mardi 23 avril 2019

Mythologie du cygne

Du fait de sa blancheur, de sa grâce, sans doute aussi des liens qu'il possède à la fois avec les éléments aquatique et aérien, le cygne exerce sur les hommes une fascination qui se traduit, dans de nombreuses mythologies, par une place notable. Dans le monde grec, par exemple, il est l'un des attributs d'Apollon, dieu de la musique et de la lumière solaire, mais dont les flèches représentent aussi la mort : avec ces divers domaines, l'oiseau entretient des relations complexes. 

Apollon
En particulier, la tradition savante héritée de l'antiquité et perpétuée par les bestiaires médiévaux prête au cygne un chant d'une grande beauté (peu en rapport avec son cri véritable) qui atteint son paroxysme lorsque l'animal sent approcher sa mort : c'est le fameux chant du cygne.

Dans le Kalevala, la grande épopée finnoise qu'Elias Lönnrot composa au XIXe siècle en rassemblant les chants populaires de son pays, un récit se rapporte à la figure du cygne. L'un des héros de l'épopée, Lemminkaïnen, entreprend de tuer le cygne de Tuonela, un oiseau mythique, Tuonela étant le royaume des morts. Lemminkaïnen échoue dans sa quête et périt : il ne doit de retrouver la vie qu'aux efforts de sa mère magicienne, qui rassemble les lambeaux de son corps déchiqueté et les recoud.

La mère de Lemminkaïnen

Mais ce sont dans les mythes germaniques et celtiques que nous trouverons les rapports les plus pertinents avec la légende du Chevalier au Cygne.

Dans le domaine scandinave, un manteau de plumes de cygnes, qui leur permet de revêtir l'apparence de l'oiseau et de se mouvoir dans les cieux, est l'attribut des Valkyries, les vierges guerrières au service du dieu Odin, dont la fonction est d'aller recueillir l'esprit des guerriers tués au combat pour les conduire au Valhalla, demeure d'Odin. Ces guerriers morts, appelés Einherjar, sont destinés à se battre aux côtés des dieux au cours de la bataille finale, le Ragnarök ou Crépuscule des Puissances, durant lequel les dieux seront détruits par les forces coalisés des géants, des monstres et des morts malfaisants. Les femmes-cygnes que sont les Valkyries jouent donc un rôle de psychopompe : elles circulent librement d'un monde à l'autre, avec les hommes qu'elles choisissent pour les emporter. Lorsqu'Odin châtie la Valkyrie Brynhild, qui lui a désobéi, en la condamnant à une existence terrestre de femme mortelle, c'est en lui confisquant son manteau de plumes qu'il la prive de sa capacité à rejoindre le monde des dieux.

Valkyrie
Dans le domaine celtique (et en particulier irlandais, puisque c'est en Irlande que la mythologie des peuples celtes se trouve le mieux préservée), les Bansìd (ou "femmes du Sìd", c'est à dire les déesses de l'Autre Monde, domaine peuplé par les morts et les divinités, que les légendes situent sous les tertres ou dans des îles merveilleuses) revêtent volontiers la forme de cygnes pour se rendre d'un monde à l'autre, chose qu'elles font souvent pour entraîner des héros à leur suite dans leurs  domaines, dont il est rarement possible de revenir. Elles aussi ont donc un aspect psychopompe.

Cette faculté à se déplacer entre les mondes nous permet de comprendre comment l'oiseau s'est trouvé rattaché au Chevalier au Cygne. Dès lors que la nef qui, dans le mythe de Scyld Scéfing, se mouvait encore par elle-même, n'a plus paru suffisante pour transporter le héros vers son destin, la faire tirer par un cygne a dû sembler tout naturel, au vu des connotations mythiques que je viens d'évoquer.

Il me reste à évoquer une légende importante : celle des enfants de Lir. Le personnage de Lir compte au nombre des Thuatha dé Danann ou "gens de la tribu de la déesse Dana", c'est à dire les dieux d'Irlande ; son nom est celui de la mer, dont il est pour ainsi dire l'incarnation. Son fils le plus fameux, Manannan Mac Llyr ("Le Mannois fils de Lir"), est un dieu marin, lié à l'île de Man, qui apparaît dans de nombreux récits. Mais Lir a d'autres enfants, au nombre de quatre, dont la destinée est plus sombre : Aedh, Conn, Fiachna et Fionnghuala (trois garçons et une fille). Tous quatre sont changés en cygnes par un maléfice de leur marâtre, Aoife, la seconde épouse de Lir, et condamnés à errer sous cette forme pendant neuf cents ans. L'Irlande ayant été convertie au christianisme par saint Patrick durant cette période, ils retrouvent leur véritable apparence grâce à l'intercession d'un pieux moine et, rattrapés par le temps, ils meurent, mais leurs âmes sauvées s'envolent vers le Paradis.

Les enfants de Lir
Ce dernier récit n'est pas sans évoquer certaines péripéties de la légende du Chevalier au Cygne, mais je ne voudrais pas trop en dire...

dimanche 7 avril 2019

Le Chevalier au Cygne et Beowulf

Dans mon précédent billet, je vous indiquais qu'il existe, dans les sources germaniques et celtiques, des récits qui présentent avec l'histoire du Chevalier au Cygne de frappantes similitudes. Il est temps d'y jeter un coup d’œil. Ce ne sera cependant qu'un survol, car une analyse approfondie de chacun de ces récits réclamerait une étude d'envergure, dépassant de très loin le cadre d'un article de blog.

A ma connaissance, la plus ancienne version identifiable du mythe dont le Chevalier au Cygne est une variante nous est attestée dans le Beowulf, un poème épique anglo-saxon du VIIème siècle. Le héros éponyme de l'oeuvre est un guerrier goth, qui s'illustre dans des combats contre un monstre ogresque, Grendel, et contre un dragon dévastateur qu'il ne terrassera qu'au prix de sa propre vie. Le Beowulf est bien connu des amateurs de l'oeuvre de Tolkien, car Tolkien lui-même l'admirait, a travaillé sur ce texte dans le cadre de ses activités universitaires, et s'en est inspiré dans ses œuvres narratives.

Beowulf et le dragon, par J. R. Skelton

Outre le récit héroïque qui fait l'objet principal du poème, le Beowulf contient des allusions à d'autres légendes, brièvement évoquées, et c'est l'une d'entre elles qui concerne le Chevalier au Cygne. En effet, il est question dans l'épopée d'un héros du nom de Scyld Scéfing, c'est à dire Scyld "à la Gerbe" (quant au prénom de ce héros, il signifie bouclier, écu, et se retrouve dans l'anglais moderne shield). Ce personnage est l'ancêtre mythique d'une dynastie de rois du Danemark, les Scylding ou Skjöldungar, c'est à dire "descendants de Scyld". (Notez que l'on retrouve le suffixe germanique -ing, -ungar, -ungen, qui sert à désigner un lignage, dans le nom de nos propres dynasties royales : Mérovingiens, Carolingiens.)

Le Beowulf rapporte qu'à sa mort, après un long règne prospère et glorieux, le corps de Scyld Scéfing fut placé par ses sujets dans une nef chargée de trésors que l'on confia aux flots, qui l'emportèrent sans que nul ne sût où : on peut y voir un rite funéraire, destiné à assurer le passage du roi dans l'Autre Monde, celui des dieux et des morts, où il pourrait, selon les conceptions religieuses de son peuple, poursuivre son existence en continuant de jouir des richesses mises à sa disposition. 

Cet abandon aux flots serait donc banal, si un autre texte, par le clerc Guillaume de Malmesbury (XIIème siècle) qui se fait ici l'écho de très anciennes traditions, n'apportait pas une précision supplémentaire : si les Danois rendent Scyld à la mer, c'est parce qu'il en est venu. En effet, le héros encore enfant était arrivé chez les Danois mystérieusement, à bord d'une nef sans rames venue accoster d'elle-même sur le rivage de leur terre. Les Danois l'y trouvèrent endormi, une gerbe de blé placée sous sa tête : c'est de là que Scyld tient son nom de "Scéfing", Scyld à la Gerbe, et sans doute faut-il reconnaître en lui un héros civilisateur, dont le rôle fut d'enseigner l'agriculture aux Danois, qui l'avaient choisi pour roi en raison de sa beauté et de ses merveilleux talents.

En somme, l'histoire de Scyld Scéfing, telle que nous pouvons la reconstituer, présente de notables ressemblances avec celle du Chevalier au Cygne : dans les deux récits, un héros aux origines mystérieuses, à bord d'une nef qui n'est mue par aucun moyen humain, et transportant des objets symboliques qui ont valeur de talismans, accoste au rivage d'un pays dont il deviendra le seigneur. Il y exerce une activité bienfaisante, y prend femme et y fonde un lignage dont la destinée sera glorieuse. Puis un beau jour, il repart comme il est venu, par la mer, à bord d'une nef toute semblable à celle qui l'avait amenée, et qui l'emporte on ne sait où... 

Bien sûr, il y a des différences. Ce n'est pas de la même manière que Scyld et Elias se font les bienfaiteurs de leurs peuples respectifs, les objets qu'ils amènent avec eux ne sont pas les mêmes (Elias possède un cor et une épée, Scyld une gerbe de blé) et les circonstances de leur départ sont différentes, puisqu'Elias s'en va bien vivant, alors que Scyld n'est rendu au flot qu'à sa mort (mais c'est une mort en trompe-l’œil, puisque le rite funéraire suppose une forme de survie du roi dans l'Autre Monde). Mais cela ne nous empêche pas de reconnaître en ces récits deux variantes de ce qui est foncièrement un seul et unique mythe.

On pourrait en déduire que l'histoire d'Elias découle de celle de Scyld. Les choses ne sont sans doute pas tout-à-fait aussi simples. Les spécialistes modernes de la mythologie comparée tendent à se méfier des rapports trop directs entre deux récits proches. Autrefois, on établissait volontiers des liens de cause à effet simplistes dans ce domaine (par exemple, l'épisode de la voile noire dans l'histoire de Tristan et Iseult, qui cause la mort de Tristan, viendrait tout simplement de celui de la voile noire du mythe de Thésée, qui cause la mort d'Egée : ce serait une reprise du motif, un plagiat, une copie). Aujourd'hui, on prend davantage en compte le fait que deux récits similaires peuvent descendre d'une origine commune, sans que l'un soit forcément issu de l'autre : c'est la théorie de Georges Dumézil, qui explique volontiers de telles ressemblances par une commune origine indo-européenne des diverses mythologies qu'il étudie.

Mais quoi qu'il en soit, il est certain que l'histoire d'Elias et celle de Scyld Scéfing sont apparentées. Au fond, au-delà des détails mineurs, la seule divergence significatives entre les deux récits, c'est la présence du cygne auprès d'Elias, et son absence dans l'histoire de Scyld.

Le cygne, j'en parlerai justement dans un futur billet...