La légende du Chevalier au Cygne apparaît à la fin du XIIème siècle, et dès son origine elle se rattache à la figure historique de Godefroy de Bouillon : la première trace écrite que nous en ayons est une lettre de Gui de Bazoches, chanoine de Chalons et chroniqueur de la troisième croisade. Dans cette lettre, écrite entre 1175 et 1180, Gui de Bazoches mentionne le Chevalier au Cygne comme aïeul de Baudouin, le frère de Godefroy de Bouillon. Notre histoire est donc une de ces légendes dynastiques par lesquelles les puissants lignages de jadis aimaient à se rêver des ancêtres fabuleux, héros ou divinités.
L'histoire du Chevalier est attestée au Moyen Âge sous de nombreuses formes et dans diverses langues. Des allusions y sont faites dans des écrits de langue latine, et une saga norvégienne du XIIIème siècle, rédigée dans l'entourage du roi Hákon IV Hákonarson, la rattache au cycle de Charlemagne et place le Chevalier au nombre des paladins de l'empereur à la barbe fleurie.
Toutefois, c'est en France et en Allemagne que la légende a connu le plus grand rayonnement. On peut supposer qu'elle s'est diffusée depuis les contrées limitrophes de la France et de l'Empire, des régions à l'allégeance incertaine et mouvante, où les domaines linguistiques se jouxtaient, et où s'enchevêtraient les alleux et les fiefs (tel ce Barrois mouvant d'où vint Jeanne d'Arc, qui était terre d'Empire et fief du roi de France). Peut-on préciser d'avantage ? On peut en tout cas former des hypothèses. Plusieurs indices semblent rattacher la légende à la Lorraine. Tout d'abord, bien sûr, Godefroy de Bouillon, le descendant supposé du Chevalier, fut duc de Lorraine. Par ailleurs, le père du Chevalier, dans une des versions du récit, se nomme Lothaire, or la Lorraine n'était autre que l'ancienne Lotharingie. Enfin le nom allemand du Chevalier provient de celui d'un héros des chansons de geste françaises, Garin le Lorrain, c'est à dire le Loheran Garin dans la langue de l'époque : du Loheran Garin, par déformation, les conteurs allemands ont fait Lohengrin. Or Garin le Lorrain était duc de Lorraine dans nos épopées, où il est le héros principal d'un groupe de chansons : la Geste des Lorrains, qui narre une épouvantable guerre entre deux clans féodaux, les seigneurs de Lorraine et ceux du Bordelais. En France, Garin le Lorrain n'était pas le Chevalier au Cygne, mais il est significatif que le nom de ce personnage, héros régional de la Lorraine, soit devenu en Allemagne celui du Chevalier.
Cela ne signifie pas, cependant, que la Lorraine soit l'origine ultime de la légende. Si l'on pouvait remonter au-delà du XIIème et suivre son cheminement à travers les siècles muets où l'écriture nous fait défaut, sans doute s'apercevrait-on qu'elle se relie à d'antiques mythes celtiques et germaniques, dans lesquels le cygne était un oiseau divin et psychopompe. Mais sonder ces profondeurs nous entraînerait trop loin pour aujourd'hui. Il y a dans les récits irlandais, saxons et scandinaves, des parallèles intéressants à la légende du Chevalier : je les évoquerai dans un futur billet.
Quoi qu'il en soit, la légende du Chevalier au Cygne s'est scindée pour ainsi dire en deux branches, a pris en France et en Allemagne deux formes assez différentes, chacune de ces deux principales versions présentant, bien sûr, plusieurs variantes parfois considérables.
En France, la légende du Chevalier se présente sous la forme d'un groupe de chansons de geste, dont les auteurs sont anonymes et que l'on peut dater, sans plus de précision, de la fin du XIIème siècle. Ces récits constituent ce qu'on pourrait appeler une trilogie, qui se compose des textes suivants :
1) La Naissance du Chevalier au Cygne (Elioxe/Beatrix/Isomberte)
2) Le Chevalier au Cygne
3) La Fin d'Elias
Précisons qu'il existe, de la Naissance du Chevalier au Cygne, plusieurs versions très divergentes que l'on distingue par les différents noms qu'elles prêtent à la mère du Chevalier, qui s'appelle tantôt Elioxe, tantôt Beatrix, tantôt Isomberte. Pour le reste, en dépit de variantes, la tradition est assez unanime, et bien que l'histoire ait été plusieurs fois réécrite, elle est assez stable en ce qu'elle nous apprend de la destinée d'Elias. Car tel est le nom français du Chevalier au Cygne, un nom qu'il faut rapprocher de celui qui est sans doute le nom originel de sa mère, et que j'ai personnellement fait le choix de retenir : Elioxe.
Le Chevalier au Cygne : Les Origines, le premier ouvrage que Nicolas Doucet et moi-même sommes en train de réaliser, et qui doit prendre forme en octobre prochain si suffisamment de contributeurs nous honorent de leur confiance, reprendra la substance de La Naissance du Chevalier au Cygne. J'ai puisé, pour en composer le texte, à plusieurs versions auxquelles j'ai voulu emprunté les traits les plus pittoresques et les plus poétiques : en somme, j'ai voulu distiller la substantifique moelle de la légende. Un second ouvrage, qui paraîtra en 2020, mènera jusqu'à sa conclusion l'histoire du Chevalier, en puisant sa matière aux textes médiévaux du Chevalier au Cygne et de la Fin d'Elias. C'est donc un diptyque que Nicolas et moi allons proposer à nos lecteurs.
Et les versions allemandes, dans tout cela ? Elles sont aujourd'hui les plus connues, en raison de l'adaptation qu'en a donné Wagner, sous la forme de son fameux opéra Lohengrin. Pourtant, je ne m'en suis presque pas servi, non que je n'aime pas Wagner, mais tout simplement parce que mon but était de proposer un récit différent : redire, par le texte et le dessin, la même histoire que Wagner a déjà immortalisée par sa musique n'aurait pas eu grand intérêt. Par ailleurs, je suis avant tout un amoureux des chansons de geste de langue d'oïl, et je cherche depuis des années à les faire connaître et aimer : puiser aux sources françaises était donc pour moi une évidence. Mais je vais tout de même vous dire quelques mots des sources médiévales allemandes qui ont été celles de Wagner.
C'est l'écrivain Wolfram von Eschenbach qui, vers 1210, a fait entrer le Chevalier au Cygne dans la littérature allemande, à travers son roman Parzival, adaptation en langue germanique du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, qui narrait les aventures du jeune chevalier Perceval et mentionnait, pour la première fois, le thème mystérieux, poétique et déjà mystique du Graal, promis à un bel avenir littéraire. Wolfram a traité le récit de Chrétien de Troyes avec une grande liberté, et surtout il lui a ajouté une conclusion que l'on ne trouve dans aucun récit français.
Parzifal devient, sous sa plume, le maître du château de Montsalvage, où des chevaliers élus ont pour fonction de garder le Graal. Il a un fils, Loherangrin (on voit que le nom du Loheran Garin est en train de se transformer en "Lohengrin", c'est une forme intermédiaire). Or, le Graal, chez Wolfram von Eschenbach, n'est pas un plat portant une hostie comme chez Chrétien de Troyes (le sens originel du mot "graal" est celui d'un large plat évasé, et c'est un nom tout à fait commun qui a même une forme au pluriel, on parle d'"un graal, des graaux") ni un calice contenant le sang du Christ, mais une pierre précieuse, sur laquelle apparaissent de temps à autres, de manière surnaturelle, des inscriptions qui sont autant de messages célestes, investissant de périlleuses missions les chevaliers de Montsalvage. C'est à la suite de l'un de ces messages que Loherangrin partira, dans un nef tirée par un cygne, pour accomplir sa destinée...
Cette histoire sera maintes fois réécrite au cours du Moyen Âge, et c'est d'elle que Wagner s'inspirera pour créer son opéra, mais bien sûr ce compositeur inventif, au génie créateur puissant, animé d'idées et d'intentions bien éloignées de celles du Moyen Âge, était de force à ployer la légende à ses propres fins.
Il y a donc deux différences essentielles entre les versions françaises et allemandes de la légende.
Tout d'abord, l'histoire d'Elias se rattache à la matière de France, dont le cycle de la Croisade est une branche, alors que celle de Lohengrin se relie à la matière de Bretagne et au monde arthurien.
En outre, Elias est surtout un ancêtre, le fondateur d'un lignage promis à une glorieuse destinée, l'aïeul de Godefroy de Bouillon. En revanche, en faisant de Lohengrin le fils de Parzifal, Wolfram von Eschenbach a considérablement atténué et presque éliminé cette dimension fondatrice : chez lui, Lohengrin est surtout un descendant. Il clôt un lignage : l'histoire des chevaliers du Graal se referme avec lui, et même s'il a des enfants, ceux-ci n'hériteront pas de sa destinée, ni du lien avec le Graal qui faisait de lui un personnage hors du commun.