dimanche 15 avril 2018

Charlemagne empereur, Roncevaux et les cuistres

Et voici, toujours pour illustrer la chronique de Guillaume Crétin, le couronnement impérial de Charlemagne :


Nous sommes donc le 25 décembre 800, à la basilique Saint-Pierre de Rome, le bon pape Léon III officie et, ma foi, c'est à peu près tout ce que j'ai à vous en dire. Il s'agit bien sûr d'un épisode symboliquement important, mais les chansons de geste l'évoquent peu, car somme toute un couronnement n'a, en soi, rien d'épique. Bien sûr, la dignité impériale fait partie intégrante du mythe de Charlemagne, qui est toujours pour nos chansons l'empereur à la barbe fleurie, mais le sacre lui-même n'est que rarement et brièvement narré : c'est un événement d'arrière-plan, qui ne se prête guère aux développements tumultueux qu'affectionnent nos poètes.

Charlemagne est revêtu de ses attributs classiques : barbe blanche, fleurs de lys, couronne fermée, rien qui puisse nous surprendre.


Si vous étiez sur un blog historique, je pourrais vous faire de longs discours sur les tenants et les aboutissants politiques de ce couronnement, mais vous n'êtes pas sur un blog historique et, pour parler crûment, on s'en balance. C'est la mythologie qui nous intéresse. Je n'ai donc rien de bien passionnant à vous raconter sur cette image-là. Je vous la propose uniquement parce que je suis un brave homme, tout sauf iconoclaste : je sais que ce couronnement est une image attendue quand on parle de Charlemagne, et je ne veux pas décevoir. Et puis, je suis sensible à ce qu'on pourrait appeler l'esthétique de la majesté.

La seule remarque intéressante que je puisse faire, c'est que ce couronnement précède, dans le manuscrit, le récit de la bataille de Roncevaux. Or, le couronnement a eu lieu en 800, tandis que l'embuscade au cours de laquelle l'arrière-garde fut détruite par les Basques eut lieu le 15 août 778. La bataille devrait donc précéder le couronnement, si les données de l'Histoire étaient respectées. Pourtant, dans la Chanson de Roland, Charlemagne est déjà empereur. La chronique s'accorde donc avec la chanson. Par ailleurs, dans l'épopée, Charlemagne est âgé de plus de 200 ans lors de la bataille de Roncevaux : cet épisode guerrier devrait donc se dérouler après 942, si l'on retient la date de 742 parmi celles qui sont avancées pour la naissance du roi.

Vous l'aurez probablement compris, il est parfaitement absurde d'essayer de s'orienter dans la Légende avec les repères de l'Histoire. La bataille de Roncevaux n'a pas eu lieu en 778, parce qu'elle n'a pas eu lieu dans l'Histoire. Elle a eu lieu dans l'imaginaire. C'est une bataille mythique, aussi mythique que celle de Camlann dans le cycle arthurien, le Ragnarok scandinave, la bataille de Mag Tuired en Irlande ou la Gigantomachie chez les Grecs. 

Pour bien faire, et pour assainir la conversation, il faudrait la distinguer radicalement de l'épisode guerrier historique qui l'a vaguement inspirée ou qui, pour mieux dire, lui sert de point d'ancrage pour se rattacher au réel. On pourrait appeler cette péripétie de 778 l'embuscade des Pyrénées, puisque nous n'avons pas la moindre idée de l'endroit précis où elle s'est déroulée. Eginhard, notre seule source vraiment historique à ce sujet, n'en dit rien. La localisation à Roncevaux vient de la Chanson de Roland, poème écrit quatre siècles plus tard et baignant tout entier dans la fiction : jugez du crédit qu'on peut lui faire.

L'idée de distinguer l'embuscade des Pyrénées et la bataille de Roncevaux ne serait d'ailleurs pas novatrice. Girart d'Amiens, l'un de nos poètes, séparait déjà les deux dans son Charlemaine, une biographie épique de l'empereur composée, en forme de chanson de geste, à la charnière du XIIe et du XIIIe siècle. Girart y narre d'abord en passant l'embuscade des Pyrénées, rapidement, comme une simple anecdote sans grand intérêt, comme le fait Eginhard. Plusieurs milliers de vers plus loin, après avoir narré beaucoup d'autres événements s'étendant sur de nombreuses années, il fait le récit grandiose de la bataille de Roncevaux, le crépuscule des dieux de la mythologie française, qui clôt la carrière militaire de Charlemagne et se situe fort longtemps après son accession au rang d'empereur. Pour Girart, ce sont deux affrontements différents. Et Girart a raison, même s'il ignore pourquoi il a raison.

Le problème, c'est qu'en France, il existe encore, de nos jours, des cuistres qui confondent, plus ou moins intentionnellement, l'Histoire et la Légende. C'est une cause d'inutile confusion, pénible  et même malsaine : cela nuit à la Légende autant qu'à l'Histoire, parce que bien sûr il est impossible de raconter sereinement une légende, en la donnant pour telle, à quelqu'un qui veut croire, envers et contre tout, qu'il s'agit d'histoire vraie : à chaque géant ou enchanteur s'invitant dans le récit, à chaque trait d'imagination, à chaque anachronisme, il se récriera qu'on se moque de lui. Car certes, ce genre de personne veut être dupé, pourtant il ne peut consentir à l'être que si l'histoire qu'on lui narre est (superficiellement) crédible, et donc réaliste. Au contraire, tout ce à quoi j'aspire est de distinguer le réel de la fiction, et d'aider les autres à le faire.

mercredi 11 avril 2018

Le Ring des Avars

En poursuivant notre exploration de la chronique de Guillaume Crétin, nous tombons sur une scène de bataille digne de retenir notre intérêt.



A première vue, l'image est banale. Des troupes de guerriers s'entrechoquent. Les Francs arborent les bannières anachroniques, fleurs de lys et oriflamme, que nous avons l'habitude de voir associées à Charlemagne, et cela ne nous surprend plus. L'empereur lui-même n'est pas visible.

Seul détail remarquable : nous voyons les Francs vainqueurs s'emparer du butin de la victoire :


Rien que de très normal après une bataille, mais il est rare que les imagiers prennent la peine de représenter ces détails prosaïques. Si l'enlumineur l'a fait, c'est peut-être bien que ce butin revêt, en l’occurrence, une importance exceptionnelle.

Au fait, quelle est cette bataille, et qui sont les ennemis vaincus ? D'après le texte de la chronique, ce sont des Huns. L'anachronisme est flagrant. Historiquement, Charlemagne n'a jamais combattu les Huns. Même dans les chansons de geste, qui ne se privent pourtant pas de lui faire affronter des adversaires qui ne furent jamais les siens, voire des peuplades entièrement imaginaires, on ne le voit jamais en découdre avec le peuple d'un Attila ayant vécu trois bons siècles avant lui-même. Mais si ces prétendus Huns ne figurent ni dans l'Histoire, ni dans la Légende de Charlemagne, d'où sortent-ils ?

C'est la scénette du pillage du butin qui nous met la puce à l'oreille. Ceux que le texte nomme des Huns sont en fait des Avars, et la victoire représentée est la prise par les Francs du Ring des Avars. Il s'agit d'un peuple païen, nomade et belliqueux, venu de l'Est, que les hommes du Moyen Âge pouvaient aisément confondre avec les Huns présentant des caractéristiques similaires, mais ayant laissé dans les esprits une impression bien plus forte et durable. (Pour la petite histoire, les Avars voyageaient avec des chariots, dont il se servaient pour transporter le fruit de leurs rapines, et peuvent avoir inspiré les Wainriders, une peuplade fictive de l'oeuvre de l'écrivain Tolkien.) Mais contrairement aux Huns, Charlemagne a eu maille à partir avec les Avars

Ces redoutables pillards avaient édifié, sur la rive gauche du Danube, un vaste camp fortifié, appelé le Ring, siège du pouvoir de leur seigneur portant le titre de kaghan, où ils rassemblaient le butin de leurs maraudes. Depuis cette base, ils lançaient des expéditions dévastatrices en Bavière et dans le Frioul. Mais en 796, Eric, le duc de Frioul, remporta sur eux une importante victoire et prit le Ring. Charlemagne ne prit pas part au combat : c'est pourquoi il est absent de la miniature. Les guerriers francs s'emparèrent du butin des Avars, qui devait être gigantesque : on parle de quinze chariots d'or envoyés à Aix-la-Chapelle, une fortune qui contribua notablement à la puissance de Charlemagne et soutint sa politique dans les années qui suivirent.

Objets d'or provenant du Ring des Avars
Quant aux Avars, après des défaites répétées face aux Francs, ils s'inclinèrent finalement devant leurs ennemis et passèrent sous la protection de Charlemagne, le kaghan lui-même acceptant de recevoir le baptême. Puis ils se désagrégèrent.

dimanche 1 avril 2018

Les douze Pairs

En suivant la chronique de Guillaume Crétin, nous découvrons une image qui se compose de deux parties bien distinctes :


La plus grande partie de l'enluminure est occupée par une représentation de mouvements de troupes assez banale, comme nous pourrions en relever beaucoup dans le même manuscrit. Mais j'attire votre attention sur la scène de gauche :


Il s'agit d'un épisode important puisqu'il s'agit de l'institution des douze pairs, des personnages qui sont dans les chansons de geste la fine fleur des compagnons de Charlemagne et ses meilleurs guerriers, jouant auprès de lui un rôle similaire à celui des chevaliers de la Table ronde autour d'Arthur, dans la matière de Bretagne.

Soulignons-le, les douze pairs de Charlemagne sont purement fictifs et légendaires. Il y eut bien, aux temps capétiens, des pairs de France, importants vassaux de nos rois chargés d'un rôle symbolique au cours de la cérémonie du sacre, et dont le nombre fut d'abord fixé à douze. Mais la pairie n'existait pas du temps de Charlemagne. Il faut d'ailleurs remarquer que cette idée de douze pairs entourant le roi de France fut imaginée d'après la tradition épique des douze pairs entourant Charlemagne, et non l'inverse, comme l'a exposé le médiéviste Ferdinand Lot dans un article que les prodiges d'internet mettent à la disposition de tous les curieux. Ici, l'imaginaire a donc précédé le réel, et l'a même façonné. Les véritables pairs historiques, dans une bienheureuse ignorance de la distinction entre Histoire et Légende, faisaient très sérieusement remonter leur rôle et leurs prérogatives à Charlemagne, ce dont ils n'étaient pas peu fiers.

C'est dans la Chanson de Roland que les douze pairs font leur première apparition en littérature. Il s'agit d'une fraternité de guerriers d'élite, des compagnons unis par l'estime et l'amitié qui ont pour rôle ordinaire de conduire l'avant-garde de Charlemagne, généralement constituée de vingt milles chevaliers de France. En fait, leur place est là où se trouve le plus grand péril, car ils forment une troupe de choc, qui s'est déjà glorieusement illustrée à maintes reprises lorsque s'ouvre le récit. Lors de la bataille de Roncevaux, nous les trouvons à l'arrière-garde, parce qu'exceptionnellement c'est là que se trouve le danger. Bien que le nom même des pairs suppose l'égalité entre eux, Roland est le plus brillant, le meilleur chevalier et le chef informel du groupe, suprématie que ses amis ne lui contestent d'ailleurs pas.

Dans la Chanson, les douze pairs sont Roland, Olivier, Gérin, Gérier, Bérenger, Oton, Samson, Engelier, Ivon, Ivoire, Anséïs et Girart de Roussillon. Notez que l'archevêque Turpin de Reims, bien qu'il se batte et meurt auprès des douze pairs, n'est pas compté parmi eux : tous sont donc des laïcs. Or, historiquement, la pairie française admettait à l'origine six pairs laïcs et six pairs ecclésiastiques, évêques ou archevêques. C'est d'ailleurs ce que nous donne à voir la miniature.  L'idée des pairs ecclésiastiques est manifestement inspirée du personnage de Turpin. Mais comment et pourquoi, s'il ne figurait pas dans la liste ?

En fait, la liste des douze pairs ne fut jamais stable, et ne cessa de changer durant tout le moyen âge, pour une raison bien simple : à l'exception de Roland, Olivier et Girart de Roussillon, tous ceux que je viens d'énumérer sont de simples figurants, qui n'ont guère de relief et au sujet desquels n'existe pour ainsi dire aucune tradition narrative. Les gesteurs postérieurs ont donc eu l'envie bien compréhensibles de remplacer ces inconnus par des héros épiques fameux, et par rassembler au sein de la pairie les personnages les plus marquants de nos chansons : le duc Naimes de Bavière, Ogier le Danois, Estoult, l'enchanteur Basin et d'autres encore, chaque auteur composant sa propre liste selon ses goûts, sa fantaisie et ses souvenirs littéraires.

Il arriva donc très souvent que l'archevêque Turpin fût mis au nombre des pairs. Il devint l'inspirateur et l'exemple des pairs ecclésiastiques, justifiant la place des princes de l'église au sein de la pairie.

Les critiques modernes, tels que Léon Gautier, ont parfois été tentés de sacraliser la liste du Roland et de lui donner une importance qu'elle n'a pas, comme si elle était "la vraie liste" et revêtait une signification canonique ou historique. Or, ce n'est nullement le cas. La liste du Roland n'est même pas tout à fait la plus ancienne, puisque la Nota Emilianense, un texte latin du XIème siècle (antérieur donc à la plus ancienne version conservée de la Chanson, le Roland d'Oxford) évoque déjà douze neveux de Charlemagne et en énumère six, dont les noms ne correspondent pas tous à ceux du Roland. Pourtant, ce sont ces douze neveux qui, par une évolution de la tradition, vont devenir les douze pairs.

Reste à savoir comment, aux dires de la légende, Charlemagne institua les douze pairs. Nous pouvons en lire le récit dans la Saga de Charlemagne, texte scandinave du XIIIème siècle composé pour le roi de Norvège Hakon IV, qui traduit et compile un grand nombre de récits épiques venus de France. Je cite l'édition de Daniel W. Lacroix au Livre de Poche :

"Un jour que le roi Charlemagne était assis dans son palais entouré de ses vassaux, il leur parla : "Par la grâce de Dieu, si vous le voulez bien, je désire choisir douze chefs pour conduire mon armée et aller affronter bravement les païens." Ils lui répondirent tous en le priant de s'en occuper.

Le roi déclara alors : "Je veux donc désigner en premier Roland mon parent, en second Olivier, en troisième place l'archevêque Turpin, en quatrième Gérier, en cinquième Gérin, en sixième Bérenger, en septième Oton, en huitième Samson, en neuvième Engelier, en dixième Ive, en onzième Ivorie, en douzième Gautier. Je place ces chefs à la tête de mon armée pour combattre les païens en mémoire de l'ordre que Dieu donna à ses douze apôtres de prêcher sa parole dans le monde entier ; et semblablement je veux que chacun d'entre vous apporte à l'autre force et secours dans tous les dangers comme si vous étiez frères de sang." Ils acceptèrent cette mission avec joie."