dimanche 25 mars 2018

Le couronnement de Charlemagne et Carloman

Découvrons ensemble l'enluminure suivante de la chronique de Guillaume Crétin :


Les scènes ici décrites sont purement historiques. Ce sont les données de l'Histoire, comme dans les précédentes versions des Grandes chroniques de France sur lesquelles il s'appuie, qui fournissent à Crétin le cadre et la chronologie de son oeuvre : dans cette trame historique s'insèrent un certain nombre de légendes épiques, mais on n'y trouvera pas, par exemple, le récit de la légende des Enfances de Charlemagne, dont les péripéties toutes fictives ne pouvaient se concilier avec les faits relatés.

Les deux scènes de couronnement au sommet de l'image représentent les sacres royaux de Charlemagne et de son frère Carloman après la mort de leur père, Pépin le Bref. Tous deux furent sacrés le même jour, le 9 octobre 768, Charlemagne à Noyon, Carloman à Soissons, et le royaume de leur père fut partagé entre eux, selon la coutume mérovingienne. Ce n'est qu'après la mort de son frère en 771 que Charlemagne réunifiera le royaume des Francs et s'en rendra maître.

Dans le reste de l'enluminure, nous voyons Charlemagne mâter la rébellion du duc d'Aquitaine, Hunald, en 769. Vaincu, Hunald fut livré à Charlemagne par son propre allié, le duc Loup de Vasconie auprès duquel il s'était réfugié.

Bien que ses scènes soient historiques, nous voyons s'y mêler plusieurs détails qui font partie intégrante de la légende de Charlemagne. Son armée arbore les emblèmes auxquels les chansons de geste et leur iconographie nous ont habitués : les armoiries de France, d'azur à trois fleurs de lys d'or, auxquelles ne s'ajoute pas encore l'aigle impériale puisque Charles n'est encore que roi, et l'oriflamme de Saint-Denis, bannière vermeille ici frappée de la croix blanche (ce qui est historiquement inexact mais renforce la symbolique chrétienne de l'étendard sacré).

La scène de la capture d'Hunald, au premier plan, nous permet surtout d'admirer de près notre jeune héros. Une telle représentation juvénile de Charlemagne est exceptionnelle, car la tradition iconographique fait de lui un vieillard, figuré presque partout avec sa célèbre barbe blanche. Dans les enluminures des chroniques de Crétin, nous auront la chance de voir le passage des ans marquer l'apparence du roi de manière réaliste.


Remarquez la blondeur lumineuse que l'imagier prête au jeune roi. Elle n'est pas conforme à l'Histoire : son biographe Eginhard nous apprend qu'en réalité, Charlemagne était brun. Mais le peintre est ici fidèle à l'esprit des chansons de geste, qui prêtent des cheveux d'or à presque tous les héros, et notamment au jeune Charlemagne dans la légende de ses Enfances. Les canons de beauté de l'époque le voulaient ainsi. De plus, les rois de France ont toujours été auréolés, dans l'imaginaire, d'une certaine aura solaire que Louis XIV n'a nullement inventée. Ainsi Charlemagne, dans la Chanson de Roland, arrête par un miracle la course de l'astre de jour, pour empêcher la nuit de couvrir la fuite des sarrasins et pouvoir ainsi venger la mort de son neveu. Parer le chef de ces rois d'une chevelure dorée était bien sûr pour les peintres un excellent moyen, à la fois simple et frappant, de traduire par l'image cette aura solaire.

dimanche 18 mars 2018

Le songe de Guillaume Crétin

Né vers 1460 et mort en 1525, Guillaume Crétin fut un ecclésiastique haut placé à la cour de France, chantre de la Sainte-Chapelle et aûmonier du roi. Il fut aussi un écrivain, auteur de diverses œuvres poétiques mais également de Chroniques de France en vers, dont le quatrième volume traite de Charlemagne. Il s'agit d'un document fort intéressant, car révélateur de la survie d'une part de notre matière épique à la fin du quinzième siècle, c'est à dire à une époque où les chansons de geste proprement dites sombraient dans l'oubli. 

Pourtant, Guillaume Cretin connait encore beaucoup de leur contenu et, dans ses chroniques, il entremêle les données de l'Histoire à celles qui sont issues de nos légendes. Lui-même se considère comme un historien sérieux et non comme un amuseur : s'il admet dans son récit des éléments tirés des chansons de gestes, c'est que ceux-ci jouissaient encore, à cette date tardive, d'une véritable créance. On notera en passant que, si Crétin prête foi à un certain nombre de fictions épiques, celles-ci sont principalement relatives à l'expédition de Charlemagne en Espagne et sont d'un caractère grave et sérieux : on ne trouvera pas sous sa plume les péripéties drolatiques qu'il eût pu trouver dans des chansons légères et fantaisistes. Les clercs du Moyen Âge étaient capable d'esprit critique et, comme je l'ai expliqué dans mon précédent billet, toutes nos légendes ne faisaient pas l'objet du même degré de croyance.

Je me propose de parcourir en votre compagnie, à grands pas et en m'appuyant sur l'iconographie, tout à fait somptueuse, du Manuscrit Français 2820 de la BNF, la portion de ces chroniques qui est consacrée à Charlemagne. Nous verrons ainsi quelles traditions survivaient sur l'empereur à la barbe fleurie au début de la Renaissance, dans des milieux à la fois cultivés et brillants, car Guillaume Crétin écrivait pour le roi et son entourage.

Penchons-nous ensemble sur la première enluminure du manuscrit :


L'histoire de Charlemagne s'ouvre par une scène de songe comme il en est beaucoup dans la littérature du Moyen Âge : l'auteur reçoit en rêve une vision pleine de sens sur le personnage dont il va conter les hauts faits, et c'est précisément cette vision que représente l'enluminure. A gauche, tout en noir, se tient l'auteur lui-même, qui n'est que spectateur. Dans la scène qui se joue sous ses yeux, tout est symbole.

Le guerrier à l'armure dorée n'est autre que Charlemagne. Il est reconnaissable à sa couronne fermée, impériale, qui se distingue de la couronne ouverte des rois capétiens, à sa fameuse barbe fleurie, c'est-à-dire blanche, au nimbe des saints qui illumine sa tête - car Charlemagne, pour Guillaume Crétin comme pour ses contemporains, est un roi saint - et à l'aigle noire à deux têtes, l'aigle bicéphale de sable des armoiries impériales, qui fait traditionnellement partie de l'iconographie de Charlemagne. Ici, les fleurs de lys d'or, fréquemment arborées par notre héros et combinées avec l'aigle (car Charlemagne est roi de France et empereur de Rome) sont absentes, mais nous verrons qu'elles figurent sur d'autres enluminures du manuscrit. Sur cette image et sur elle seule, elles sont remplacées par une croix blanche qui signifie la vocation chrétienne du roi paladin, champion de Dieu sur terre. L'épée, quant à elle, fait très fréquemment partie de l'iconographie de Charlemagne, et l'on peut y reconnaître Joyeuse, l'arme sacrée du roi dans les chansons de geste, précieux héritage de la lignée royale dont le pommeau abrite la pointe de la Sainte Lance qui perça le flanc du Christ en croix. Le bouclier est digne d'intérêt : on y voit la croix blanche, associée au calice et à l'hostie, sur un champ rouge, couleur de la Passion et des martyrs : autant d'éléments qui soulignent la dimension chrétienne de la mission du roi. Une inscription, Scutum Fidei, nous indique que Charlemagne brandit le bouclier de la foi dont parle saint Paul (Ephésiens 6 : 13-18).

La femme à la robe verte semée de "F" dorés, soutenant de la main droite le héros qui la protège, est l'allégorie de la Foi. L'étendard vermeil attaché à une lance qu'elle brandit rappelle fortement, et sans doute intentionnellement, l'oriflamme de Saint-Denis, bannière de Charlemagne dans les chansons de geste. On peut y lire, en caractères dorés, Fides sine operibus mortua est, "la foi sans les œuvres est morte" (Jacques 2 : 14-26). Là encore, la signification de cette sentence biblique est claire dans le contexte de la chronique, quoique peut-être rebutante pour nos sensibilités modernes : Charlemagne, chevalier de Dieu, accomplit une oeuvre pie en se battant pour la vraie foi, et le combat spirituel se double ici d'une lutte très concrète contre les ennemis du christianisme.

Les ennemis du christianisme ? Les voilà : ils arrivent par la droite de l'image, foule indistincte de guerriers fort semblables aux Sarrasins qu'affronte Charlemagne dans les chansons de geste. Ils sont conduits par une femme dont les yeux bandés indiquent assez qu'elle est dans l'erreur, qu'elle ne voit pas la Vérité. L'écriteau pendu à son cou nous révèle son identité : on y lit le mot Pagan, et sa porteuse n'est autre que le Paganisme allégorisé. Bien sûr, les chansons de geste ne distinguent nullement les Sarrasins des païens. Ces ennemis sont sans nul doute redoutables, mais ils ne peuvent triompher de Charlemagne : la lance du Paganisme se brise sur le bouclier de la Foi !

Au sommet de l'image, la main de Dieu exhibe, sur un fond de lumière de gloire, un cœur couronné d'où rayonnent des éclairs dorés. Un phylactère dont Guillaume Crétin tient l’extrémité nous révèle le sens de cet élément : Cor regis in manu Dei est,  "le cœur du roi est dans la main de Dieu". Des mots qui résument admirablement l'esprit de la Geste du Roi et pourraient en être la devise !

Reste l'arbre aux fruits étranges, à gauche de l'image, sous lequel se dresse Charlemagne. Qu'est-il et qui signifie-t-il ? On pourrait sans doute admettre qu'il ne signifie rien, qu'il est là pour faire joli, ou tout au plus pour situer la scène du songe dans le décor sylvestre qui est le sien d'après le texte et qui rappelle les romans de chevalerie : des romans où, bien souvent, de preux chevaliers se battent pour de belles dames comme Charlemagne le fait ici pour la Foi allégorisée. Mais dans cette image où tout est symbolique, il est tentant de voir davantage en cet arbre, de supposer que l'imagier l'a peint dans une intention précise. Ne rappelle-t-il pas l'arbre miraculeux, né de la foudre en même temps que Charlemagne, signe de sa mission sacrée et destiné à vivre aussi longtemps que lui, d'après une tradition qui remonte à la chanson de Doon de Mayence ? Il peut ne s'agir là que de surinterprétation de ma part, j'en conviens volontiers, mais pour moi ce rapprochement - tout sentimental peut-être - s'impose avec une force irrésistible.