dimanche 1 avril 2018

Les douze Pairs

En suivant la chronique de Guillaume Crétin, nous découvrons une image qui se compose de deux parties bien distinctes :


La plus grande partie de l'enluminure est occupée par une représentation de mouvements de troupes assez banale, comme nous pourrions en relever beaucoup dans le même manuscrit. Mais j'attire votre attention sur la scène de gauche :


Il s'agit d'un épisode important puisqu'il s'agit de l'institution des douze pairs, des personnages qui sont dans les chansons de geste la fine fleur des compagnons de Charlemagne et ses meilleurs guerriers, jouant auprès de lui un rôle similaire à celui des chevaliers de la Table ronde autour d'Arthur, dans la matière de Bretagne.

Soulignons-le, les douze pairs de Charlemagne sont purement fictifs et légendaires. Il y eut bien, aux temps capétiens, des pairs de France, importants vassaux de nos rois chargés d'un rôle symbolique au cours de la cérémonie du sacre, et dont le nombre fut d'abord fixé à douze. Mais la pairie n'existait pas du temps de Charlemagne. Il faut d'ailleurs remarquer que cette idée de douze pairs entourant le roi de France fut imaginée d'après la tradition épique des douze pairs entourant Charlemagne, et non l'inverse, comme l'a exposé le médiéviste Ferdinand Lot dans un article que les prodiges d'internet mettent à la disposition de tous les curieux. Ici, l'imaginaire a donc précédé le réel, et l'a même façonné. Les véritables pairs historiques, dans une bienheureuse ignorance de la distinction entre Histoire et Légende, faisaient très sérieusement remonter leur rôle et leurs prérogatives à Charlemagne, ce dont ils n'étaient pas peu fiers.

C'est dans la Chanson de Roland que les douze pairs font leur première apparition en littérature. Il s'agit d'une fraternité de guerriers d'élite, des compagnons unis par l'estime et l'amitié qui ont pour rôle ordinaire de conduire l'avant-garde de Charlemagne, généralement constituée de vingt milles chevaliers de France. En fait, leur place est là où se trouve le plus grand péril, car ils forment une troupe de choc, qui s'est déjà glorieusement illustrée à maintes reprises lorsque s'ouvre le récit. Lors de la bataille de Roncevaux, nous les trouvons à l'arrière-garde, parce qu'exceptionnellement c'est là que se trouve le danger. Bien que le nom même des pairs suppose l'égalité entre eux, Roland est le plus brillant, le meilleur chevalier et le chef informel du groupe, suprématie que ses amis ne lui contestent d'ailleurs pas.

Dans la Chanson, les douze pairs sont Roland, Olivier, Gérin, Gérier, Bérenger, Oton, Samson, Engelier, Ivon, Ivoire, Anséïs et Girart de Roussillon. Notez que l'archevêque Turpin de Reims, bien qu'il se batte et meurt auprès des douze pairs, n'est pas compté parmi eux : tous sont donc des laïcs. Or, historiquement, la pairie française admettait à l'origine six pairs laïcs et six pairs ecclésiastiques, évêques ou archevêques. C'est d'ailleurs ce que nous donne à voir la miniature.  L'idée des pairs ecclésiastiques est manifestement inspirée du personnage de Turpin. Mais comment et pourquoi, s'il ne figurait pas dans la liste ?

En fait, la liste des douze pairs ne fut jamais stable, et ne cessa de changer durant tout le moyen âge, pour une raison bien simple : à l'exception de Roland, Olivier et Girart de Roussillon, tous ceux que je viens d'énumérer sont de simples figurants, qui n'ont guère de relief et au sujet desquels n'existe pour ainsi dire aucune tradition narrative. Les gesteurs postérieurs ont donc eu l'envie bien compréhensibles de remplacer ces inconnus par des héros épiques fameux, et par rassembler au sein de la pairie les personnages les plus marquants de nos chansons : le duc Naimes de Bavière, Ogier le Danois, Estoult, l'enchanteur Basin et d'autres encore, chaque auteur composant sa propre liste selon ses goûts, sa fantaisie et ses souvenirs littéraires.

Il arriva donc très souvent que l'archevêque Turpin fût mis au nombre des pairs. Il devint l'inspirateur et l'exemple des pairs ecclésiastiques, justifiant la place des princes de l'église au sein de la pairie.

Les critiques modernes, tels que Léon Gautier, ont parfois été tentés de sacraliser la liste du Roland et de lui donner une importance qu'elle n'a pas, comme si elle était "la vraie liste" et revêtait une signification canonique ou historique. Or, ce n'est nullement le cas. La liste du Roland n'est même pas tout à fait la plus ancienne, puisque la Nota Emilianense, un texte latin du XIème siècle (antérieur donc à la plus ancienne version conservée de la Chanson, le Roland d'Oxford) évoque déjà douze neveux de Charlemagne et en énumère six, dont les noms ne correspondent pas tous à ceux du Roland. Pourtant, ce sont ces douze neveux qui, par une évolution de la tradition, vont devenir les douze pairs.

Reste à savoir comment, aux dires de la légende, Charlemagne institua les douze pairs. Nous pouvons en lire le récit dans la Saga de Charlemagne, texte scandinave du XIIIème siècle composé pour le roi de Norvège Hakon IV, qui traduit et compile un grand nombre de récits épiques venus de France. Je cite l'édition de Daniel W. Lacroix au Livre de Poche :

"Un jour que le roi Charlemagne était assis dans son palais entouré de ses vassaux, il leur parla : "Par la grâce de Dieu, si vous le voulez bien, je désire choisir douze chefs pour conduire mon armée et aller affronter bravement les païens." Ils lui répondirent tous en le priant de s'en occuper.

Le roi déclara alors : "Je veux donc désigner en premier Roland mon parent, en second Olivier, en troisième place l'archevêque Turpin, en quatrième Gérier, en cinquième Gérin, en sixième Bérenger, en septième Oton, en huitième Samson, en neuvième Engelier, en dixième Ive, en onzième Ivorie, en douzième Gautier. Je place ces chefs à la tête de mon armée pour combattre les païens en mémoire de l'ordre que Dieu donna à ses douze apôtres de prêcher sa parole dans le monde entier ; et semblablement je veux que chacun d'entre vous apporte à l'autre force et secours dans tous les dangers comme si vous étiez frères de sang." Ils acceptèrent cette mission avec joie."

2 commentaires:

  1. Bonjour,j'ai entendu parler d'un personnage de fiction cité dans Roland furieux Astolphe. Il se disait que sa raison lui avait été volé par la lune. Malheuresement je n'ai rien trouvé sur ce sujet. C'est pour cela que j'aimerai avoir votre avis bien que je pense que c'est une liberté de scénario comme l'appartenance d'Astolphe au 12 pairs de Charlemagne. J'espère que vous verrez ce message. Merci d'avance

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    1. Astolphe (Astolfo en italien, Estoult dans les chansons de geste françaises) est effectivement un personnage de nos épopées. De plus, il apparaît dans le Roland furieux. C'est un chevalier de Charlemagne, compagnon et ami de Roland, qui est souvent considéré comme l'un des douze pairs.

      Toutefois, dans le Roland furieux, ce n'est pas Astolphe, mais Roland qui perd la raison. Astolphe se rend alors sur la lune, dans un char tiré par des hippogriffes, pour rechercher la raison de Roland et la rendre à son ami. Cet épisode, évidemment burlesque, repose sur l'idée que ce que les hommes ont perdu (que ce soit la raison ou des chaussettes) se trouve sur la lune.

      Astolphe lui-même est un personnage très fanfaron et déraisonnable, mais c'est en quelque sorte son état normal (ce qui n'est pas le cas de Roland, qui perd la raison dans des circonstances particulières, auxquelles le Roland furieux doit son titre).

      J'ai écrit un article complet sur le personnage :

      http://matieredefrance.blogspot.com/2017/11/le-fol-estoult.html


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