mercredi 15 août 2018

Durendal, l'épée céleste

Ma dernière série de billets sur les Chroniques de Guillaume Crétin n'ayant pas suscité l'enthousiasme des foules, force m'est de reconnaître que je l'ai laissée en plan. Ma foi, j'aurais eu tort de me retenir, dès lors que la chose ne m'amusait plus, et tant il appert que ce dont je traite ici n'intéresse personne. Mais enfin, l'envie me titille de retourner au clavier. Pour moi. Mon côté hobbit, sans doute, j'aime bien avoir un blog rempli de choses que je sais déjà.

Nous sommes le 15 août, date anniversaire, non pas de la bataille de Roncevaux, bataille mythique  aux dimensions cosmiques qui n'a pas de date et n'existe que dans l'imaginaire, mais de l'embuscade des Pyrénées, cet épisode guerrier banal et sans grande importance qui a servi de prétexte à la Légende. Je veux tout de même saisir l'occasion de retourner à l'épopée rolandienne. Aujourd'hui, cher et hypothétique lecteur, je vais vous parler de Durendal, l'épée de Roland.

Bien évidemment, Durendal n'a rien d'une vulgaire épée médiévale telle qu'on les trouve en plus ou moins bon état dans nos châteaux et nos musées. C'est une arme mythique, une épée fabuleuse, digne de côtoyer dans nos esprits l'Escalibor du roi Arthur, la Balmung de Siegfried, et toutes les autres épées de légende, pourvues d'un nom et d'une destinée, qui figurent dans les mythologies de l'humanité. De telles armes ne sont, après tout, pas si nombreuses. La Grèce antique, par exemple, n'en connut aucune. Durendal mérite donc que l'on s'attarde sur elle.

Ses propriétés les plus évidentes sont son tranchant extraordinaire et sa prodigieuse résistance. Dans la main de Roland (dont, certes, la force est également prodigieuse), Durendal peut pourfendre entièrement, depuis le sommet de leur heaume jusqu'à la sangle de leur destrier, les guerriers sarrasins qu'affronte le neveu de Charlemagne. De surcroît, lorsque Roland tente de briser l'inestimable lame pour empêcher qu'elle ne tombe aux mains de ses ennemis, il ne parvient pas à lui causer le moindre dommage : au contraire, il entaille de ses coups le rocher qu'il frappe. L'épisode est célèbre, je ne m'y attarderai donc pas.

Quelle est l'origine d'une arme aussi redoutable ? A ce sujet, il existe deux versions contradictoires.

La plus ancienne, ou en tout cas celle qui est attestée la plus anciennement, c'est à dire dès la Chanson de Roland, prête à l'épée une origine céleste : elle aurait été apportée par un ange à Charlemagne, qui l'aurait ensuite remise à Roland pour qu'il en use afin de combattre les Sarrasins, au service du Christ et de l'Eglise. Ces scènes proprement mythiques sont bellement représentées par une enluminure, dans un manuscrit allemand qui ajoute à l'épée l'olifant de Roland :


Soulignons la splendeur de cette illustration, dont la composition verticale montre admirablement la chaîne hiérarchique et sacrée qu'est, au moins en théorie, la féodalité : le vassal reçoit son pouvoir du roi, qui reçoit son pouvoir de Dieu. L'ange aurait pu apporter directement Durendal à Roland, puisque l'épée lui est explicitement destinée. Mais il ne le fait pas : il la remet à Charlemagne, roi sacré (et saint, pour les hommes de l'époque) qui fait office d'intermédiaire privilégié entre son peuple et le divin.

Les versions ne s'accordent pas sur le lieu de la remise de Durendal à Charlemagne par l'ange. D'après la Chanson de Roland, ce serait "aux vaux de Maurienne". Des sources allemandes situent l'épisode à Ingelheim sur le Rhin, un lieu qui fut effectivement une des résidences de Charlemagne. La légende expliquerait le nom de la ville : Ingelheim, c'est à dire "demeure de l'ange".

Quoiqu'il en soit, cette version de son origine fait d'emblée de Durendal une arme sacrée, vouée par sa nature même au service des causes de Dieu, et de Roland un élu, un miles Christi, au même titre que Galaad dans le cycle arthurien, par exemple. Les reliques que Roland enchâssera dans le pommeau de l'épée sainte ne feront que renforcer sa sacralité. En effet, d'après la Chanson de Roland, Durendal renferme

La dent seint Perre e del sanc seint Basilie
E des chevels mun seignor seint Denise,
Del vestement i ad seinte Marie.

Autant de reliques qui sont à la fois très illustres et très en rapport avec le personnage de Roland, champion de Dieu, de l'Eglise et de douce France. La dent de saint Pierre, le premier pape, est jointe aux cheveux de saint Denis, le premier évêque de Paris, patron de la France et de ses rois, et au vêtement de Marie, Mère de Dieu et sainte par excellence. Seul le pauvre saint Basile semble n'être là que pour l'assonance.

La Chanson de Roland n'évoque pas véritablement l'aspect de Durendal, mais une source plus tardive et de langue latine, les Annales de Hainaut de Jacques de Guise (XIVème siècle), en fait une belle et intéressante description, que je m'en vais vous citer dans la traduction du marquis de Fortia d'Urban :

"Il avait son épée Durandal, nom qui signifie : donne avec elle un bon coup ; le bras, en effet, se lassera plus tôt que l'épée. Le travail en était merveilleux, la pointe excellente, l'éclat éblouissant. La poignée d'ivoire blanc se terminait par une croix d'or. Sur le pommeau de bérill étaient gravés l'alpha et l'oméga, image symbolique de Dieu."

L'explication du nom de l'épée est bien sûr fantaisiste, simple invention a posteriori d'un auteur désireux d'éclaircir le mystère ; au moins faut-il lui concéder que son explication est en rapport avec les propriétés bien connues de Durendal. Mais la description est très intéressante : la présence de la croix, de l'alpha et de l'oméga soulignent la dimension chrétienne et sacrée de cette lame vouée à terrasser les ennemis de Dieu. Dimension à la fois chrétienne et belliqueuse de l'épée qu'une gravure de Gustave Doré pour le Roland furieux illustre à merveille :


Dans un futur billet, j'évoquerai l'autre version, tout aussi intéressante, que nous livrent nos chansons de geste quant à l'origine de Durendal.