Né vers 1460 et mort en 1525, Guillaume Crétin fut un ecclésiastique haut placé à la cour de France, chantre de la Sainte-Chapelle et aûmonier du roi. Il fut aussi un écrivain, auteur de diverses œuvres poétiques mais également de Chroniques de France en vers, dont le quatrième volume traite de Charlemagne. Il s'agit d'un document fort intéressant, car révélateur de la survie d'une part de notre matière épique à la fin du quinzième siècle, c'est à dire à une époque où les chansons de geste proprement dites sombraient dans l'oubli.
Pourtant, Guillaume Cretin connait encore beaucoup de leur contenu et, dans ses chroniques, il entremêle
les données de l'Histoire à celles qui sont issues de nos légendes. Lui-même se considère comme un historien sérieux et non comme un amuseur : s'il admet dans son récit des éléments tirés des chansons de gestes, c'est que ceux-ci jouissaient encore, à cette date tardive,
d'une véritable créance. On notera en passant que, si Crétin prête foi à un certain nombre de fictions épiques, celles-ci sont principalement relatives à l'expédition de Charlemagne en Espagne et sont d'un caractère grave et sérieux : on ne trouvera pas sous sa plume les péripéties drolatiques qu'il eût pu trouver dans des chansons légères et fantaisistes. Les clercs du Moyen Âge étaient capable d'esprit critique et, comme je l'ai expliqué dans
mon précédent billet, toutes nos légendes ne faisaient pas l'objet du même degré de croyance.
Je me propose de parcourir en votre compagnie, à grands pas et en m'appuyant sur l'iconographie, tout à fait somptueuse, du Manuscrit Français 2820 de la BNF, la portion de ces chroniques qui est consacrée à Charlemagne. Nous verrons ainsi quelles traditions survivaient sur l'empereur à la barbe fleurie au début de la Renaissance, dans des milieux à la fois cultivés et brillants, car Guillaume Crétin écrivait pour le roi et son entourage.
Penchons-nous ensemble sur la première enluminure du manuscrit :
L'histoire de Charlemagne s'ouvre par une scène de songe comme il en est beaucoup dans la littérature du Moyen Âge : l'auteur reçoit en rêve une vision pleine de sens sur le personnage dont il va conter les hauts faits, et c'est précisément cette vision que représente l'enluminure. A gauche, tout en noir, se tient l'auteur lui-même, qui n'est que spectateur. Dans la scène qui se joue sous ses yeux, tout est symbole.
Le guerrier à l'armure dorée n'est autre que
Charlemagne. Il est reconnaissable à sa
couronne fermée, impériale, qui se distingue de la couronne ouverte des rois capétiens, à sa fameuse barbe fleurie,
c'est-à-dire blanche, au
nimbe des saints qui illumine sa tête - car Charlemagne, pour Guillaume Crétin comme pour ses contemporains, est un roi saint - et à
l'aigle noire à deux têtes, l'
aigle bicéphale de sable des armoiries impériales, qui fait traditionnellement partie de l'iconographie de Charlemagne. Ici, les fleurs de lys d'or, fréquemment arborées par notre héros et combinées avec l'aigle (car Charlemagne est roi de France et empereur de Rome) sont absentes, mais nous verrons qu'elles figurent sur d'autres enluminures du manuscrit. Sur cette image et sur elle seule, elles sont remplacées par une
croix blanche qui signifie la vocation chrétienne du roi paladin, champion de Dieu sur terre.
L'épée, quant à elle,
fait très fréquemment partie de l'iconographie de Charlemagne, et l'on peut y reconnaître
Joyeuse, l'arme sacrée du roi dans les chansons de geste, précieux héritage de la lignée royale dont le pommeau abrite la pointe de la Sainte Lance qui perça le flanc du Christ en croix.
Le bouclier est digne d'intérêt : on y voit la croix blanche, associée au calice et à l'hostie, sur un champ rouge, couleur de la Passion et des martyrs : autant d'éléments qui soulignent la dimension chrétienne de la mission du roi. Une inscription,
Scutum Fidei, nous indique que Charlemagne brandit le
bouclier de la foi dont parle saint Paul (
Ephésiens 6 : 13-18).
La femme à la robe verte semée de "F" dorés, soutenant de la main droite le héros qui la protège, est l'allégorie de la Foi. L'étendard vermeil attaché à une lance qu'elle brandit rappelle fortement, et sans doute intentionnellement, l'oriflamme de Saint-Denis, bannière de Charlemagne dans les chansons de geste. On peut y lire, en caractères dorés, Fides sine operibus mortua est, "la foi sans les œuvres est morte" (Jacques 2 : 14-26). Là encore, la signification de cette sentence biblique est claire dans le contexte de la chronique, quoique peut-être rebutante pour nos sensibilités modernes : Charlemagne, chevalier de Dieu, accomplit une oeuvre pie en se battant pour la vraie foi, et le combat spirituel se double ici d'une lutte très concrète contre les ennemis du christianisme.
Les ennemis du christianisme ? Les voilà : ils arrivent par la droite de l'image, foule indistincte de guerriers fort semblables aux
Sarrasins qu'affronte Charlemagne dans les chansons de geste. Ils sont conduits par une femme dont
les yeux bandés indiquent assez qu'elle est dans l'erreur, qu'elle ne voit pas la Vérité.
L'écriteau pendu à son cou nous révèle son identité : on y lit le mot
Pagan, et sa porteuse n'est autre que
le Paganisme allégorisé. Bien sûr,
les chansons de geste ne distinguent nullement les Sarrasins des païens. Ces ennemis sont sans nul doute redoutables, mais ils ne peuvent triompher de Charlemagne :
la lance du Paganisme se brise sur le bouclier de la Foi !
Au sommet de l'image,
la main de Dieu exhibe, sur un fond de lumière de gloire, un
cœur couronné d'où rayonnent des éclairs dorés. Un
phylactère dont Guillaume Crétin tient l’extrémité nous révèle le sens de cet élément :
Cor regis in manu Dei est, "le cœur du roi est dans la main de Dieu". Des mots qui résument admirablement l'esprit de
la Geste du Roi et pourraient en être la devise !
Reste l'arbre aux fruits étranges, à gauche de l'image, sous lequel se dresse Charlemagne. Qu'est-il et qui signifie-t-il ? On pourrait sans doute admettre qu'il ne signifie rien, qu'il est là pour faire joli, ou tout au plus pour situer la scène du songe dans le décor sylvestre qui est le sien d'après le texte et qui rappelle les romans de chevalerie : des romans où, bien souvent, de preux chevaliers se battent pour de belles dames comme Charlemagne le fait ici pour la Foi allégorisée. Mais dans cette image où tout est symbolique, il est tentant de voir davantage en cet arbre, de supposer que l'imagier l'a peint dans une intention précise. Ne rappelle-t-il pas l'arbre miraculeux, né de la foudre en même temps que Charlemagne, signe de sa mission sacrée et destiné à vivre aussi longtemps que lui, d'après une tradition qui remonte à la chanson de Doon de Mayence ? Il peut ne s'agir là que de surinterprétation de ma part, j'en conviens volontiers, mais pour moi ce rapprochement - tout sentimental peut-être - s'impose avec une force irrésistible.