le sens étymologique étroit d'officier de la maison du roi, ni son corollaire le dévouement au souverain, ni les connotations galantes prises par le mot durant son séjour en Italie. Beaucoup de ces jeux de rôle, après tout, nous viennent des Etats-Unis, contrée puritaine où la polissonnerie de l'Arioste, son humour, sa façon toute latine de marier gaiement amour courtois et subtile grivoiserie, ne sont peut-être pas goûtés. Est-ce pour cela qu'aux tables de jeu de rôle, les paladins sont souvent des militaires bornés, aux allures de marines à cheveux ras, à cheval sur le règlement et pas très futés ?

mardi 3 novembre 2020

Paladin : Warriors of Charlemagne

Autrefois, j'étais rôliste. Précisons : je pratiquais le jeu de rôle sur table, avec des amis, des dés, du papier, des stylos et des chips. C'était le temps de mes lointaines études, et j'avais péniblement rassemblé une poignée de camarades pour jouer avec eux à Donjons & Dragons, Ambre, Tiers Âge, et quelques autres jeux. J'étais parfois simple joueur, le plus souvent maître de jeu. Je n'étais pas particulièrement doué, d'ailleurs, que ce soit dans un rôle ou dans l'autre. Mais j'ai tout de même maîtrisé quelques parties mémorables, dont je pense n'être pas le seul à garder un bon souvenir. Et puis, les ans ont passé. J'ai laissé derrière moi les milieux estudiantins, ma région d'origine, d'autres activités m'ont accaparé, et j'ai remisé mes manuels de jeu de rôle à la cave. De loin en loin, je continuais à me renseigner sur les nouveautés touchant ce loisir que j'avais aimé, mais je ne suivais plus tout cela que d'un œil distant, et mes envies passagères de ressortir mes dés du placard restaient toujours velléités.

Et puis, j'ai découvert Paladin : Warriors of Charlemagne.


Vous ne rêvez pas : il s'agit bien d'un jeu de rôle basé sur les chansons de geste et, plus généralement, sur l'univers de la matière de France ! On y incarne des héros, des chevaliers de Charlemagne, qui peuvent côtoyer Roland et Olivier, croiser le fer avec Fierabras et Ferragus, partager les aventures des quatre fils Aymon ! C'est un jeu tout récent, qui doit d'avoir vu le jour à une campagne de financement participatif

Je me le suis procuré aussitôt. En parcourant ses pages, j'ai été très agréablement surpris : l'auteur, Ruben In't Groen, est un véritable connaisseur de nos épopées ! Il ne s'est pas contenter d'utiliser les quelques chansons les plus célèbres, non : il a exploité, pour créer son jeu, jusqu'aux poèmes les plus obscurs ! A l'évidence, il maîtrise à la perfection notre matière épique. Il a même bâti, pour servir de cadre narratif aux aventures des joueurs, une titanesque chronologie fictive, entremêlant très habilement, et de manière presque exhaustive, les données de nos légendes à celles de l'Histoire ! 

Je suis très impressionné par un tel choix car, pour ma part, en tant qu'écrivain, je n'ai pas eu une telle ambition : je me suis borné à reprendre, dans mes livres, les données légendaires, sans chercher à les concilier avec celles de l'Histoire, ce qui me semblait tout bonnement chimérique. Mes lecteurs le savent bien : je me suis borné à renvoyer l'Histoire chez elle avec un coup de pied au cul, en assumant le fait que mes récits parlent d'un Charlemagne imaginaire qui vit dans un monde imaginaire.  Ruben In't Groen me démontre qu'il était possible de rapprocher davantage Histoire et légende, et Dieu sait qu'il a dû s'arracher les cheveux pour y parvenir ! Je crois qu'il faut être soi-même connaisseur en chansons de geste, pour apprécier à sa juste valeur la savante marqueterie dans laquelle il a su juxtaposer une multitude de faits, réels ou fictifs, de manière étonnament harmonieuse. Un vrai travail d'orfèvre !

Si un jour vous passez par-là, M. In't Groen, sachez que je vous tire mon chapeau bien bas !

Soit dit en passant, on peut lire en ligne une très intéressante interview de l'auteur. Je vous la recommande.

Que vous dire d'autre ? Le livre est beau, joliment illustré (quoique assez sobrement). Il propose un système de création de personnages étroitement basé sur les chansons de geste, qui en prend en compte la dimension lignagère : les héros que l'on incarne sont des fils, qui deviendront des pères, et la succession des générations aura une influence sur la manière de jouer. Tout cela est très bien pensé. Différentes régions, différents peuples sont décrits, avec leurs particularités et la manière dont elles peuvent influer sur les personnages qui en sont issus. Il y a aussi un petit bestiaire, galerie de monstres et de créatures dont la plupart proviennent tout droit de nos épopées. Et les scénarios proposés, eux aussi, sont inspirés de chansons de geste. Un vrai bijou que ce jeu !

J'aimerais bien pouvoir dire que suite à cette trouvaille j'ai ressorti mes dés, et que tous les samedis je préside aux  palpitantes aventures de vaillants chevaliers, par les terres sarrasines ou la forêt d'Ardenne. Hélas, je me rends compte que, comme rôliste, je suis bien rouillé. Prendre en main un système de jeu que l'on ne maîtrise pas coûte des efforts. ça n'a jamais été trop mon fort : si j'appréciais Ambre,  le jeu de rôle sans dés tiré de l'univers des Chroniques des princes d'Ambre de Roger Zelazny, c'était en grande partie pour sa simplicité ! En comparaison, Paladin est un jeu complexe. Arriverai-je à me l'approprier ? Je n'ai plus vraiment le temps, ni peut-être la motivation. 

Et puis, je n'ai plus de compères à réunir autour d'une table. J'ai bien tenté de me rapprocher d'une association orléanaise de jeu de rôle, joué quelques parties maîtrisées par d'autres... Mais l'univers de la matière de France est inconnu de la plupart des gens, même chez les rôlistes (dont on pourrait pourtant espérer qu'il soient plus susceptibles que d'autres de s'intéresser à des légendes médiévales) et je n'ai pas perçu chez mes compagnons de jeu occasionnels un grand empressement à s'y initier. La crise sanitaire et le confinement n'arrangent rien, bien sûr. Tout cela restera donc sans doute à l'état de velléité. 

Malgré tout, je suis heureux d'avoir ce jeu dans ma bibliothèque. Plus encore, je suis heureux que ce jeu existe, heureux qu'il ait pu voir le jour, heureux qu'il se soit trouvé suffisamment de gens pour s'intéresser au projet et le soutenir, heureux de savoir qu'il y a, de par le monde, des rôlistes qui partagent des histoires dans l'univers des chansons de geste. Je suis heureux, et reconnaissant, que mes chères vieilles légendes revivent, d'une certaine manière, à travers ce jeu.

lundi 2 novembre 2020

Roland contre les Lamignac

En feuilletant les pages de la belle Encyclopédie des Lutins et autres petites créatures du grand elficologue Pierre Dubois, j'y trouve, dans les pages consacrées aux Lamignac, des créatures du folklore basque peuplant les montagnes, le passage suivant :

"Les relations à hue et à dia, malgré tout, ne se passaient pas si mal. Et puis, ma foi, si on voulait les éviter, rien n'obligeait à monter jusque là-haut. De toute façon chacun y trouvait son compte : Je te vole par-ci par-là quelques parcelles de trésor, tu me voles quelques vaches et moutons, je te donne une barrique de vin, tu me donnes une baguette pour passer les rivières à sec. Quand on poussait le bouchon un peu trop loin : que les hommes faisaient sauter tout un pan de montagne pour tailler une carrière et qu'en représailles les Lamignac balançaient une avalanche de rochers, détournaient un torrent en plein milieu des cultures et des champs, qu'on était presque à en venir aux mains, il y avait toujours moyen de discuter et de passer aux concessions... Les petits humains ne jouaient-ils pas toujours ensemble à saute-ruisseau, à débusquer les marmottes, à courser les isards ? N'était-on pas, au fond, de la même vieille et grande Famille, celle de la montagne, des roches et des cimes ?

... Et il a fallu que ce vieux bidasse de Roland, avec ses airs de héros bravache et son côté demi-solde, vienne tout gâcher. Bien sûr qu'ils avaient eu tort, les Lamignac, de lui goinfrer tout son cheptel en une seule et même nuit. Mais on pouvait encore arranger l'affaire. Les connaissant, c'est à peu près certain qu'ils auraient remboursé. Eh bien, non ! ce sacré traîne-Durendal de Roland n'a pas supporté l'affront. Et que j'te monte là-haut, que j'te les piège, que j'te les traque, que j'te les ratatine à coups de trique de fer et de cailloux. Une vraie guerre de fous ! Même des enfants y sont passés ! Personne n'y a rien compris. Alors les Lamignac survivants sont rentrés au fond de leurs tanières, et on ne les a plus jamais revus."


Sous ses allures de vieux farceur, Pierre Dubois est une source qu'il faut prendre sérieux. Les renseignements qu'il fournit sont souvent d'authentiques traditions populaires, même s'il les entremêle d'inventions de son crû et de commentaires personnels. 

En l'occurence, nous pouvons le vérifier en nous tournant vers les Croyances, mythes et légendes des pays de France du folkloriste Paul Sébillot. Dans les pages consacrées à Roland, nous pouvons lire qu'au pays basque, "Roland est un riche fermier qui accable, sous une grêle de pierres, les Lamignac (sorte de fées, mâles et femelles) qui lui avaient dérobé ses vaches." 

Une grêle de pierre ? Curieux modus operandi pour un combattant ! Mais c'est que, nous explique Sébillot, "parmi les personnages discoboles, il tient le premier rang après Gargantua ; dans le Midi tout au moins, il est le rival de ce géant, et il n'a pas été, comme tant d'autres, dépossédé par lui ; il est même probable qu'il a usurpé dans cette région la place de héros plus anciens. Ils sont au reste parfois en concurrence : un énorme rocher rond des environs de Vence est une pelotte que, pour passer le temps, Roland lançait à Gargantua qui la lui renvoyait ; une autre fois il joue à la paume avec Olivier et son projectile est resté en équilibre sur un gros rocher appelé Paume de Roland dans le Var ; le Palet de Roland, sur les bords du Tech, suppose un trait analogue.

Pour intimider ses ennemis, il lance à douze kilomètres une pierre gigantesque sur laquelle ses doigts sont marqués et plusieurs dolmens doivent leur origine à ses jeux. Il ne recule pas devant le diable et ce trait est attesté par un bloc. Il produit aussi des sources, en trouant une montagne, ou en enfonçant son épée dans le sol."

On conçoit donc qu'une grêle de pierres projetée par Roland soit dévastatrice ! Pauvres Lamignac !

Ce que je trouve surtout amusant dans les traditions basques relatives à Roland, c'est qu'elles semblent tout ignorer de Roncevaux. On aurait pu supposer, l'épisode historique inspirant la légende de Roncevaux ayant opposé les Francs aux Basques, que Roland, dans les légendes basques, serait considéré comme un ennemi. Non seulement ce n'est pas le cas, mais Roland prend lui-même les allures d'un fermier basque : il guerroie contre les Lamignac parce qu'ils lui ont volé ses vaches !

Il y eut bien, au XIXème siècle, époque par excellence des supercheries romantiques, un pseudo-chant épique basque, le Chant d'Altabiscar, censé narrer la bataille de Roncevaux depuis un point de vue basque. Mais c'était une grossière forgerie, oeuvre de gendelettres sans aucune assise dans la tradition populaire, et de nos jours plus personne ne croit à son authenticité.

En somme, les Basques se sont approprié Roland. C'est finalement la manière la plus naturelle, pour un peuple, d'assimiler à ses traditions propres un héros venu de l'extérieur : on observe la même chose au Brésil avec Charlemagne. Quant aux Italiens, on sait qu'ils font naître Rolandin chez eux, près de Sutri, en Romagne, et pour le rendre encore un peu plus romain, ils le font nommer sénateur par le pape ! C'est compréhensible : il n'y a pas de raison pour que les gens veuillent se considérer comme les ennemis d'un personnage dont sa légende fait un personnage positif ; ce serait une réaction assez peu naturelle. Un autre bon exemple serait sans doute Héraklès : du fait de ses douze travaux, il était supposé avoir voyagé un peu partout dans le monde antique, et faisait partout l'objet de récits locaux, narrant divers exploits accomplis par lui. Dans ces récits, nulle part il n'est dépeint comme un ennemi : partout on l'honore comme un héros, on le revendique pour ancêtre, on s'en réclame comme d'un fondateur...

dimanche 1 novembre 2020

Ermold le Noir

Eh bien, puisque nous voici de nouveau confinés, je me propose d'alimenter ce blog régulièrement pendant quelque temps. Rédiger des billets me fournira matière à une petite routine qui, je l'espère, m'évitera de devenir dingue. Enfin, plus dingue que je ne le suis déjà : je suis auteur de chansons de geste, après tout...

Ces derniers temps, je lis l'oeuvre d'Ermold le Noir, un clerc de l'époque carolingienne qui vécut sous le règne de Louis le Pieux, le fils de Charlemagne, et lui consacra un poème. Il s'agit d'une oeuvre de langue latine, composée sur le modèle des épopées classiques, où Ermold, par pure convention, agite comme des hochets tous les dieux traditionnels auxquels il ne croit pas : Jupiter tonne, Phébus épand ses brillants rayons sur le monde, et les Muses chantonnent en dormant. Rien d'inoubliable d'un point de vue littéraire. Mais le texte est intéressant, pour l'amateur de chansons de geste, parce que de nombreux passages y rappellent des scènes de nos épopées.

Prenons par exemple le rassemblement de son ost par Louis le Pieux, à Vannes, en 818, alors qu'il s'apprête à partir guerroyer en Bretagne :

"L'empereur y convoque les Francs, ainsi que les peuples sujets, et s'y rend lui-même. Les premiers arrivés sont les Francs proprement dits, ceux qui ont tout d'abord porté ce nom : rompus à la guerre, ils ont leurs armes toutes prêtes. D'au-delà du Rhin aux eaux blanches viennent des milliers de Suèves, par groupes de cent, puis les Saxons au large carquois et les troupes alliées de Thuringe. La Bourgogne envoie ses guerriers bigarrés et fournit son renfort aux Francs. Je renonce à citer tous les peuples et toutes les nations de l'Europe qui vinrent innombrables."

Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et épitres au roi Pépin, édités et traduits par Edmond Faral, Paris, Champion (Les classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, 14), 1932.

Dans cette courte énumération, Ermold esquisse déjà cette France mouvante, extensible et rétractile, cette graduation dans la nationalité, que l'on retrouve dans les chansons de geste, comme je vous l'indiquais dans mon précédent billet. A grands traits, Ermold délimite trois ensemble : il y a les Francs au sens large, parmi lesquels se trouvent les Francs proprement dits, ceux qui ont tout d'abord porté ce nom, et puis il y a les peuples sujets.

Ermold le Noir n'est ni un grand écrivain, ni un grand historien, mais il a une grande qualité : être suffisamment concis dans ses écrits pour qu'y trouver les quelques pépites dignes d'attention ne coûte pas trop de temps ni d'effort. Je vous reparlerai de lui.

samedi 3 octobre 2020

La France des chansons de geste

 Depuis bientôt dix ans que je tiens un blog intitulé Matière de France, je m'avise que je n'ai jamais tenté de présenter cette fameuse "France" dont il est question ici. Il s'agit pourtant d'une entité dont la définition ne va pas de soi, et qu'il n'est pas facile de capturer dans un filet de mots. Essayons un peu d'en brosser le portrait, à partir des données des poème de la Geste du Roi, mais aussi des divers textes en prose qui s'y apparentent, tels que les Grandes Chroniques de France.

A l'ouest de l'Europe, que l'on nommera plutôt la Chrétienté, se trouve un pays béni, la France, que ses enfants, avec tendresse, appellent « France la douce », mais aussi « l'absolue » (c'est-à-dire « la sainte »). C’est le plus noble royaume sous le ciel et ses habitants, il va sans dire, sont les meilleurs chevaliers du monde. Fougueux et turbulents, ils ont de qui tenir : leurs ancêtres, comme chacun sait, étaient des Troyens, les rescapés de cette glorieuse Ilion dont Homère et Virgile chantèrent la destruction.

Les Francs ou Français (les deux termes sont synonymes pour nos poètes épiques, qui choisissent l’un ou l’autre pour les besoins du rythme ou de la rime) tiennent d'ailleurs leur nom de Francion, fils d'Hector, ancêtre de tous les rois de France. Leur capitale, Paris, a été baptisée en souvenir du fameux prince troyen, Pâris, frère d’Hector et ravisseur de la belle Hélène. Établis en leur nouvelle patrie, ces Troyens exilés devenus Français, qui auparavant n’avaient eu que de simples chefs, élurent leur premier roi, Pharamond. 

Cependant, les contours de la douce France sont passablement flous. Ils ne coïncident pas exactement avec ceux du royaume capétien que les poètes du XIIe ou du XIIIe siècle ont sous les yeux au moment de composer leurs chansons de geste, ni même avec le territoire historique des Carolingiens. En fait, le mot "France", si exalté et glorifié, est aussi étrangement polysémique dans nos textes médiévaux, et le pays portant ce nom semble des plus imprécis et mouvants. 

Parfois la France s'étend de la Manche aux Pyrénées, et représente donc un ensemble géographique dans lequel les Capétiens pouvaient reconnaître le royaume qu'ils revendiquaient (sans toujours réussir à s'y faire obéir de leurs grands feudataires). Souvent, elle se rétracte, pour ne plus signifier que la France de langue d'oïl au nord de la Loire, voire le petit pays de France, ou Parisis, cœur du domaine royal. Mais il lui arrive aussi de se dilater, pour englober l'ensemble de l'empire carolingien, comprenant des régions d'Allemagne ou d'Italie. 

Le terme est si vague qu'il peut devenir nécessaire de préciser, de parler des Francs de France pour désigner les vassaux les plus proches du roi, ceux du Parisis et du domaine royal. En dernier ressort, c'est la relation au roi qui fait vraiment la qualité de Français, car le sentiment national ne fait encore que s'ébaucher, et se distingue mal du dévouement personnel envers le souverain. La nation française n'est, en ces temps reculés, qu'une fragile abstraction, que bien peu d'esprits conçoivent ; les Français, ce sont les hommes du roi.

Au sein de cette France se côtoient, plutôt harmonieusement semble-t-il, diverses identités régionales. À la cour du roi, on croise des « Francs de France », mais aussi des Lorrains et des Provençaux, des Bourguignons et des Gascons, des Bretons et des Normands… Minute, papillon ! Des Normands en plein VIIIe siècle, bien avant Rollon et le traité de Saint-Clair-sur-Epte ? De qui se moque-t-on ? Mais il faut en prendre notre parti : les chansons de geste sont anachroniques en leur essence même. Elles n’hésitent pas à placer aux côtés de Charlemagne des personnages, tels que Richard sans Peur ou Salomon de Bretagne, qui ne furent ni ses vassaux ni même ses contemporains.

À l’origine, comme les Troyens de l’Iliade dont le sang coule dans leurs veines, les Français honoraient les dieux du paganisme. Puis un de leurs rois, Clovis, épousa Clotilde, une princesse burgonde. Or, Clotilde était chrétienne. Elle s’efforça de gagner son époux à sa foi, d’abord sans succès. Mais un beau jour, Clovis, au cours d’une terrible bataille, se vit réduit à une situation désespérée. Ayant invoqué en vain les dieux de ses pères, il résolut de faire appel au Dieu unique que lui prêchait son épouse.

Alors survint un miracle ! Des anges descendirent du ciel, porteurs de cadeaux divins destinés au roi franc : un écu armorié, d’azur à trois fleurs de lys d’or, et l’oriflamme, une lance d’or à la bannière vermeille. Auparavant, nous dit la légende, Clovis avait porté un blason négatif, soulignant son appartenance au paganisme : d’or à trois crapauds de sable. Les dons divins remplacèrent avantageusement cet emblème infamant, et lui procurèrent la victoire.

Clovis consentit ensuite à recevoir le baptême, et son peuple imita son exemple. C’est là que se situe l’épisode célèbre, cher à l’historiographie catholique française, de la Sainte Ampoule apportée à saint Rémi (oui, je sais que les cuistres écrivent saint Remi, sans accent, ce qui est fort laid) par la colombe de l’Esprit Saint : elle sera, par la suite, utilisée pour le sacre des rois. Mais à vrai dire la Sainte Ampoule, objet peu épique, a moins d’importance dans les chansons de geste (qui ne la mentionnent pour ainsi dire jamais) que l’oriflamme et le blason fleurdelisé. Les rois de France conservèrent précieusement ces deux talismans, investis d’une force sacrée. Dès lors, les Français devinrent les plus sûrs soutiens de l’Église.

Vint le règne du bon roi Dagobert. Ce dernier, en sa jeunesse, avait été conduit par un cerf, alors que des poursuivants le traquaient, auprès du tombeau du saint martyr Denis : la protection du saint avait sauvé la vie du malheureux prince, en repoussant ses agresseurs. Devenu souverain, Dagobert témoigna sa reconnaissance au saint évêque en l’adoptant pour patron de son lignage et de son royaume, fit ériger en son honneur une somptueuse basilique, qui allait devenir la nécropole des rois, et remit en sa garde l’oriflamme céleste héritée de Clovis.

Le temps passa, avec son lot de gloires et de misères. Protégée de Dieu, jamais la sainte lignée des rois de France ne s’éteignit. Certes, il fallut un jour aller chercher un lointain cousin, Charles Martel, pour pallier la défaillance d’un monarque incapable ou sans héritier mâle. Mais Charles Martel épousa, nous dit-on, la princesse, fille du précédent souverain, et du reste on nous assure, à grand renfort de généalogies truquées, qu’il était lui-même d’ascendance mérovingienne, descendant du bon roi Dagobert, de Clovis et de Pharamond, et à travers eux de Francion, d’Hector et de Priam. La continuité dynastique était sauve. Ouf ! Nous avions failli nous inquiéter !

Nos récits se déroulent sous le règne de Charlemagne. Les racines germaniques du personnage, occultées de toute façon par le mythe des origines troyennes, sont bien oubliées. Roi de France, le Charlemagne de nos épopées est un roi français jusqu’au bout des ongles, parlant français, chérissant France la douce, et faisant grand cas de ses sujets français (c’est un peu notre Captain America made in France, si vous voulez). Il règne parfois à Aix-la-Chapelle, parfois à Laon ou Orléans, mais le plus souvent à Paris, où il est né : au moment de sa naissance, la foudre s'est abattue dans la cour du palais du roi Pépin le Bref, son père, y faisant jaillir, par miracle, un arbre merveilleux, signe et présage de sa destinée exceptionnelle ; cet arbre ne mourra qu'en même temps que le roi.

Lorsqu'il part en guerre, Charlemagne va chercher l'oriflamme à l'abbaye de Saint-Denis, et passe au pied du tertre où, d'après la tradition, furent martyrisés les saints Denis, Rustique et Eleuthère : la Montjoie. A ces lieux sanctifiés, il doit son célèbre cri de guerre : « Montjoie ! Saint Denis ! ». Roi sacré, oint du Seigneur, élu de Dieu, Charlemagne est dépositaire d'une formidable épée, Joyeuse (que nous appellerions aujourd’hui une épée magique, mais les sources médiévales n’utilisent pas cette expression), qui vaut bien l'Excalibur de son confrère breton, Arthur. Tout comme Clovis, son ancêtre supposé, poètes et imagiers le gratifient des armoiries d'azur fleurdelisées des rois capétiens, auxquelles vient parfois s'ajouter l'aigle noire à deux têtes, sur champ d'or, qui constitue le blason impérial.

Sur sa poitrine pend une majestueuse barbe fleurie, c'est-à-dire blanche, car nos poèmes le dépeignent presque toujours comme un vieillard vénérable, aux allures de patriarche biblique. Dans la Chanson de Roland, il a deux-cents ans passés. Lorsque, par exception, il apparaît sous les traits d'un jouvenceau, il arbore évidemment la blondeur solaire que les canons de beauté de l'époque exigent de tout héros, épique ou romanesque. Son regard, surtout, est si fier et terrible que nul, lorsqu'il est courroucé, ne peut le soutenir longtemps. (Le roi brun, imberbe et bedonnant, à la voix grêle, décrit par Éginhard dans sa Vita Caroli Magni, est prié d'aller se rhabiller.) Du reste, l'âge n'a pas entamé les forces de ce géant haut de huit pieds, toujours capable de pourfendre un cavalier en armes avec sa monture, d'un seul coup de taille.

Est-ce à dire que notre Charlemagne est un va-t-en-guerre enragé ? Les chansons de geste étant des épopées guerrières, on pourrait le penser. En fait, à bien regarder les textes, les choses sont plus nuancées. Notre héros a certes la réputation d'un grand conquérant, mais c'est un peu malgré lui. Les poètes lui donnent rarement le rôle de l'agresseur. Au fond, ce Charlemagne est plutôt pantouflard. Laissé à lui-même, il se bornerait sans doute à gouverner son royaume en bon père de famille, à la manière capétienne, sans rêver de folles équipées ni d'expéditions lointaines. S'il guerroie (au prix de grandes fatigues et souffrances, et généralement sans en retirer d'avantages personnels), c'est le plus souvent parce qu'on l'a attaqué, ou parce qu'on a attaqué le pape, ou ses alliés et vassaux qui sollicitent son secours, ou encore parce qu'il en a reçu l'ordre.

L'ordre ? S'étonnera-t-on. Mais qui donc peut donner des ordres à un roi, empereur de surcroît ? C'est bien simple : Dieu en personne. Car Charlemagne a un gros problème : le Très-Haut ne veut pas le laisser tranquille. Le bon roi a le désagréable privilège de se trouver en communication constante et directe avec le monde céleste. Il ne peut pas s'accorder un sommeil réparateur, sans être aussitôt accablé de songes prophétiques, de visions mystérieuses, d'apparitions d'anges ou de saints. S'il se rend en Espagne pour combattre les sarrasins, ce n'est pas de son propre chef, mais parce que saint Jacques l'a sommé d'aller libérer son tombeau galicien. A peine est-il revenu d'une harassante campagne que l'archange Gabriel vient lui ordonner de reprendre les armes, ce qu'il fait bien à contrecœur. Et qu'on ne s'imagine surtout pas que je force le trait : la Chanson de Roland s'achève sur le tableau d'un Charlemagne en pleurs, tirant sur sa barbe de désespoir, au bord de la révolte, après avoir reçu un énième commandement divin. Être le défenseur de la Chrétienté, le champion de la Providence, n'a rien d'une sinécure.

Cette pénible vocation contraint Charlemagne à guerroyer sans cesse contre les sarrasins. Mais qu'est-ce qu'un sarrasin ? Et pourquoi écrire le nom sans majuscule ? Ne devrais-je pas parler plutôt de Sarrasins ? Mais l'Académie Française est formelle : ce sont les noms de peuples qui prennent une majuscule, pas les noms de religion. Or les sarrasins sont les tenants d'une religion, et nullement un peuple. Le mot, dans nos chansons de geste, ne désigne aucune population précise. Les sarrasins sont des païens, et d'ailleurs, les païens sont des sarrasins : les deux termes sont parfaitement interchangeables. Les Norrois, les Saxons, les Arabes et les Turcs sont tous des sarrasins ; sur ce point nos épopées sont unanimes. Même les Francs étaient des sarrasins, avant d'adopter le christianisme suite à la conversion de Clovis. Polythéistes, ils adorent Jupiter, Mahomet (ou Baphomet), Tervagant, Apolin et d'autres dieux tout aussi fantaisistes. Bref, vous l'aurez compris, ils n'ont pas grand-chose à voir avec des musulmans. Mais pour être imaginaires, ces sarrasins n'en sont pas moins redoutables. Aiguillonnés par le diable sans doute – car il est évident, pour nos conteurs, que les dieux des païens sont des démons –, ils semblent n'avoir rien de mieux à faire que d'attaquer à tout bout de champ la Chrétienté en général, et France la douce en particulier. Pour parer leurs assauts, le pauvre Charlemagne a fort à faire.

Heureusement, pour s’acquitter de cette mission épuisante qu'il n'a pas choisie mais qu'il endosse avec résignation, l'empereur à la barbe fleurie peut compter sur le soutien d'une valeureuse équipe de super-héros, aussi braves et costauds que les Avengers ou la Justice League : les douze pairs. Ces pairs-là n'ont rien d'historique : de l'entourage du véritable Charlemagne, nos poètes ignorent tout ou presque et ne se soucient guère, préférant le doter de compagnons fictifs. La liste de ces preux varie d'un texte à l'autre : Léon Gautier en recensa non moins de seize versions différentes, et sans doute pourrait-on en trouver davantage. Mais certains d'entre eux sont des personnages récurrents, qui prennent, au fil des textes, un certain relief. Citons par exemple Turpin, l'archevêque guerrier, Basin le magicien voleur, le sage duc Naimes de Bavière, Ogier le Danois, bon géant colérique à la force invincible, Estoult de Langres, fanfaron farfelu... Et, bien sûr, Roland et Olivier. Comme les Gaulois du village d'Astérix, ces héros sont unis par une amitié indéfectible, mais, braillards et turbulents, ils passent une grande partie de leur temps à se quereller.

Telle est, me semble-t-il, la France des chansons de geste : un royaume flou aux contours vagues (mais investi d'une mission sacrée), dirigé par un roi élu (mais pantouflard), entouré de chevaliers héroïques (mais turbulents et indisciplinés). Tous les ingrédients sont réunis pour que son histoire soit mouvementée. De fait, on ne s'ennuie jamais dans nos épopées.

mardi 11 août 2020

Canicule

 A ceux qui voudrait s'initier à l'oeuvre, difficile, exigeante, mais ô combien passionnante de Philippe Walter, on pourrait recommander, par exemple, un livre de circonstance, son étude sur le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes :


A ceux qui ne voudront pas se procurer l'ouvrage ou craindront de se lancer dans sa lecture, on recommandera plus modestement celle de cet article, dont voici un extrait, en guise de mise en bouche :

"Pour savoir ce qu’est la canicule aujourd’hui, il suffit aujourd’hui de regarder une chaîne météo mais l’Antiquité et le Moyen Âge expliquaient autrement le phénomène : par le mythe. On entend par là un récit explicatif global, « pré-scientifique », reliant divers phénomènes entre eux avec un but précis : comprendre un phénomène pour pouvoir agir sur lui. C’est pourquoi un mythe se relie, anciennement, à des actes symboliques destinés à l’accompagner ; c’est ce que l’on appelle des rites. Lorsqu’on parle de mythe caniculaire, il faut penser à une interaction entre rite et mythe. On se référera ici à une conception ethno-religieuse du mythe et non à la notion confuse de « mythe littéraire ».

Dès l’Égypte pharaonique qui a légué son savoir à la Grèce puis à Rome, on avait remarqué que la chaleur caniculaire survenait toujours au même moment de l’année : sous le signe du Lion (22 juillet au 23 août). En observant le ciel, on notait la présence pendant cette période d’une étoile appelée Sirius qui se levait avec le soleil (lever héliaque). En Égypte, la canicule était aussi la saison de la crue du Nil qui marquait le début de l’année. Si les Égyptiens appelaient la planète de la canicule Sopdet (Sôpdit), les Grecs la nommaient Chien et les Romains Canicula (Petite Chienne). On en avait peur. Selon Pline, ses effets étaient le bouillonnement de la mer, la fermentation du vin dans les celliers, le hurlement des chiens devenant enragés. On avait donc instauré des rites apotropaïques : le sacrifice de chiens roux chez les Romains et d’hommes roux chez les Égyptiens. On avait aussi instauré des fêtes pour juguler sa nocivité : deux fêtes au début de la période (Neptunalia du 23 juillet et Furrinalia du 25 juillet) déployaient des rites relatifs aux fontaines, aux puits, à l’eau en général ; une autre (Volcanalia du 23 août) la clôturait avec brûlis et bûchers.

Un superbe tympan roman daté de 1120-1140 résume l’imagerie caniculaire en vigueur au xiie siècle, évidemment héritée des conceptions antiques. Il s’agit de plusieurs médaillons décrivant le grand zodiaque sur le linteau du portail central de la basilique de la Madeleine à Vézelay (Yonne). Dans une scène évoquant la Pentecôte, trois figurines au-dessus de la tête du Christ en gloire sont placées entre le signe du Cancer et celui du Lion : une chienne (canicula), une sirène (fée), un fou. En trois images, un parfait condensé du destin caniculaire d’Yvain : la canicule est la période clé qui marque sa destinée ; la sirène est la fée, créature des eaux au Moyen Âge et non plus des airs comme chez Homère ; le fou incarne la folie du héros « bestourné ». De plus, les jours caniculaires correspondent au sommet de l’été, la période la plus chaude au cours de laquelle domine la constellation du Lion. Le tympan de Vézelay suggère d’ailleurs cette relation en incluant les médaillons caniculaires entre les signes du Cancer et du Lion et il faut se souvenir de cette coïncidence saisonnière entre le Chien (caniculaire) et le Lion (zodiacal) lorsqu’on explique le comportement du lion d’Yvain, qui se comporte en réalité comme un chien. D’où viennent tous ces éléments qui tissent l’œuvre de Chrétien de Troyes ? Quels sont les motifs et rites caniculaires qui resurgissent au fil du Chevalier au lion et comment le romancier a-t-il articulé de tels réseaux mythiques pour construire sa propre constellation romanesque ?"

jeudi 6 août 2020

La Table ronde de Charlemagne

J'ai récemment entamé la relecture d'un livre de Philippe Walter, qui fut mon professeur, il y a si longtemps que cela semble une autre vie : Arthur, l'ours et le roi. Voilà qui ne me rajeunit pas...

Le propos de cet ouvrage, c'est de démontrer que le roi Arthur (en dépit des efforts peu convaincants de quelques chercheurs pour tenter de l'identifier à tel ou tel personnage réel, et obscur, du haut moyen âge) n'est pas un personnage historique, mais bien un personnage mythique, ce qui est beaucoup plus intéressant : un avatar d'une ancienne divinité celtique, voire pré-celtique, dont la légende ne peut se déchiffrer qu'en se référant à la très riche mythologie de l'ours. Un animal qui fut l'un de nos premiers dieux, entouré de mille croyances qui laissèrent longtemps maintes traces dans le folklore...

Globalement, je trouve bien sûr la thèse de Walter convaincante. Il la défend avec le brio et l'érudition qui forcèrent mon admiration devant ses cours, du temps où j'étais étudiant. En tout état de cause, un Arthur mythique, et ursin, me semble infiniment plus crédible et satisfaisant pour l'esprit que l'impossible mirage d'un Arthur historique. Le roi Arthur, un officier romano-sarmate ? Allons donc... Autant soutenir l'historicité d'Aragorn fils d'Arathorn, de Conan le Cimmérien ou de Luke Skywalker !

Ceci étant dit, il m'arrive d'avoir quelques menus points de désaccord avec mon ancien professeur. Ce qui, après tout, est bien normal et n'ôte rien à la respectueuse gratitude avec laquelle je me souviens de lui.

Tenez, au sujet de la célèbre Table ronde, Walter souligne (à juste titre, à mon avis) les éléments qui rapprochent cette table de diverses croyance entourant les mégalithes, roches remarquables les pierres enchantées des légendes et du folklore : "carole des géants", "pierres qui virent", "pierres de Gargantua", dolmens et cromlechs qui s'animent en de certaines dates sacrées... Et là, je suis encore d'accord avec lui : il me semble probable, en effet, que le mythe d'Arthur ait beaucoup à voir avec ces pierres à légendes : qu'on songe seulement au perron, ou à l'enclume, dont le roi élu retire sa fameuse épée... Mais pour défendre sa thèse, Walter se sent obligé d'attaquer celles de ses devanciers, tels qu'Alexandre Micha, et là, je trouve qu'il outrepasse son but. Il lui suffisait de l'atteindre.

Citons le maître :

"Peu sensible à la mythologie préchrétienne exploitée par les textes arthuriens, Alexandre Micha a défendu la thèse d'une origine purement chrétienne de la Table ronde, inventée sur le modèle biblique de la table de la Cène. Il y voit une sorte de plagiat réalisé au bénéfice de la chevalerie courtoise. Le critique est peut-être victime ici de la mise en correspondance symbolique des tables mythiques esquissée par Robert de Boron lui-même. Cette concordance ne se comprend qu'à la lumière de la Bible qui a suggéré à Robert de Boron le prétexte même du rapprochement. De plus, il ne peut s'agir de l'origine du thème puisque Wace mentionne la Table ronde bien avant Robert de Boron. Il est plus vraisemblable d'admettre que Robert a christianisé les données d'un antique récit païen où une telle "table" mythique était déjà mentionnée, en rapprochant cette dernière de la table de la Cène où le Christ a partagé son dernier repas avec ses disciples. Tout en n'excluant pas absolument l'existence d'un récit ancien qui aurait fourni la source, Alexandre Micha pense que l'invention de la Table ronde résulte de la fusion de la table de la Cène et de celle des douze pairs de Charlemagne assimilés aux douze apôtres. Ce défaut de perspective ne tient pas assez compte des anciennes traditions celtiques elles-mêmes."

Les arguments de Walter ne sont pas sans pertinence. Je les crois au moins en partie fondés. Mais faut-il refuser tout mérite à l'hypothèse d'Alexandre Micha ? L'idée d'une influence du mythe de Charlemagne sur celui de la Table ronde, après tout, serait loin d'être ridicule...

Rappelons quelques faits.

Tout d'abord, Charlemagne, le personnage historique, possédait très réellement une table ronde. Il en possédait même au moins deux. Nous les trouvons mentionnées et décrites par son biographe, Eginhard, à la fin de sa Vie de Charlemagne, dans le passage où il détaille les legs et donations pieuses faits par l'empereur au moment de sa mort. Il est notamment question de quatre tables précieuses. Je cite :

"Entre autres trésors et richesses, il est établi qu'il y avait trois tables d'argent et une d'or, fort grande et d'un poids considérable. A leur sujet, il résolut et décida que la première, de forme quadrangulaire, sur laquelle est dessinée la ville de Constantinople, devait être portée à Rome, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre, avec les autres présents qui lui avaient été attribués ; que la deuxième, de forme ronde, sur laquelle est figurée une image de la ville de Rome, devait être remise à l'évêché de Ravenne ; quant à la troisième, qui l'emporte de loin sur les autres par la beauté du travail et l'importance du son poids, présentant trois cercles imbriqués figurant le monde entier en réduction et avec finesse, il arrêta qu'elle vînt, ainsi que la table d'or qu'on a dit être la quatrième, en augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu'en aumônes."

C'est surtout la troisième table d'argent qui m'intéresse. Circulaire et "figurant le monde entier", elle possède une indéniable dimension cosmique, tout comme la Table ronde du roi Arthur qui, selon un vers célèbre du Tristan de Béroul, "tornoie comme le monde".

Ce petit fait historique, s'il était isolé, serait insuffisant pour justifier un rapprochement entre la Table ronde et la figure mythique de Charlemagne. Mais d'autres éléments existent. Ainsi, une très ancienne chanson de geste, le Pélerinage de Charles, à peu près contemporaine du Roland (et donc antérieure aussi bien à Wace qu'à Robert de Boron), nous montre Charlemagne et ses douze pairs réunis autour d'une table, et pas n'importe laquelle, puisqu'il s'agit de celle de la Cène !

 L'épisode prend place au cours d'un voyage de l'empereur en Terre sainte. Charles et ses douze pairs se sont rendus en Orient, en tenue de pèlerins : ils ont troqué leurs terribles épées contre des bourdons et, après un long périple, ils parviennent aux lieux saints qu'a honorés la présence du Christ. Les voici qui entrent dans une église. Ils y trouvent une table et treize sièges. Innocemment, ils s'y asseyent, sans se douter de rien. Un témoin, les voyant assis dans les sièges où Jésus et ses apôtres ont partagé la Cène, et Charlemagne trônant à la place du Christ, s'épouvante : tous sont si majestueux qu'il croit Dieu et ses disciples revenus pour la Parousie ! 

Le rapprochement entre les douze pairs de Charlemagne et les douze apôtres est évident dans ce passage. On le retrouve ailleurs. Dans la Saga de Charlemagne, texte scandinave du XIIIème siècle composé pour le roi de Norvège Hakon IV, qui traduit et compile un grand nombre de récits épiques venus de France, nous pouvons lire :

"Un jour que le roi Charlemagne était assis dans son palais entouré de ses vassaux, il leur parla : "Par la grâce de Dieu, si vous le voulez bien, je désire choisir douze chefs pour conduire mon armée et aller affronter bravement les païens." Ils lui répondirent tous en le priant de s'en occuper.
Le roi déclara alors : "Je veux donc désigner en premier Roland mon parent, en second Olivier, en troisième place l'archevêque Turpin, en quatrième Gérier, en cinquième Gérin, en sixième Bérenger, en septième Oton, en huitième Samson, en neuvième Engelier, en dixième Ive, en onzième Ivorie, en douzième Gautier. Je place ces chefs à la tête de mon armée pour combattre les païens en mémoire de l'ordre que Dieu donna à ses douze apôtres de prêcher sa parole dans le monde entier ; et semblablement je veux que chacun d'entre vous apporte à l'autre force et secours dans tous les dangers comme si vous étiez frères de sang." Ils acceptèrent cette mission avec joie."

La cause est entendue : pour les hommes du douzième et du treizième siècles, les auditeurs de nos chansons de geste, les douze pairs sont à Charlemagne ce que les apôtres sont au Christ. Parfois, ils sont réunis autour d'une table, qui en une occurrence au moins, se trouve être celle de la Cène. Le Pèlerinage de Charles ayant été une chanson fort célèbre, à l'influence durable, il y a fort à parier que Wace et Robert de Boron aient connu cette tradition. Na-t-elle pas pu les influencer ?

Soutiendra-t-on que l'hypothèse des racines celtiques de la Table ronde exclut ce rapprochement ? Je ne crois pas qu'il en soit ainsi. En matière de mythologie, deux explications concurrentes ne sont pas mutuellement exclusives. Il peut y avoir plusieurs causes à un fait. Dans le grand chaudron magique de l'inconscient collectif, où mijotent, depuis la nuit des temps, rites et mythes, contes et songes,  attendant que les poètes viennent y puiser pour donner forme à des récits nouveaux, Charlemagne et Arthur ont pu se rencontrer, avec les apôtres et les pierres à légendes, le Christ et l'ours divin du fonds des âges. La Table ronde pourrait résulter "de la fusion de la table de la Cène et de celle des douze pairs de Charlemagne assimilés aux douze apôtres"... ET des traditions celtiques sur les pierres tournoyantes. Pourquoi non ?

Un fait me semble le confirmer. La Table ronde compte de très nombreux chevaliers : cent cinquante, d'après le Lancelot-Vulgate. Or, dans l'iconographie, les imagiers se bornent très souvent à y représenter douze chevaliers, ou treize en comptant le roi Arthur. Douze chevaliers, autant que d'apôtres ou de pairs. Coïncidence, vraiment ? On m'objectera qu'il était impossible à un imagier de représenter cent cinquante chevaliers. Certes. Mais dans ce cas, pourquoi douze, plutôt que dix ou huit ou quinze ? Il me semble que le souvenir des douze pairs de Charlemagne, et à travers eux des apôtres, s'imposait tout naturellement aux esprits médiévaux.
En conclusion, je livre à votre réflexion un dernier indice qui, me semble-t-il, atteste de la persistance du lien, dans l'imaginaire, entre Charlemagne et table ronde. Il s'agit d'un épisode tout historique, lié à la mort de Richard Cœur de Lion. Je cite le Richard Cœur de Lion de Régine Pernoud :

"On venait lui faire part d'une découverte qui ne pouvait le laisser indifférent : l'un des vassaux d'Aimar, Achard, comte de Châlus, avait été alerté par un paysan qui, en labourant, avait découvert un magnifique trésor : une "table d'or", c'est à dire un relief avec des personnages qu'on décrivait comme admirablement sculptés et travaillés, représentant un empereur assis et sa famille, également un bouclier d'argent décoré de figures d'or et nombre de médailles anciennes."

C'est en cherchant à conquérir ce trésor que Richard recevra la blessure dont il mourra.

Mais cet empereur (empereur et non roi !) associé à une table d'or et assis avec sa "famille", c'est-à-dire sans doute avec ses familiers, sa mesnie, les chevaliers de son entourage, ne serait-ce pas Charlemagne flanqué de ses pairs ?

On m'objectera que ce n'est pas prouvé.

Je répondrai que c'est une hypothèse plausible. Aussi plausible, pour le moins, que celles de Philippe Walter. Qui me semblent toujours convaincantes, du reste ! Mais qui ne sont pas d'indiscutables vérités, et qui surtout ne doivent pas balayer d'autres hypothèses, également valables, et pas forcément contradictoires.

Bien évidemment, Arthur, l'ours et le roi demeure un ouvrage tout-à-fait recommandable, auquel je vais d'ailleurs retourner.

mardi 4 août 2020

Emil Ciocoiu est mort

Je viens d'apprendre, avec chagrin, que le peintre roumain Emil Ciocoiu s'est éteint le 1er août dernier. 

Je lui devais bien un hommage. 


Il me faut confesser que je ne suis guère connaisseur en matière de peinture. C'est un art dont je serais bien incapable de parler savamment, et si je me risquais à vous commenter les œuvres de Ciocoiu, je ne pourrais vous en dire que des platitudes. Je les trouve intéressantes, et même très belles, pour certaines d'entre elles, avec leurs touches de couleurs et leurs jeux de lumière.

J'ai connu Ciocoiu par le tableau monumental, représentant Charlemagne, qu'il avait réalisé dans le cadre des célébrations qui ont eu lieu en 2014, à Aix-la-Chapelle, pour le 1200ème anniversaire de la mort de l'empereur.


C'est un Charlemagne qui ne manque pas d'allure, à l'aura cosmique et stellaire, à la fois moderne et fidèle aux représentations traditionnelles du personnage. En le contemplant, il me souvient que, pour nos anciennes légendes, la voie lactée est le chemin de Charlemagne, et la Grande Ourse son char...

Puisse l'empereur accueillir son peintre, au Ciel Empyrée !