A la fin de mon précédent billet sur les origines célestes de l'épée Durendal, je vous faisais part de l'existence d'une autre version relative à la provenance de cette arme, et promettais d'y revenir.
Cela m'aura pris le temps, mais enfin, me revoici. J'y reviens.
D'après une seconde tradition, attestée moins anciennement que la précédente mais remontant tout de même au XIIème siècle, Durendal n'est pas un don céleste reçu par Roland mais une conquête, une prise de guerre. Roland aurait gagné l'arme, en même temps que son cheval Veillantin et que son célèbre olifant, lors de la première bataille à laquelle il aurait pris part, épisode narré par la chanson d'Aspremont, l'un des monuments de notre ancienne littérature. Résumons-en les passages qui concernent notre sujet.
Cette chanson se déroule en Italie, et plus précisément en Calabre, aux alentours du pittoresque massif montagneux de l'Aspromonte dont elle tient son nom. La Calabre a en effet été envahie par Agolant, le très puissant souverain d'Afrique, accompagné par un cortège de rois vassaux et par son propre fils et champion, le formidable guerrier Eaumont, détenteur de la redoutable épée Durendal, de l'excellent destrier Veillantin, et d'un merveilleux olifant à la sonnerie prodigieuse. Charlemagne, défié par les Sarrasins, se porte à leur rencontre pour les combattre, à la tête de ses guerriers, remplissant là son rôle habituel de défenseur de la Chrétienté.
L'armée sarrasine s'est scindée en deux. Agolant réside dans la ville de Reggio, dont il s'est emparé, avec le gros de ses troupes, tandis qu'Eaumont son fils, à la tête d'un parti considérable de guerriers, contrôle une forteresse, la tour de la Happe, au nord de l'Aspromonte. Il se trouve donc en première ligne, et barre la route de l'armée chrétienne. Charlemagne et les siens lui livrent plusieurs batailles, sans réussir à obtenir un succès décisif, car leur adversaire est un héros particulièrement puissant. (Une tradition qui va se développant au fil des siècles rehausse d'ailleurs le prestige d'Agolant et d'Eaumont en faisant d'eux les descendants d'Alexandre le grand, un des Neuf Preux de l'imaginaire médiéval.)
Au cours d'un dernier engagement, les Français et leurs alliés se trouvent presque vaincus. C'est alors que le neveu du roi, le jeune Roland, adolescent point encore adoubé chevalier, déserte le campement où il avait été relégué à la tête de tous les jeunes gens, écuyers et "varlets", qu'il a pu rassembler, et qui se sont armés de bric et de broc : Roland lui-même n'a qu'un bâton en guise d'épée. Pourtant, la charge impétueuse de cette troupe inattendue, qui se jette vaillamment dans la bataille, change le cours de l'affrontement et donne la victoire aux Français.
Le preux mais arrogant Eaumont, qui a refusé jusqu'au dernier moment de sonner de son cor pour appeler son père à la rescousse, s'y résout enfin, mais cet effort est inutile : par un miracle, Dieu empêche le son du cor de parvenir jusqu'à Reggio. Réduit à quia, Eaumont cherche le salut dans la fuite, mais Charlemagne, qui a perdu bon nombre de ses fidèles compagnons depuis le début de la guerre, se jette à ses trousses et, finissant par le rejoindre en un lieu désert, engage un rude duel contre lui. Joyeuse se heurte à Durendal.
Charlemagne est bien sûr un redoutable guerrier, mais déjà vieux. Eaumont, qui est tout aussi redoutable et possède l'avantage d'être dans la force de l'âge, prend le dessus : l'empereur est sur le point de succomber lorsque survient Roland. Le jeune preux, toujours armé de son malheureux gourdin, n'hésite pas un instant à engager le combat contre Eaumont pour protéger son oncle. Esquivant les coups de la redoutable épée qui pourrait aisément le pourfendre, il parvient d'un coup habile à désarmer son adversaire et finit par le terrasser, accomplissant ainsi son premier haut fait.
Un peu plus tard, lorsque Charlemagne adoube son neveu, ainsi que les autres vaillants jeunes gens dont l'intervention a sauvé l'armée chrétienne, il lui remet les dépouilles d'Eaumont, qui lui reviennent de droit puisqu'il les a conquises : l'épée, le destrier et le cor. Roland quitte l'enfance pour devenir un chevalier.
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Adoubement de Roland |
Roland et Charlemagne ont ensuite d'autres démêlés avec Agolant, qui bien sûr veut venger son fils, mais nous les quitterons là, car la reste de la chanson d'Aspremont ne concerne plus notre présent sujet. Si vous voulez connaître la suite, allez donc la lire par vous même : il y a une excellente édition moderne et bilingue (ancien français/français moderne), par François Suard, qui se trouve facilement et n'est pas onéreuse.
Nous savons maintenant comment Roland conquit Durendal. Un texte plus tardif et franco-italien, l'Aquilon de Bavière (XIVème siècle), nous révèle de surcroît comment l'épée était venue en la possession d'Eaumont, et c'est une histoire tout à fait intéressante, que je vais vous résumer.
Agolant avait en fait trois enfants, de deux lits. De Pantasilas, reine des Amazones, avec laquelle il entretint une liaison passagère, il eut des jumeaux : un fils, Trojan, et une fille, Galacielle. D'une autre femme, son épouse et sa reine, il eut le seul Eaumont. Agolant se chargea de l'éducation de ses deux fils, tandis que Pantasilas élevait sa fille en guerrière, selon la coutume des Amazones.
Lorsque Trojan et Eaumont furent en âge d'être adoubés, Pantasilas, voulant faire un présent à son fils, chargea Galacielle de lui porter l'épée Durendal, qu'elle détenait. Mais lorsque Galacielle parvint à Arganor, la cité d'Agolant, Trojan refusa de se porter à sa rencontre pour l'accueillir en bonne et due forme, jugeant qu'une femme ne méritait pas de tels égards. Outrée, Galacielle préféra donc offrir l'inestimable épée à son demi-frère, le courtois Eaumont, dont elle avait reçu un chaleureux accueil.
Après cela, Eaumont et Trojan trouvent tous deux la mort, ainsi que leur père, lors des combats contre Charlemagne sous l'Aspromonte. Galacielle leur survivra et aura deux enfants héroïques, un fils (Roger) et une fille (Marphise) qui tiennent une grande place dans le Roland furieux de l'Arioste.
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Marphise, fille de Galacielle |
Reste une question de taille : d'où vient-elle, cette épée fabuleuse, qui tranche les hauberts et fend les rochers ? Car où que Roland l'ait prise, ce n'est pas une arme ordinaire ! Si elle n'est pas un don céleste, d'où lui viennent ses propriétés merveilleuses, son tranchant, sa résistance ? Au fil des textes, nous apprenons qu'elle a appartenu à d'autres grands guerriers du passé, tels qu'Hector de Troie. Mais qui donc l'a forgée ?
A son sujet, notre tradition épique est unanime : Durendal est l'oeuvre de celui qui, dans l'univers mythique des chansons de geste, est le forgeron-magicien par excellence, créateur de la plupart des épées légendaires : un personnage mystérieux que nos textes de langue romane nomment Galan, Galant ou encore Galanus. En réalité, ce forgeron nous vient tout droit des mythes germaniques, où il s'appelle, selon les pays, Velent, Volünd ou Wieland. S'est-il glissé dans l'épopée française aux temps capétiens, à la faveur de contacts avec l'Allemagne et sa poésie ? Ou sont-ce les Francs de Clovis, bien des siècles auparavant, qui l'ont apporté en Gaule avec le reste de leurs traditions légendaires, dont la plus grande part a péri ? Bien malin qui pourrait le dire.
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Wieland le forgeron |
Ce qui est certain, c'est que Galant/Wieland conserve dans nos épopées le rôle et les facultés qui étaient les siennes dans les mythes germaniques : c'est un forgeron merveilleux, détenteur de secrets qui relèvent de la magie, et créateur d'armes et d'armures fabuleuses, que les preux s'arrachent. Ainsi, Courtain, l'épée d'Ogier le Danois, et Froberge, l'épée de Renaud de Montauban, pour ne citer que les plus célèbres, sont aussi considérées comme des créations de Galant. D'après les textes scandinaves, Wieland est le fils d'un géant et le petit-fils d'une ondine. On le nomme parfois prince des elfes, et ce sont les nains (conçus par cette mythologie comme d'habiles artisans, et comme des êtres chthoniens détenteurs des secrets des métaux que l'on trouve sous la terre) qui lui ont tout appris de son art. Il est également l'époux d'une Walkyrie et, tout comme l’Héphaïstos grec dont il est peu ou prou l'équivalent, Wieland est boiteux, ayant été mutilé par un roi qui voulait le retenir captif pour profiter de ses talents. En pure perte d'ailleurs : Wieland se fabriqua des ailes à l'aide de plumes, et s'échappa en prenant son envol, tel Dédale et Icare.
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L'envol de Wieland |
La tradition lui prête un fils, Witege, vaillant guerrier auquel il remit la puissante épée Mimung, censée être sa meilleure lame, qui est plus ou moins le pendant germanique de Durendal : si l'on voulait harmoniser les données des deux cycles, sans doute pourrait-on assimiler l'une à l'autre.
Galant/Wieland est un personnage intéressant et haut en couleur. De même, les démêlés de Galacielle avec Trojan et Eaumont, d'Eaumont avec Charlemagne et Roland, gagnent à être connus. Nous voici bien embêtés ! Nous avons maintenant deux versions de l'origine de Durendal sur les bras, et toutes deux sont passionnantes ! Laquelle préférer ? Fort heureusement, nous ne sommes pas tenus de choisir : aucune des deux n'est plus vraie ni plus fausse que l'autre. Il ne faut en rejeter aucune, car un mythe est égal à la somme de ses versions.