mercredi 17 janvier 2018

Fait de croyance et sentiment national

Afin de nourrir l'article qu'elle a consacré à mon Rolandin, Emilie Desfrenes m'avait posé une série de questions, sur le degré de créance que les hommes du Moyen Âge accordaient aux chansons de geste, et sur les rapports entre chansons de geste et sentiment national. Bien que ces questions ne présentent que des rapports indirects avec mon livre, je m'étais efforcé d'y répondre de mon mieux en rédigeant une assez longue réponse, dont Mme Desfrenes n'a finalement utilisé que des fragments. Je vais donc poster ce texte ici dans son intégralité, afin d'en faire profiter les lecteurs de ce blog que cela pourrait intéresser.

Tout d'abord, en ce qui concerne le regard que nos ancêtres portaient sur les chansons de geste : dans l'ensemble, ils y croyaient. On ne peut pas en douter : la légende carolingienne est invoquée avec beaucoup de gravité dans des circonstances très officielles, représentée dans des églises et des cathédrales parmi les épisodes tirés de la vie des saints, consignée par écrit, en français et en latin, dans des ouvrages qui ont toutes les prétentions à la véracité, comme les prestigieuses Grandes Chroniques de France. Les auteurs de chanson de geste se plaisent à souligner le caractère véridique de leurs récits et invoquent volontiers des sources (réelles ou fictives) pour convaincre leur public de la valeur de leurs chansons. A la fin du Moyen Âge, les historiens qui commencent à réfuter les légendes épiques le font avec tout le sérieux du scientifique s'attaquant à une thèse qui rencontre une large créance. Tout cela serait absolument impensable si les hommes du moyen âge avaient considéré nos épopées comme de simples fictions s'avouant pour telles. Ils y ont cru, cela est certain.

Cela ne veut pas dire que tout le monde a cru sans aucun discernement à tous les récits de toutes les chansons de geste. Je suis enclin à penser que la plupart des gens croyaient, dans les grandes lignes, au "noyau dur" de la matière de France, c'est à dire aux légendes les plus importantes, les plus célèbres et les plus sérieuses, celles qui furent de véritables mythes au sens fort du terme, comme la Chanson de Roland par exemple. Cela ne signifie pas que chacun ait ajouté foi  à la totalité des développements venus s'ajouter au fil du temps à ce noyau, récits dont la vraisemblance et le sérieux étaient variables. Je pense que le degré de créance accordé à ces végétations devait énormément varier d'une personne à l'autre, selon le milieu social et le niveau d'instruction, entre autres choses. Par exemple, on ne croyait sans doute guère, en dehors du peuple, aux péripéties merveilleuses et fantasques qui dans certaines branches de notre épopée mettent en scène Aubéron le roi de Féerie, ni à certains des épisodes purement drôlatiques dont le bon géant Rainouard au Tinel, truculent précurseur du Gargantua de Rabelais, est le héros. 

Mais on croyait à Roland, à Olivier, à Ogier le Danois ou à Guillaume d'Orange, au bon saint Charlemagne, champion et lieutenant de Dieu, et dans une certaine mesure aux prouesses fabuleuses que leur prêtait la tradition. Là non plus, tout le monde n'était sans doute pas toujours complètement dupe : les gens instruits devaient être  conscients de la dimension créatrice de l'activité des poètes, et les savoir capables d'enjoliver. Mais, je le maintiens, on croyait au minimum au noyau dur de nos légendes, et même sans forcément ajouter foi à chacun de leurs exploits, on pensait tout de même que ces héros avaient été des personnages remarquables, hors du commun, dignes d'être proposés comme exemples et comme modèles. C'est tout le sens de l'anecdote - probablement fictive en l'occurrence, mais révélatrice - du jongleur Taillefer chantant la Chanson de Roland avant la bataille de Hastings, pour encourager à la prouesse les guerriers de Guillaume : de semblables scènes ne furent sans doute pas rares au Moyen Âge.

En ce qui concerne le sentiment national français, je suis plus embarrassé pour vous répondre, car somme toute je ne suis qu’un écrivain et pas un historien. Lorsque l’on me pose de telles questions – c’est trop souvent le cas à mon goût – on me pousse à sortir de mon domaine de compétence, et mes réponses peuvent donc être sujettes à caution. Je vais tout de même tenter de vous répondre, avec prudence, et je vous invite à lire mes propos également avec prudence. Je suis tout sauf infaillible en la matière.

Je suis porté à croire que le sentiment national s’est lentement forgé durant tout le Moyen Âge central et tardif, en un long processus dans lequel le mythe, les symboles et la poésie jouèrent un rôle notable, que l’on sous-estime souvent. A mon sens, ce sentiment commence à se dessiner timidement au début du douzième siècle ou à la toute fin du onzième – toute tentative pour le faire remonter à plus haute époque me semblerait grandement conjecturale, et aussi téméraire que mal étayée – c’est-à-dire précisément au moment où naissent les premières chansons de geste, qui en seront à l’origine le principal véhicule et même, disons-le, en partie les créatrices. C’est que ce sentiment national naissant n’est au début qu’une chose fragile et ténue, presque impalpable, qui ne s’exprime guère qu’à travers la poésie et n’intéresse pas beaucoup les doctes ni les puissants. Il lui faudra du temps pour s’affermir, pour acquérir le caractère solide et pour ainsi dire officiel qu’il revêt déjà au quinzième siècle. Même alors, je crois que la question de l’appartenance nationale ne s’est jamais posée, pour les hommes du Moyen Âge, avec la même clarté et la même acuité que pour nous. C’était pour eux, la plupart du temps, une petite valeur, contrebalancée et ramenée à de justes proportions par d’autres. Ils y pensaient beaucoup moins que nous.

Si vous souhaitez approfondir ces questions, je vous recommande les ouvrages Les deux Patries de Jean de Viguerie et Naissance de la nation France de Colette Beaune. Ces auteurs vous renseigneront mieux que je ne saurais le faire.

Quoi qu’il en soit, ces thématiques, bien que présentes en toile de fond, ne sont pas au cœur de mon Rolandin, qui est avant tout un conte merveilleux et presque un conte de Noël, dont le sujet principal est la famille. Le chevalier Roland pourra, plus tard, incarner de grands thèmes guerriers, féodaux et patriotiques, mais dans mon récit, ce n’est encore qu’un jeune enfant, qui se trouverait bien encombré d’un si pesant fardeau.