samedi 3 novembre 2018

Durendal, oeuvre de Wieland

A la fin de mon précédent billet sur les origines célestes de l'épée Durendal, je vous faisais part de l'existence d'une autre version relative à la provenance de cette arme, et promettais d'y revenir.

Cela m'aura pris le temps, mais enfin, me revoici. J'y reviens.

D'après une seconde tradition, attestée moins anciennement que la précédente mais remontant tout de même au XIIème siècle, Durendal n'est pas un don céleste reçu par Roland mais une conquête, une prise de guerre. Roland aurait gagné l'arme, en même temps que son cheval Veillantin et que son célèbre olifant,  lors de la première bataille à laquelle il aurait pris part, épisode narré par la chanson d'Aspremont, l'un des monuments de notre ancienne littérature. Résumons-en les passages qui concernent notre sujet.

Cette chanson se déroule en Italie, et plus précisément en Calabre, aux alentours du pittoresque massif montagneux de l'Aspromonte dont elle tient son nom. La Calabre a en effet été envahie par Agolant, le très puissant souverain d'Afrique, accompagné par un cortège de rois vassaux et par son propre fils et champion, le formidable guerrier Eaumont, détenteur de la redoutable épée Durendal, de l'excellent destrier Veillantin, et d'un merveilleux olifant à la sonnerie prodigieuse. Charlemagne, défié par les Sarrasins, se porte à leur rencontre pour les combattre, à la tête de ses guerriers, remplissant là son rôle habituel de défenseur de la Chrétienté.

L'armée sarrasine s'est scindée en deux. Agolant réside dans la ville de Reggio, dont il s'est emparé, avec le gros de ses troupes, tandis qu'Eaumont son fils, à la tête d'un parti considérable de guerriers, contrôle une forteresse, la tour de la Happe, au nord de l'Aspromonte. Il se trouve donc en première ligne, et barre la route de l'armée chrétienne. Charlemagne et les siens lui livrent plusieurs batailles, sans réussir à obtenir un succès décisif, car leur adversaire est un héros particulièrement puissant. (Une tradition qui va se développant au fil des siècles rehausse d'ailleurs le prestige d'Agolant et d'Eaumont en faisant d'eux les descendants d'Alexandre le grand, un des Neuf Preux de l'imaginaire médiéval.)

Au cours d'un dernier engagement, les Français et leurs alliés se trouvent presque vaincus. C'est alors que le neveu du roi, le jeune Roland, adolescent point encore adoubé chevalier, déserte le campement où il avait été relégué à la tête de tous les jeunes gens, écuyers et "varlets", qu'il a pu rassembler, et qui se sont armés de bric et de broc : Roland lui-même n'a qu'un bâton en guise d'épée. Pourtant, la charge impétueuse de cette troupe inattendue, qui se jette vaillamment dans la bataille, change le cours de l'affrontement et donne la victoire aux Français.

Le preux mais arrogant Eaumont, qui a refusé jusqu'au dernier moment de sonner de son cor pour appeler son père à la rescousse, s'y résout enfin, mais cet effort est inutile : par un miracle, Dieu empêche le son du cor de parvenir jusqu'à Reggio. Réduit à quia, Eaumont cherche le salut dans la fuite, mais Charlemagne, qui a perdu bon nombre de ses fidèles compagnons depuis le début de la guerre, se jette à ses trousses et, finissant par le rejoindre en un lieu désert, engage un rude duel contre lui. Joyeuse se heurte à Durendal.

Charlemagne est bien sûr un redoutable guerrier, mais déjà vieux. Eaumont, qui est tout aussi redoutable et possède l'avantage d'être dans la force de l'âge, prend le dessus : l'empereur est sur le point de succomber lorsque survient Roland. Le jeune preux, toujours armé de son malheureux gourdin, n'hésite pas un instant à engager le combat contre Eaumont pour protéger son oncle. Esquivant les coups de la redoutable épée qui pourrait aisément le pourfendre, il parvient d'un coup habile à désarmer son adversaire et finit par le terrasser, accomplissant ainsi son premier haut fait.

Un peu plus tard, lorsque Charlemagne adoube son neveu, ainsi que les autres vaillants jeunes gens dont l'intervention a sauvé l'armée chrétienne, il lui remet les dépouilles d'Eaumont, qui lui reviennent de droit puisqu'il les a conquises : l'épée, le destrier et le cor. Roland quitte l'enfance pour devenir un chevalier.

Adoubement de Roland
Roland et Charlemagne ont ensuite d'autres démêlés avec Agolant, qui bien sûr veut venger son fils, mais nous les quitterons là, car la reste de la chanson d'Aspremont ne concerne plus notre présent sujet. Si vous voulez connaître la suite, allez donc la lire par vous même : il y a une excellente édition moderne et bilingue (ancien français/français moderne), par François Suard, qui se trouve facilement et n'est pas onéreuse.

Nous savons maintenant comment Roland conquit Durendal. Un texte plus tardif et franco-italien, l'Aquilon de Bavière (XIVème siècle), nous révèle de surcroît comment l'épée était venue en la possession d'Eaumont, et c'est une histoire tout à fait intéressante, que je vais vous résumer.

Agolant avait en fait trois enfants, de deux lits. De Pantasilas, reine des Amazones, avec laquelle il entretint une liaison passagère, il eut des jumeaux : un fils, Trojan, et une fille, Galacielle. D'une autre femme, son épouse et sa reine, il eut le seul Eaumont. Agolant se chargea de l'éducation de ses deux fils, tandis que Pantasilas élevait sa fille en guerrière, selon la coutume des Amazones.

Lorsque Trojan et Eaumont furent en âge d'être adoubés, Pantasilas, voulant faire un présent à son fils, chargea Galacielle de lui porter l'épée Durendal, qu'elle détenait. Mais lorsque Galacielle parvint à Arganor, la cité d'Agolant, Trojan refusa de se porter à sa rencontre pour l'accueillir en bonne et due forme, jugeant qu'une femme ne méritait pas de tels égards. Outrée, Galacielle préféra donc offrir l'inestimable épée à son demi-frère, le courtois Eaumont, dont elle avait reçu un chaleureux accueil.

Après cela, Eaumont et Trojan trouvent tous deux la mort, ainsi que leur père, lors des combats contre Charlemagne sous l'Aspromonte. Galacielle leur survivra et aura deux enfants héroïques, un fils (Roger) et une fille (Marphise) qui tiennent une grande place dans le Roland furieux de l'Arioste.

Marphise, fille de Galacielle

Reste une question de taille : d'où vient-elle, cette épée fabuleuse, qui tranche les hauberts et fend les rochers ? Car où que Roland l'ait prise, ce n'est pas une arme ordinaire ! Si elle n'est pas un don céleste, d'où lui viennent ses propriétés merveilleuses, son tranchant, sa résistance ? Au fil des textes, nous apprenons qu'elle a appartenu à d'autres grands guerriers du passé, tels qu'Hector de Troie. Mais qui donc l'a forgée ?

A son sujet, notre tradition épique est unanime : Durendal est l'oeuvre de celui qui, dans l'univers mythique des chansons de geste, est le forgeron-magicien par excellence, créateur de la plupart des épées légendaires : un personnage mystérieux que nos textes de langue romane nomment Galan, Galant ou encore Galanus. En réalité, ce forgeron nous vient tout droit des mythes germaniques, où il s'appelle, selon les pays, Velent, Volünd ou Wieland. S'est-il glissé dans l'épopée française aux temps capétiens, à la faveur de contacts avec l'Allemagne et sa poésie ? Ou sont-ce les Francs de Clovis, bien des siècles auparavant, qui l'ont apporté en Gaule avec le reste de leurs traditions légendaires, dont la plus grande part a péri ? Bien malin qui pourrait le dire.

Wieland le forgeron

Ce qui est certain, c'est que Galant/Wieland conserve dans nos épopées le rôle et les facultés qui étaient les siennes dans les mythes germaniques : c'est un forgeron merveilleux, détenteur de secrets qui relèvent de la magie, et créateur d'armes et d'armures fabuleuses, que les preux s'arrachent. Ainsi, Courtain, l'épée d'Ogier le Danois, et Froberge, l'épée de Renaud de Montauban, pour ne citer que les plus célèbres, sont aussi considérées comme des créations de Galant. D'après les textes scandinaves, Wieland est le fils d'un géant et le petit-fils d'une ondine. On le nomme parfois prince des elfes, et ce sont les nains (conçus par cette mythologie comme d'habiles artisans, et comme des êtres chthoniens détenteurs des secrets des métaux que l'on trouve sous la terre) qui lui ont tout appris de son art. Il est également l'époux d'une Walkyrie et, tout comme l’Héphaïstos grec dont il est peu ou prou l'équivalent, Wieland est boiteux, ayant été mutilé par un roi qui voulait le retenir captif pour profiter de ses talents. En pure perte d'ailleurs : Wieland se fabriqua des ailes à l'aide de plumes, et s'échappa en prenant son envol, tel Dédale et Icare. 

L'envol de Wieland

La tradition lui prête un fils, Witege, vaillant guerrier auquel il remit la puissante épée Mimung, censée être sa meilleure lame, qui est plus ou moins le pendant germanique de Durendal : si l'on voulait harmoniser les données des deux cycles, sans doute pourrait-on assimiler l'une à l'autre.

Galant/Wieland est un personnage intéressant et haut en couleur. De même, les démêlés de Galacielle avec Trojan et Eaumont, d'Eaumont avec Charlemagne et Roland, gagnent à être connus. Nous voici bien embêtés ! Nous avons maintenant deux versions de l'origine de Durendal sur les bras, et toutes deux sont passionnantes ! Laquelle préférer ? Fort heureusement, nous ne sommes pas tenus de choisir : aucune des deux n'est plus vraie ni plus fausse que l'autre. Il ne faut en rejeter aucune, car un mythe est égal à la somme de ses versions.

mercredi 15 août 2018

Durendal, l'épée céleste

Ma dernière série de billets sur les Chroniques de Guillaume Crétin n'ayant pas suscité l'enthousiasme des foules, force m'est de reconnaître que je l'ai laissée en plan. Ma foi, j'aurais eu tort de me retenir, dès lors que la chose ne m'amusait plus, et tant il appert que ce dont je traite ici n'intéresse personne. Mais enfin, l'envie me titille de retourner au clavier. Pour moi. Mon côté hobbit, sans doute, j'aime bien avoir un blog rempli de choses que je sais déjà.

Nous sommes le 15 août, date anniversaire, non pas de la bataille de Roncevaux, bataille mythique  aux dimensions cosmiques qui n'a pas de date et n'existe que dans l'imaginaire, mais de l'embuscade des Pyrénées, cet épisode guerrier banal et sans grande importance qui a servi de prétexte à la Légende. Je veux tout de même saisir l'occasion de retourner à l'épopée rolandienne. Aujourd'hui, cher et hypothétique lecteur, je vais vous parler de Durendal, l'épée de Roland.

Bien évidemment, Durendal n'a rien d'une vulgaire épée médiévale telle qu'on les trouve en plus ou moins bon état dans nos châteaux et nos musées. C'est une arme mythique, une épée fabuleuse, digne de côtoyer dans nos esprits l'Escalibor du roi Arthur, la Balmung de Siegfried, et toutes les autres épées de légende, pourvues d'un nom et d'une destinée, qui figurent dans les mythologies de l'humanité. De telles armes ne sont, après tout, pas si nombreuses. La Grèce antique, par exemple, n'en connut aucune. Durendal mérite donc que l'on s'attarde sur elle.

Ses propriétés les plus évidentes sont son tranchant extraordinaire et sa prodigieuse résistance. Dans la main de Roland (dont, certes, la force est également prodigieuse), Durendal peut pourfendre entièrement, depuis le sommet de leur heaume jusqu'à la sangle de leur destrier, les guerriers sarrasins qu'affronte le neveu de Charlemagne. De surcroît, lorsque Roland tente de briser l'inestimable lame pour empêcher qu'elle ne tombe aux mains de ses ennemis, il ne parvient pas à lui causer le moindre dommage : au contraire, il entaille de ses coups le rocher qu'il frappe. L'épisode est célèbre, je ne m'y attarderai donc pas.

Quelle est l'origine d'une arme aussi redoutable ? A ce sujet, il existe deux versions contradictoires.

La plus ancienne, ou en tout cas celle qui est attestée la plus anciennement, c'est à dire dès la Chanson de Roland, prête à l'épée une origine céleste : elle aurait été apportée par un ange à Charlemagne, qui l'aurait ensuite remise à Roland pour qu'il en use afin de combattre les Sarrasins, au service du Christ et de l'Eglise. Ces scènes proprement mythiques sont bellement représentées par une enluminure, dans un manuscrit allemand qui ajoute à l'épée l'olifant de Roland :


Soulignons la splendeur de cette illustration, dont la composition verticale montre admirablement la chaîne hiérarchique et sacrée qu'est, au moins en théorie, la féodalité : le vassal reçoit son pouvoir du roi, qui reçoit son pouvoir de Dieu. L'ange aurait pu apporter directement Durendal à Roland, puisque l'épée lui est explicitement destinée. Mais il ne le fait pas : il la remet à Charlemagne, roi sacré (et saint, pour les hommes de l'époque) qui fait office d'intermédiaire privilégié entre son peuple et le divin.

Les versions ne s'accordent pas sur le lieu de la remise de Durendal à Charlemagne par l'ange. D'après la Chanson de Roland, ce serait "aux vaux de Maurienne". Des sources allemandes situent l'épisode à Ingelheim sur le Rhin, un lieu qui fut effectivement une des résidences de Charlemagne. La légende expliquerait le nom de la ville : Ingelheim, c'est à dire "demeure de l'ange".

Quoiqu'il en soit, cette version de son origine fait d'emblée de Durendal une arme sacrée, vouée par sa nature même au service des causes de Dieu, et de Roland un élu, un miles Christi, au même titre que Galaad dans le cycle arthurien, par exemple. Les reliques que Roland enchâssera dans le pommeau de l'épée sainte ne feront que renforcer sa sacralité. En effet, d'après la Chanson de Roland, Durendal renferme

La dent seint Perre e del sanc seint Basilie
E des chevels mun seignor seint Denise,
Del vestement i ad seinte Marie.

Autant de reliques qui sont à la fois très illustres et très en rapport avec le personnage de Roland, champion de Dieu, de l'Eglise et de douce France. La dent de saint Pierre, le premier pape, est jointe aux cheveux de saint Denis, le premier évêque de Paris, patron de la France et de ses rois, et au vêtement de Marie, Mère de Dieu et sainte par excellence. Seul le pauvre saint Basile semble n'être là que pour l'assonance.

La Chanson de Roland n'évoque pas véritablement l'aspect de Durendal, mais une source plus tardive et de langue latine, les Annales de Hainaut de Jacques de Guise (XIVème siècle), en fait une belle et intéressante description, que je m'en vais vous citer dans la traduction du marquis de Fortia d'Urban :

"Il avait son épée Durandal, nom qui signifie : donne avec elle un bon coup ; le bras, en effet, se lassera plus tôt que l'épée. Le travail en était merveilleux, la pointe excellente, l'éclat éblouissant. La poignée d'ivoire blanc se terminait par une croix d'or. Sur le pommeau de bérill étaient gravés l'alpha et l'oméga, image symbolique de Dieu."

L'explication du nom de l'épée est bien sûr fantaisiste, simple invention a posteriori d'un auteur désireux d'éclaircir le mystère ; au moins faut-il lui concéder que son explication est en rapport avec les propriétés bien connues de Durendal. Mais la description est très intéressante : la présence de la croix, de l'alpha et de l'oméga soulignent la dimension chrétienne et sacrée de cette lame vouée à terrasser les ennemis de Dieu. Dimension à la fois chrétienne et belliqueuse de l'épée qu'une gravure de Gustave Doré pour le Roland furieux illustre à merveille :


Dans un futur billet, j'évoquerai l'autre version, tout aussi intéressante, que nous livrent nos chansons de geste quant à l'origine de Durendal.

dimanche 15 avril 2018

Charlemagne empereur, Roncevaux et les cuistres

Et voici, toujours pour illustrer la chronique de Guillaume Crétin, le couronnement impérial de Charlemagne :


Nous sommes donc le 25 décembre 800, à la basilique Saint-Pierre de Rome, le bon pape Léon III officie et, ma foi, c'est à peu près tout ce que j'ai à vous en dire. Il s'agit bien sûr d'un épisode symboliquement important, mais les chansons de geste l'évoquent peu, car somme toute un couronnement n'a, en soi, rien d'épique. Bien sûr, la dignité impériale fait partie intégrante du mythe de Charlemagne, qui est toujours pour nos chansons l'empereur à la barbe fleurie, mais le sacre lui-même n'est que rarement et brièvement narré : c'est un événement d'arrière-plan, qui ne se prête guère aux développements tumultueux qu'affectionnent nos poètes.

Charlemagne est revêtu de ses attributs classiques : barbe blanche, fleurs de lys, couronne fermée, rien qui puisse nous surprendre.


Si vous étiez sur un blog historique, je pourrais vous faire de longs discours sur les tenants et les aboutissants politiques de ce couronnement, mais vous n'êtes pas sur un blog historique et, pour parler crûment, on s'en balance. C'est la mythologie qui nous intéresse. Je n'ai donc rien de bien passionnant à vous raconter sur cette image-là. Je vous la propose uniquement parce que je suis un brave homme, tout sauf iconoclaste : je sais que ce couronnement est une image attendue quand on parle de Charlemagne, et je ne veux pas décevoir. Et puis, je suis sensible à ce qu'on pourrait appeler l'esthétique de la majesté.

La seule remarque intéressante que je puisse faire, c'est que ce couronnement précède, dans le manuscrit, le récit de la bataille de Roncevaux. Or, le couronnement a eu lieu en 800, tandis que l'embuscade au cours de laquelle l'arrière-garde fut détruite par les Basques eut lieu le 15 août 778. La bataille devrait donc précéder le couronnement, si les données de l'Histoire étaient respectées. Pourtant, dans la Chanson de Roland, Charlemagne est déjà empereur. La chronique s'accorde donc avec la chanson. Par ailleurs, dans l'épopée, Charlemagne est âgé de plus de 200 ans lors de la bataille de Roncevaux : cet épisode guerrier devrait donc se dérouler après 942, si l'on retient la date de 742 parmi celles qui sont avancées pour la naissance du roi.

Vous l'aurez probablement compris, il est parfaitement absurde d'essayer de s'orienter dans la Légende avec les repères de l'Histoire. La bataille de Roncevaux n'a pas eu lieu en 778, parce qu'elle n'a pas eu lieu dans l'Histoire. Elle a eu lieu dans l'imaginaire. C'est une bataille mythique, aussi mythique que celle de Camlann dans le cycle arthurien, le Ragnarok scandinave, la bataille de Mag Tuired en Irlande ou la Gigantomachie chez les Grecs. 

Pour bien faire, et pour assainir la conversation, il faudrait la distinguer radicalement de l'épisode guerrier historique qui l'a vaguement inspirée ou qui, pour mieux dire, lui sert de point d'ancrage pour se rattacher au réel. On pourrait appeler cette péripétie de 778 l'embuscade des Pyrénées, puisque nous n'avons pas la moindre idée de l'endroit précis où elle s'est déroulée. Eginhard, notre seule source vraiment historique à ce sujet, n'en dit rien. La localisation à Roncevaux vient de la Chanson de Roland, poème écrit quatre siècles plus tard et baignant tout entier dans la fiction : jugez du crédit qu'on peut lui faire.

L'idée de distinguer l'embuscade des Pyrénées et la bataille de Roncevaux ne serait d'ailleurs pas novatrice. Girart d'Amiens, l'un de nos poètes, séparait déjà les deux dans son Charlemaine, une biographie épique de l'empereur composée, en forme de chanson de geste, à la charnière du XIIe et du XIIIe siècle. Girart y narre d'abord en passant l'embuscade des Pyrénées, rapidement, comme une simple anecdote sans grand intérêt, comme le fait Eginhard. Plusieurs milliers de vers plus loin, après avoir narré beaucoup d'autres événements s'étendant sur de nombreuses années, il fait le récit grandiose de la bataille de Roncevaux, le crépuscule des dieux de la mythologie française, qui clôt la carrière militaire de Charlemagne et se situe fort longtemps après son accession au rang d'empereur. Pour Girart, ce sont deux affrontements différents. Et Girart a raison, même s'il ignore pourquoi il a raison.

Le problème, c'est qu'en France, il existe encore, de nos jours, des cuistres qui confondent, plus ou moins intentionnellement, l'Histoire et la Légende. C'est une cause d'inutile confusion, pénible  et même malsaine : cela nuit à la Légende autant qu'à l'Histoire, parce que bien sûr il est impossible de raconter sereinement une légende, en la donnant pour telle, à quelqu'un qui veut croire, envers et contre tout, qu'il s'agit d'histoire vraie : à chaque géant ou enchanteur s'invitant dans le récit, à chaque trait d'imagination, à chaque anachronisme, il se récriera qu'on se moque de lui. Car certes, ce genre de personne veut être dupé, pourtant il ne peut consentir à l'être que si l'histoire qu'on lui narre est (superficiellement) crédible, et donc réaliste. Au contraire, tout ce à quoi j'aspire est de distinguer le réel de la fiction, et d'aider les autres à le faire.

mercredi 11 avril 2018

Le Ring des Avars

En poursuivant notre exploration de la chronique de Guillaume Crétin, nous tombons sur une scène de bataille digne de retenir notre intérêt.



A première vue, l'image est banale. Des troupes de guerriers s'entrechoquent. Les Francs arborent les bannières anachroniques, fleurs de lys et oriflamme, que nous avons l'habitude de voir associées à Charlemagne, et cela ne nous surprend plus. L'empereur lui-même n'est pas visible.

Seul détail remarquable : nous voyons les Francs vainqueurs s'emparer du butin de la victoire :


Rien que de très normal après une bataille, mais il est rare que les imagiers prennent la peine de représenter ces détails prosaïques. Si l'enlumineur l'a fait, c'est peut-être bien que ce butin revêt, en l’occurrence, une importance exceptionnelle.

Au fait, quelle est cette bataille, et qui sont les ennemis vaincus ? D'après le texte de la chronique, ce sont des Huns. L'anachronisme est flagrant. Historiquement, Charlemagne n'a jamais combattu les Huns. Même dans les chansons de geste, qui ne se privent pourtant pas de lui faire affronter des adversaires qui ne furent jamais les siens, voire des peuplades entièrement imaginaires, on ne le voit jamais en découdre avec le peuple d'un Attila ayant vécu trois bons siècles avant lui-même. Mais si ces prétendus Huns ne figurent ni dans l'Histoire, ni dans la Légende de Charlemagne, d'où sortent-ils ?

C'est la scénette du pillage du butin qui nous met la puce à l'oreille. Ceux que le texte nomme des Huns sont en fait des Avars, et la victoire représentée est la prise par les Francs du Ring des Avars. Il s'agit d'un peuple païen, nomade et belliqueux, venu de l'Est, que les hommes du Moyen Âge pouvaient aisément confondre avec les Huns présentant des caractéristiques similaires, mais ayant laissé dans les esprits une impression bien plus forte et durable. (Pour la petite histoire, les Avars voyageaient avec des chariots, dont il se servaient pour transporter le fruit de leurs rapines, et peuvent avoir inspiré les Wainriders, une peuplade fictive de l'oeuvre de l'écrivain Tolkien.) Mais contrairement aux Huns, Charlemagne a eu maille à partir avec les Avars

Ces redoutables pillards avaient édifié, sur la rive gauche du Danube, un vaste camp fortifié, appelé le Ring, siège du pouvoir de leur seigneur portant le titre de kaghan, où ils rassemblaient le butin de leurs maraudes. Depuis cette base, ils lançaient des expéditions dévastatrices en Bavière et dans le Frioul. Mais en 796, Eric, le duc de Frioul, remporta sur eux une importante victoire et prit le Ring. Charlemagne ne prit pas part au combat : c'est pourquoi il est absent de la miniature. Les guerriers francs s'emparèrent du butin des Avars, qui devait être gigantesque : on parle de quinze chariots d'or envoyés à Aix-la-Chapelle, une fortune qui contribua notablement à la puissance de Charlemagne et soutint sa politique dans les années qui suivirent.

Objets d'or provenant du Ring des Avars
Quant aux Avars, après des défaites répétées face aux Francs, ils s'inclinèrent finalement devant leurs ennemis et passèrent sous la protection de Charlemagne, le kaghan lui-même acceptant de recevoir le baptême. Puis ils se désagrégèrent.

dimanche 1 avril 2018

Les douze Pairs

En suivant la chronique de Guillaume Crétin, nous découvrons une image qui se compose de deux parties bien distinctes :


La plus grande partie de l'enluminure est occupée par une représentation de mouvements de troupes assez banale, comme nous pourrions en relever beaucoup dans le même manuscrit. Mais j'attire votre attention sur la scène de gauche :


Il s'agit d'un épisode important puisqu'il s'agit de l'institution des douze pairs, des personnages qui sont dans les chansons de geste la fine fleur des compagnons de Charlemagne et ses meilleurs guerriers, jouant auprès de lui un rôle similaire à celui des chevaliers de la Table ronde autour d'Arthur, dans la matière de Bretagne.

Soulignons-le, les douze pairs de Charlemagne sont purement fictifs et légendaires. Il y eut bien, aux temps capétiens, des pairs de France, importants vassaux de nos rois chargés d'un rôle symbolique au cours de la cérémonie du sacre, et dont le nombre fut d'abord fixé à douze. Mais la pairie n'existait pas du temps de Charlemagne. Il faut d'ailleurs remarquer que cette idée de douze pairs entourant le roi de France fut imaginée d'après la tradition épique des douze pairs entourant Charlemagne, et non l'inverse, comme l'a exposé le médiéviste Ferdinand Lot dans un article que les prodiges d'internet mettent à la disposition de tous les curieux. Ici, l'imaginaire a donc précédé le réel, et l'a même façonné. Les véritables pairs historiques, dans une bienheureuse ignorance de la distinction entre Histoire et Légende, faisaient très sérieusement remonter leur rôle et leurs prérogatives à Charlemagne, ce dont ils n'étaient pas peu fiers.

C'est dans la Chanson de Roland que les douze pairs font leur première apparition en littérature. Il s'agit d'une fraternité de guerriers d'élite, des compagnons unis par l'estime et l'amitié qui ont pour rôle ordinaire de conduire l'avant-garde de Charlemagne, généralement constituée de vingt milles chevaliers de France. En fait, leur place est là où se trouve le plus grand péril, car ils forment une troupe de choc, qui s'est déjà glorieusement illustrée à maintes reprises lorsque s'ouvre le récit. Lors de la bataille de Roncevaux, nous les trouvons à l'arrière-garde, parce qu'exceptionnellement c'est là que se trouve le danger. Bien que le nom même des pairs suppose l'égalité entre eux, Roland est le plus brillant, le meilleur chevalier et le chef informel du groupe, suprématie que ses amis ne lui contestent d'ailleurs pas.

Dans la Chanson, les douze pairs sont Roland, Olivier, Gérin, Gérier, Bérenger, Oton, Samson, Engelier, Ivon, Ivoire, Anséïs et Girart de Roussillon. Notez que l'archevêque Turpin de Reims, bien qu'il se batte et meurt auprès des douze pairs, n'est pas compté parmi eux : tous sont donc des laïcs. Or, historiquement, la pairie française admettait à l'origine six pairs laïcs et six pairs ecclésiastiques, évêques ou archevêques. C'est d'ailleurs ce que nous donne à voir la miniature.  L'idée des pairs ecclésiastiques est manifestement inspirée du personnage de Turpin. Mais comment et pourquoi, s'il ne figurait pas dans la liste ?

En fait, la liste des douze pairs ne fut jamais stable, et ne cessa de changer durant tout le moyen âge, pour une raison bien simple : à l'exception de Roland, Olivier et Girart de Roussillon, tous ceux que je viens d'énumérer sont de simples figurants, qui n'ont guère de relief et au sujet desquels n'existe pour ainsi dire aucune tradition narrative. Les gesteurs postérieurs ont donc eu l'envie bien compréhensibles de remplacer ces inconnus par des héros épiques fameux, et par rassembler au sein de la pairie les personnages les plus marquants de nos chansons : le duc Naimes de Bavière, Ogier le Danois, Estoult, l'enchanteur Basin et d'autres encore, chaque auteur composant sa propre liste selon ses goûts, sa fantaisie et ses souvenirs littéraires.

Il arriva donc très souvent que l'archevêque Turpin fût mis au nombre des pairs. Il devint l'inspirateur et l'exemple des pairs ecclésiastiques, justifiant la place des princes de l'église au sein de la pairie.

Les critiques modernes, tels que Léon Gautier, ont parfois été tentés de sacraliser la liste du Roland et de lui donner une importance qu'elle n'a pas, comme si elle était "la vraie liste" et revêtait une signification canonique ou historique. Or, ce n'est nullement le cas. La liste du Roland n'est même pas tout à fait la plus ancienne, puisque la Nota Emilianense, un texte latin du XIème siècle (antérieur donc à la plus ancienne version conservée de la Chanson, le Roland d'Oxford) évoque déjà douze neveux de Charlemagne et en énumère six, dont les noms ne correspondent pas tous à ceux du Roland. Pourtant, ce sont ces douze neveux qui, par une évolution de la tradition, vont devenir les douze pairs.

Reste à savoir comment, aux dires de la légende, Charlemagne institua les douze pairs. Nous pouvons en lire le récit dans la Saga de Charlemagne, texte scandinave du XIIIème siècle composé pour le roi de Norvège Hakon IV, qui traduit et compile un grand nombre de récits épiques venus de France. Je cite l'édition de Daniel W. Lacroix au Livre de Poche :

"Un jour que le roi Charlemagne était assis dans son palais entouré de ses vassaux, il leur parla : "Par la grâce de Dieu, si vous le voulez bien, je désire choisir douze chefs pour conduire mon armée et aller affronter bravement les païens." Ils lui répondirent tous en le priant de s'en occuper.

Le roi déclara alors : "Je veux donc désigner en premier Roland mon parent, en second Olivier, en troisième place l'archevêque Turpin, en quatrième Gérier, en cinquième Gérin, en sixième Bérenger, en septième Oton, en huitième Samson, en neuvième Engelier, en dixième Ive, en onzième Ivorie, en douzième Gautier. Je place ces chefs à la tête de mon armée pour combattre les païens en mémoire de l'ordre que Dieu donna à ses douze apôtres de prêcher sa parole dans le monde entier ; et semblablement je veux que chacun d'entre vous apporte à l'autre force et secours dans tous les dangers comme si vous étiez frères de sang." Ils acceptèrent cette mission avec joie."

dimanche 25 mars 2018

Le couronnement de Charlemagne et Carloman

Découvrons ensemble l'enluminure suivante de la chronique de Guillaume Crétin :


Les scènes ici décrites sont purement historiques. Ce sont les données de l'Histoire, comme dans les précédentes versions des Grandes chroniques de France sur lesquelles il s'appuie, qui fournissent à Crétin le cadre et la chronologie de son oeuvre : dans cette trame historique s'insèrent un certain nombre de légendes épiques, mais on n'y trouvera pas, par exemple, le récit de la légende des Enfances de Charlemagne, dont les péripéties toutes fictives ne pouvaient se concilier avec les faits relatés.

Les deux scènes de couronnement au sommet de l'image représentent les sacres royaux de Charlemagne et de son frère Carloman après la mort de leur père, Pépin le Bref. Tous deux furent sacrés le même jour, le 9 octobre 768, Charlemagne à Noyon, Carloman à Soissons, et le royaume de leur père fut partagé entre eux, selon la coutume mérovingienne. Ce n'est qu'après la mort de son frère en 771 que Charlemagne réunifiera le royaume des Francs et s'en rendra maître.

Dans le reste de l'enluminure, nous voyons Charlemagne mâter la rébellion du duc d'Aquitaine, Hunald, en 769. Vaincu, Hunald fut livré à Charlemagne par son propre allié, le duc Loup de Vasconie auprès duquel il s'était réfugié.

Bien que ses scènes soient historiques, nous voyons s'y mêler plusieurs détails qui font partie intégrante de la légende de Charlemagne. Son armée arbore les emblèmes auxquels les chansons de geste et leur iconographie nous ont habitués : les armoiries de France, d'azur à trois fleurs de lys d'or, auxquelles ne s'ajoute pas encore l'aigle impériale puisque Charles n'est encore que roi, et l'oriflamme de Saint-Denis, bannière vermeille ici frappée de la croix blanche (ce qui est historiquement inexact mais renforce la symbolique chrétienne de l'étendard sacré).

La scène de la capture d'Hunald, au premier plan, nous permet surtout d'admirer de près notre jeune héros. Une telle représentation juvénile de Charlemagne est exceptionnelle, car la tradition iconographique fait de lui un vieillard, figuré presque partout avec sa célèbre barbe blanche. Dans les enluminures des chroniques de Crétin, nous auront la chance de voir le passage des ans marquer l'apparence du roi de manière réaliste.


Remarquez la blondeur lumineuse que l'imagier prête au jeune roi. Elle n'est pas conforme à l'Histoire : son biographe Eginhard nous apprend qu'en réalité, Charlemagne était brun. Mais le peintre est ici fidèle à l'esprit des chansons de geste, qui prêtent des cheveux d'or à presque tous les héros, et notamment au jeune Charlemagne dans la légende de ses Enfances. Les canons de beauté de l'époque le voulaient ainsi. De plus, les rois de France ont toujours été auréolés, dans l'imaginaire, d'une certaine aura solaire que Louis XIV n'a nullement inventée. Ainsi Charlemagne, dans la Chanson de Roland, arrête par un miracle la course de l'astre de jour, pour empêcher la nuit de couvrir la fuite des sarrasins et pouvoir ainsi venger la mort de son neveu. Parer le chef de ces rois d'une chevelure dorée était bien sûr pour les peintres un excellent moyen, à la fois simple et frappant, de traduire par l'image cette aura solaire.

dimanche 18 mars 2018

Le songe de Guillaume Crétin

Né vers 1460 et mort en 1525, Guillaume Crétin fut un ecclésiastique haut placé à la cour de France, chantre de la Sainte-Chapelle et aûmonier du roi. Il fut aussi un écrivain, auteur de diverses œuvres poétiques mais également de Chroniques de France en vers, dont le quatrième volume traite de Charlemagne. Il s'agit d'un document fort intéressant, car révélateur de la survie d'une part de notre matière épique à la fin du quinzième siècle, c'est à dire à une époque où les chansons de geste proprement dites sombraient dans l'oubli. 

Pourtant, Guillaume Cretin connait encore beaucoup de leur contenu et, dans ses chroniques, il entremêle les données de l'Histoire à celles qui sont issues de nos légendes. Lui-même se considère comme un historien sérieux et non comme un amuseur : s'il admet dans son récit des éléments tirés des chansons de gestes, c'est que ceux-ci jouissaient encore, à cette date tardive, d'une véritable créance. On notera en passant que, si Crétin prête foi à un certain nombre de fictions épiques, celles-ci sont principalement relatives à l'expédition de Charlemagne en Espagne et sont d'un caractère grave et sérieux : on ne trouvera pas sous sa plume les péripéties drolatiques qu'il eût pu trouver dans des chansons légères et fantaisistes. Les clercs du Moyen Âge étaient capable d'esprit critique et, comme je l'ai expliqué dans mon précédent billet, toutes nos légendes ne faisaient pas l'objet du même degré de croyance.

Je me propose de parcourir en votre compagnie, à grands pas et en m'appuyant sur l'iconographie, tout à fait somptueuse, du Manuscrit Français 2820 de la BNF, la portion de ces chroniques qui est consacrée à Charlemagne. Nous verrons ainsi quelles traditions survivaient sur l'empereur à la barbe fleurie au début de la Renaissance, dans des milieux à la fois cultivés et brillants, car Guillaume Crétin écrivait pour le roi et son entourage.

Penchons-nous ensemble sur la première enluminure du manuscrit :


L'histoire de Charlemagne s'ouvre par une scène de songe comme il en est beaucoup dans la littérature du Moyen Âge : l'auteur reçoit en rêve une vision pleine de sens sur le personnage dont il va conter les hauts faits, et c'est précisément cette vision que représente l'enluminure. A gauche, tout en noir, se tient l'auteur lui-même, qui n'est que spectateur. Dans la scène qui se joue sous ses yeux, tout est symbole.

Le guerrier à l'armure dorée n'est autre que Charlemagne. Il est reconnaissable à sa couronne fermée, impériale, qui se distingue de la couronne ouverte des rois capétiens, à sa fameuse barbe fleurie, c'est-à-dire blanche, au nimbe des saints qui illumine sa tête - car Charlemagne, pour Guillaume Crétin comme pour ses contemporains, est un roi saint - et à l'aigle noire à deux têtes, l'aigle bicéphale de sable des armoiries impériales, qui fait traditionnellement partie de l'iconographie de Charlemagne. Ici, les fleurs de lys d'or, fréquemment arborées par notre héros et combinées avec l'aigle (car Charlemagne est roi de France et empereur de Rome) sont absentes, mais nous verrons qu'elles figurent sur d'autres enluminures du manuscrit. Sur cette image et sur elle seule, elles sont remplacées par une croix blanche qui signifie la vocation chrétienne du roi paladin, champion de Dieu sur terre. L'épée, quant à elle, fait très fréquemment partie de l'iconographie de Charlemagne, et l'on peut y reconnaître Joyeuse, l'arme sacrée du roi dans les chansons de geste, précieux héritage de la lignée royale dont le pommeau abrite la pointe de la Sainte Lance qui perça le flanc du Christ en croix. Le bouclier est digne d'intérêt : on y voit la croix blanche, associée au calice et à l'hostie, sur un champ rouge, couleur de la Passion et des martyrs : autant d'éléments qui soulignent la dimension chrétienne de la mission du roi. Une inscription, Scutum Fidei, nous indique que Charlemagne brandit le bouclier de la foi dont parle saint Paul (Ephésiens 6 : 13-18).

La femme à la robe verte semée de "F" dorés, soutenant de la main droite le héros qui la protège, est l'allégorie de la Foi. L'étendard vermeil attaché à une lance qu'elle brandit rappelle fortement, et sans doute intentionnellement, l'oriflamme de Saint-Denis, bannière de Charlemagne dans les chansons de geste. On peut y lire, en caractères dorés, Fides sine operibus mortua est, "la foi sans les œuvres est morte" (Jacques 2 : 14-26). Là encore, la signification de cette sentence biblique est claire dans le contexte de la chronique, quoique peut-être rebutante pour nos sensibilités modernes : Charlemagne, chevalier de Dieu, accomplit une oeuvre pie en se battant pour la vraie foi, et le combat spirituel se double ici d'une lutte très concrète contre les ennemis du christianisme.

Les ennemis du christianisme ? Les voilà : ils arrivent par la droite de l'image, foule indistincte de guerriers fort semblables aux Sarrasins qu'affronte Charlemagne dans les chansons de geste. Ils sont conduits par une femme dont les yeux bandés indiquent assez qu'elle est dans l'erreur, qu'elle ne voit pas la Vérité. L'écriteau pendu à son cou nous révèle son identité : on y lit le mot Pagan, et sa porteuse n'est autre que le Paganisme allégorisé. Bien sûr, les chansons de geste ne distinguent nullement les Sarrasins des païens. Ces ennemis sont sans nul doute redoutables, mais ils ne peuvent triompher de Charlemagne : la lance du Paganisme se brise sur le bouclier de la Foi !

Au sommet de l'image, la main de Dieu exhibe, sur un fond de lumière de gloire, un cœur couronné d'où rayonnent des éclairs dorés. Un phylactère dont Guillaume Crétin tient l’extrémité nous révèle le sens de cet élément : Cor regis in manu Dei est,  "le cœur du roi est dans la main de Dieu". Des mots qui résument admirablement l'esprit de la Geste du Roi et pourraient en être la devise !

Reste l'arbre aux fruits étranges, à gauche de l'image, sous lequel se dresse Charlemagne. Qu'est-il et qui signifie-t-il ? On pourrait sans doute admettre qu'il ne signifie rien, qu'il est là pour faire joli, ou tout au plus pour situer la scène du songe dans le décor sylvestre qui est le sien d'après le texte et qui rappelle les romans de chevalerie : des romans où, bien souvent, de preux chevaliers se battent pour de belles dames comme Charlemagne le fait ici pour la Foi allégorisée. Mais dans cette image où tout est symbolique, il est tentant de voir davantage en cet arbre, de supposer que l'imagier l'a peint dans une intention précise. Ne rappelle-t-il pas l'arbre miraculeux, né de la foudre en même temps que Charlemagne, signe de sa mission sacrée et destiné à vivre aussi longtemps que lui, d'après une tradition qui remonte à la chanson de Doon de Mayence ? Il peut ne s'agir là que de surinterprétation de ma part, j'en conviens volontiers, mais pour moi ce rapprochement - tout sentimental peut-être - s'impose avec une force irrésistible.

mercredi 17 janvier 2018

Fait de croyance et sentiment national

Afin de nourrir l'article qu'elle a consacré à mon Rolandin, Emilie Desfrenes m'avait posé une série de questions, sur le degré de créance que les hommes du Moyen Âge accordaient aux chansons de geste, et sur les rapports entre chansons de geste et sentiment national. Bien que ces questions ne présentent que des rapports indirects avec mon livre, je m'étais efforcé d'y répondre de mon mieux en rédigeant une assez longue réponse, dont Mme Desfrenes n'a finalement utilisé que des fragments. Je vais donc poster ce texte ici dans son intégralité, afin d'en faire profiter les lecteurs de ce blog que cela pourrait intéresser.

Tout d'abord, en ce qui concerne le regard que nos ancêtres portaient sur les chansons de geste : dans l'ensemble, ils y croyaient. On ne peut pas en douter : la légende carolingienne est invoquée avec beaucoup de gravité dans des circonstances très officielles, représentée dans des églises et des cathédrales parmi les épisodes tirés de la vie des saints, consignée par écrit, en français et en latin, dans des ouvrages qui ont toutes les prétentions à la véracité, comme les prestigieuses Grandes Chroniques de France. Les auteurs de chanson de geste se plaisent à souligner le caractère véridique de leurs récits et invoquent volontiers des sources (réelles ou fictives) pour convaincre leur public de la valeur de leurs chansons. A la fin du Moyen Âge, les historiens qui commencent à réfuter les légendes épiques le font avec tout le sérieux du scientifique s'attaquant à une thèse qui rencontre une large créance. Tout cela serait absolument impensable si les hommes du moyen âge avaient considéré nos épopées comme de simples fictions s'avouant pour telles. Ils y ont cru, cela est certain.

Cela ne veut pas dire que tout le monde a cru sans aucun discernement à tous les récits de toutes les chansons de geste. Je suis enclin à penser que la plupart des gens croyaient, dans les grandes lignes, au "noyau dur" de la matière de France, c'est à dire aux légendes les plus importantes, les plus célèbres et les plus sérieuses, celles qui furent de véritables mythes au sens fort du terme, comme la Chanson de Roland par exemple. Cela ne signifie pas que chacun ait ajouté foi  à la totalité des développements venus s'ajouter au fil du temps à ce noyau, récits dont la vraisemblance et le sérieux étaient variables. Je pense que le degré de créance accordé à ces végétations devait énormément varier d'une personne à l'autre, selon le milieu social et le niveau d'instruction, entre autres choses. Par exemple, on ne croyait sans doute guère, en dehors du peuple, aux péripéties merveilleuses et fantasques qui dans certaines branches de notre épopée mettent en scène Aubéron le roi de Féerie, ni à certains des épisodes purement drôlatiques dont le bon géant Rainouard au Tinel, truculent précurseur du Gargantua de Rabelais, est le héros. 

Mais on croyait à Roland, à Olivier, à Ogier le Danois ou à Guillaume d'Orange, au bon saint Charlemagne, champion et lieutenant de Dieu, et dans une certaine mesure aux prouesses fabuleuses que leur prêtait la tradition. Là non plus, tout le monde n'était sans doute pas toujours complètement dupe : les gens instruits devaient être  conscients de la dimension créatrice de l'activité des poètes, et les savoir capables d'enjoliver. Mais, je le maintiens, on croyait au minimum au noyau dur de nos légendes, et même sans forcément ajouter foi à chacun de leurs exploits, on pensait tout de même que ces héros avaient été des personnages remarquables, hors du commun, dignes d'être proposés comme exemples et comme modèles. C'est tout le sens de l'anecdote - probablement fictive en l'occurrence, mais révélatrice - du jongleur Taillefer chantant la Chanson de Roland avant la bataille de Hastings, pour encourager à la prouesse les guerriers de Guillaume : de semblables scènes ne furent sans doute pas rares au Moyen Âge.

En ce qui concerne le sentiment national français, je suis plus embarrassé pour vous répondre, car somme toute je ne suis qu’un écrivain et pas un historien. Lorsque l’on me pose de telles questions – c’est trop souvent le cas à mon goût – on me pousse à sortir de mon domaine de compétence, et mes réponses peuvent donc être sujettes à caution. Je vais tout de même tenter de vous répondre, avec prudence, et je vous invite à lire mes propos également avec prudence. Je suis tout sauf infaillible en la matière.

Je suis porté à croire que le sentiment national s’est lentement forgé durant tout le Moyen Âge central et tardif, en un long processus dans lequel le mythe, les symboles et la poésie jouèrent un rôle notable, que l’on sous-estime souvent. A mon sens, ce sentiment commence à se dessiner timidement au début du douzième siècle ou à la toute fin du onzième – toute tentative pour le faire remonter à plus haute époque me semblerait grandement conjecturale, et aussi téméraire que mal étayée – c’est-à-dire précisément au moment où naissent les premières chansons de geste, qui en seront à l’origine le principal véhicule et même, disons-le, en partie les créatrices. C’est que ce sentiment national naissant n’est au début qu’une chose fragile et ténue, presque impalpable, qui ne s’exprime guère qu’à travers la poésie et n’intéresse pas beaucoup les doctes ni les puissants. Il lui faudra du temps pour s’affermir, pour acquérir le caractère solide et pour ainsi dire officiel qu’il revêt déjà au quinzième siècle. Même alors, je crois que la question de l’appartenance nationale ne s’est jamais posée, pour les hommes du Moyen Âge, avec la même clarté et la même acuité que pour nous. C’était pour eux, la plupart du temps, une petite valeur, contrebalancée et ramenée à de justes proportions par d’autres. Ils y pensaient beaucoup moins que nous.

Si vous souhaitez approfondir ces questions, je vous recommande les ouvrages Les deux Patries de Jean de Viguerie et Naissance de la nation France de Colette Beaune. Ces auteurs vous renseigneront mieux que je ne saurais le faire.

Quoi qu’il en soit, ces thématiques, bien que présentes en toile de fond, ne sont pas au cœur de mon Rolandin, qui est avant tout un conte merveilleux et presque un conte de Noël, dont le sujet principal est la famille. Le chevalier Roland pourra, plus tard, incarner de grands thèmes guerriers, féodaux et patriotiques, mais dans mon récit, ce n’est encore qu’un jeune enfant, qui se trouverait bien encombré d’un si pesant fardeau.