Nous sommes donc le 25 décembre 800, à la basilique Saint-Pierre de Rome, le bon pape Léon III officie et, ma foi, c'est à peu près tout ce que j'ai à vous en dire. Il s'agit bien sûr d'un épisode symboliquement important, mais les chansons de geste l'évoquent peu, car somme toute un couronnement n'a, en soi, rien d'épique. Bien sûr, la dignité impériale fait partie intégrante du mythe de Charlemagne, qui est toujours pour nos chansons l'empereur à la barbe fleurie, mais le sacre lui-même n'est que rarement et brièvement narré : c'est un événement d'arrière-plan, qui ne se prête guère aux développements tumultueux qu'affectionnent nos poètes.
Charlemagne est revêtu de ses attributs classiques : barbe blanche, fleurs de lys, couronne fermée, rien qui puisse nous surprendre.
Si vous étiez sur un blog historique, je pourrais vous faire de longs discours sur les tenants et les aboutissants politiques de ce couronnement, mais vous n'êtes pas sur un blog historique et, pour parler crûment, on s'en balance. C'est la mythologie qui nous intéresse. Je n'ai donc rien de bien passionnant à vous raconter sur cette image-là. Je vous la propose uniquement parce que je suis un brave homme, tout sauf iconoclaste : je sais que ce couronnement est une image attendue quand on parle de Charlemagne, et je ne veux pas décevoir. Et puis, je suis sensible à ce qu'on pourrait appeler l'esthétique de la majesté.
La seule remarque intéressante que je puisse faire, c'est que ce couronnement précède, dans le manuscrit, le récit de la bataille de Roncevaux. Or, le couronnement a eu lieu en 800, tandis que l'embuscade au cours de laquelle l'arrière-garde fut détruite par les Basques eut lieu le 15 août 778. La bataille devrait donc précéder le couronnement, si les données de l'Histoire étaient respectées. Pourtant, dans la Chanson de Roland, Charlemagne est déjà empereur. La chronique s'accorde donc avec la chanson. Par ailleurs, dans l'épopée, Charlemagne est âgé de plus de 200 ans lors de la bataille de Roncevaux : cet épisode guerrier devrait donc se dérouler après 942, si l'on retient la date de 742 parmi celles qui sont avancées pour la naissance du roi.
Vous l'aurez probablement compris, il est parfaitement absurde d'essayer de s'orienter dans la Légende avec les repères de l'Histoire. La bataille de Roncevaux n'a pas eu lieu en 778, parce qu'elle n'a pas eu lieu dans l'Histoire. Elle a eu lieu dans l'imaginaire. C'est une bataille mythique, aussi mythique que celle de Camlann dans le cycle arthurien, le Ragnarok scandinave, la bataille de Mag Tuired en Irlande ou la Gigantomachie chez les Grecs.
Pour bien faire, et pour assainir la conversation, il faudrait la distinguer radicalement de l'épisode guerrier historique qui l'a vaguement inspirée ou qui, pour mieux dire, lui sert de point d'ancrage pour se rattacher au réel. On pourrait appeler cette péripétie de 778 l'embuscade des Pyrénées, puisque nous n'avons pas la moindre idée de l'endroit précis où elle s'est déroulée. Eginhard, notre seule source vraiment historique à ce sujet, n'en dit rien. La localisation à Roncevaux vient de la Chanson de Roland, poème écrit quatre siècles plus tard et baignant tout entier dans la fiction : jugez du crédit qu'on peut lui faire.
L'idée de distinguer l'embuscade des Pyrénées et la bataille de Roncevaux ne serait d'ailleurs pas novatrice. Girart d'Amiens, l'un de nos poètes, séparait déjà les deux dans son Charlemaine, une biographie épique de l'empereur composée, en forme de chanson de geste, à la charnière du XIIe et du XIIIe siècle. Girart y narre d'abord en passant l'embuscade des Pyrénées, rapidement, comme une simple anecdote sans grand intérêt, comme le fait Eginhard. Plusieurs milliers de vers plus loin, après avoir narré beaucoup d'autres événements s'étendant sur de nombreuses années, il fait le récit grandiose de la bataille de Roncevaux, le crépuscule des dieux de la mythologie française, qui clôt la carrière militaire de Charlemagne et se situe fort longtemps après son accession au rang d'empereur. Pour Girart, ce sont deux affrontements différents. Et Girart a raison, même s'il ignore pourquoi il a raison.
Le problème, c'est qu'en France, il existe encore, de nos jours, des cuistres qui confondent, plus ou moins intentionnellement, l'Histoire et la Légende. C'est une cause d'inutile confusion, pénible et même malsaine : cela nuit à la Légende autant qu'à l'Histoire, parce que bien sûr il est impossible de raconter sereinement une légende, en la donnant pour telle, à quelqu'un qui veut croire, envers et contre tout, qu'il s'agit d'histoire vraie : à chaque géant ou enchanteur s'invitant dans le récit, à chaque trait d'imagination, à chaque anachronisme, il se récriera qu'on se moque de lui. Car certes, ce genre de personne veut être dupé, pourtant il ne peut consentir à l'être que si l'histoire qu'on lui narre est (superficiellement) crédible, et donc réaliste. Au contraire, tout ce à quoi j'aspire est de distinguer le réel de la fiction, et d'aider les autres à le faire.
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