"Il faut toujours se garder de juger les événemens anciens d’après notre manière de penser et nos habitudes d’esprit d’aujourd’hui. Le couronnement de Charlemagne comme empereur a donné lieu à beaucoup de dissertations et de théories dans lesquelles l’esprit de parti et les idées préconçues ont eu une grande part. Pour les uns, cet acte marque la victoire définitive de la race germanique sur les races gallo-romaines ; c’est la fin de l’ancien monde et l’avènement d’un monde nouveau. Pour d’autres, tout au contraire ce serait l’esprit romain qui, par la main du pape, aurait ressaisi pour quelque temps la victoire et dompté le germanisme dans son triomphe même. Toutes ces généralités sont également inexactes, elles ne s’appuient sur aucune preuve ; ni les textes ni les faits ne les confirment. Elles sont le fruit d’une manière de penser qui est moderne, et ne répondent nullement au tour d’esprit des hommes du IXe siècle. Aussi n’en trouve-t-on la trace ni dans les écrits de Charlemagne, ni dans ceux des papes, ni chez les chroniqueurs, ni parmi tant de lettres qui nous ont été conservées des personnages de cette époque. Il est prudent, en histoire, de se tenir aux documens, et, sans se laisser aller aux considérations générales, de voir les événemens comme ils nous sont racontés et d’essayer de les comprendre comme les contemporains les ont compris.
Le couronnement de Charlemagne n’est pas un acte isolé ; il se rattache à une série de faits antérieurs qui l’ont amené et préparé. Quand on lit les textes de l’époque mérovingienne, on est frappé de voir combien le souvenir de l’empire romain s’était conservé chez les populations. On le rencontre partout, dans les édits des rois comme dans les formules des actes privés, dans les lettres de personnages de toute condition aussi bien que dans les chroniques. On suit de génération en génération les marques toujours visibles du respect qui s’attachait à cet ancien empire. Parmi ces écrits si divers, les uns nous viennent de Gallo-Romains, les autres de Germains ; leur ton à l’égard de l’empire est le même. Jamais un mot de haine ou de mépris ; le seul sentiment qui se laisse voir, sans distinction de race, est celui de la vénération.
Les hommes des temps modernes, habitués qu’ils sont à ne voir rien durer, ne savent pas assez combien dans les siècles d’autrefois les pensées étaient persistantes. Depuis Clovis jusqu’à Charlemagne, à travers cette longue et triste époque où des institutions impuissantes avaient mis le trouble dans l’existence humaine, le souvenir de l’empire romain transmis des pères aux fils avait continué à vivre au fond des âmes. Il y a plus : le nom de respublica, qui était celui dont on avait appelé l’empire depuis Auguste jusqu’à Théodose, était resté toujours employé dans la langue de la Gaule. Nous le rencontrons sans cesse, au Ve, au VIe au VIIe siècle, sous la plume des chroniqueurs, dans les diplômes, dans les formules d’actes privés. Nulle expression n’est plus fréquente que celle-là, et toujours elle désigne l’empire. Pour ces générations, la république ou l’état par excellence n’était pas autre chose que l’empire romain.
Il faut même remarquer que, dans la pensée de ces hommes, l’empire romain n’avait pas péri. Ils n’en parlent jamais comme d’une chose disparue ; ils en parlent comme d’une puissance encore debout et toujours vivante. C’est que, dans l’année 476, le titre et les insignes impériaux avaient seulement été transportés de Rome à Constantinople. Dans cette dernière ville résidait le souverain qui continuait à s’appeler empereur des Romains, imperator Romanorum Cœsar Augustus, La Gaule persistait à donner à ce prince le titre de romanus imperator. Il était entendu de tous qu’il avait une suprématie au moins nominale sur toute la société chrétienne. La ville que les chroniqueurs de la Gaule appellent la capitale, urbs regia, n’était ni Paris, ni Soissons, ni Metz, ni aucune résidence des rois francs, c’était Constantinople. Il est bien vrai que ces rois gouvernaient comme si l’empire n’eût pas existé ; mais les populations ne perdaient pas de vue qu’il existait encore, qu’il était au-dessus des royautés et que Constantinople était, au moins de nom, la capitale de la chrétienté. En l’année 799, Alcuin écrivait à Charlemagne : « Il existe trois puissances ; la première est l’autorité spirituelle, qui a été transmise au successeur de saint Pierre ; la seconde est la dignité impériale, qui a son siège à Constantinople ; la troisième est la dignité royale. » Alcuin parlait ainsi au puissant monarque qui régnait déjà de l’Èbre à l’Oder, et il le plaçait encore au-dessous de celui qui régnait à Byzance.
Nous ne voyons pas qu’au VIe ou au VIIe siècle les Occidentaux aient regretté que la dignité impériale eût son siège dans une ville de l’Orient. Ce sentiment ne se produisit, ou du moins nous n’en saisissons les symptômes que vers l’an 730 et à l’occasion de l’hérésie des iconoclastes, qui eut alors un moment de triomphe à Constantinople. La haine que cette hérésie souleva chez les Occidentaux ne détruisit pas le vieux respect qui s’attachait à l’empire, mais elle fit désirer que l’empire fût arraché à une ville hérétique et ramené à Rome. Il était naturel que ce fût surtout dans Rome que cette pensée se développât et prît corps. Cette ville était restée sous la dépendance directe des empereurs de Constantinople ; au commencement du VIIIe siècle, elle était encore administrée par un duc impérial. En 731, à l’occasion de l’édit qui prohibait les images, la population chassa ce fonctionnaire. Dès que l’agent impérial eut été écarté, il arriva naturellement que le personnage le plus considérable de la ville, c’est-à-dire l’évêque, en devint le chef et l’administrateur ; pareille chose s’était vue maintes fois en Gaule. Le pape commença donc à gouverner Rome, non toutefois sans reconnaître encore l’autorité suzeraine de l’empereur. Il lui faisait hommage par de fréquentes ambassades, recevait ses lettres et ses ordonnances, et en 795 Rome élevait encore à l’empereur Constantin VI un monument avec cette inscription : au très glorieux Constantin, couronné de Dieu, empereur, auguste.
La complète indépendance était impossible vis-à-vis d’un double danger : l’ambition des Lombards d’un côté, les désordres populaires de l’autre. Les papes avaient besoin d’un protecteur ; ils s’adressèrent aux hommes qui étaient les plus forts en Occident, c’est-à-dire à Charles Martel d’abord, puis à Pépin le Bref, enfin à Charlemagne. Ils se mirent sous la protection des princes francs. Ne jugeons pas cette situation d’après nos idées d’aujourd’hui et ne pensons pas qu’il s’agisse ici d’une simple alliance ou d’une entente morale entre les chefs d’une église et les chefs d’un état. Les papes firent ce que faisaient à la même époque presque tous les évêques de la Gaule ; ils se mirent sous le patronage ou, comme on disait, dans la mainbour de Charles Martel et de ses successeurs. Ils conclurent avec eux le pacte qui s’appelait commendatio ; nos in vestris manibus commendavimus, écrit Etienne II à Pépin. Ce n’étaient pas là des mots vagues dans la langue du VIIIe siècle ; ces expressions désignaient formellement l’acte de clientèle par lequel on obtenait la protection d’un homme en se soumettant à son autorité. Les papes et la ville de Rome se reconnaissaient donc sujets du roi des Francs ; nous voyons Paul Ier en 757, Léon III en 796, écrire à Pépin et à Charlemagne pour leur faire hommage et renouveler leurs sermens de foi et de sujétion.
C’était sans nul doute une singulière situation que celle de ces papes qui, presque indépendans en fait, dépendaient encore officiellement de l’empire de Byzance, et subissaient en même temps l’autorité, fort douce d’ailleurs, des rois francs. Le titre par lequel on désignait le pouvoir de Pépin et de Charlemagne sûr la ville de Rome était celui de patrice. Ce n’était pas un titre nouveau ; le nom de patrice était depuis trois siècles celui d’une dignité de l’empire. Les chroniqueurs grecs ou latins de cette époque mentionnent fréquemment des patrices : ce sont les plus hauts fonctionnaires de l’administration byzantine. Un patrice était le représentant de l’empereur dans une province et gouvernait les hommes en son nom. Pépin et Charlemagne furent appelés patrices des Romains, ce qui signifiait, à prendre le mot dans son sens littéral, qu’ils étaient les lieutenans du souverain qui régnait à Constantinople. Il y avait seulement cette singularité, qu’au lieu d’avoir reçu ce titre de l’empereur, ils l’avaient reçu du pape au nom du peuple romain. Quoi qu’il en soit, ce titre leur permettait d’exercer dans Rome les mêmes pouvoirs que les ducs impériaux y avaient exercés précédemment ; ils y étaient en quelque sorte des vice-empereurs. Si bizarre que nous paraisse cette situation, elle ne semble pas avoir étonné les contemporains, dont la vie publique était pleine de pareilles contradictions.
Elle se prolongea un demi-siècle. En l’année 800, le pape Léon III changea le titre de patrice en celui d’empereur. Devons-nous attribuer à ce pontife des vues vastes et profondes ? Voulait-il réagir contre l’esprit germanique ? Visait-il à fonder un grand état chrétien ? Tout cela est possible, mais les textes montrent seulement qu’il songeait à rompre avec Constantinople. Avoir le roi franc pour patrice, c’était reconnaître encore la suzeraineté nominale des princes d’Orient ; le nommer empereur, c’était rejeter hautement cette suzeraineté. — Observons les divers récits que les contemporains nous ont tracés de cet événement ; nous y trouverons toujours la preuve que l’acte de Léon III était dirigé contre Constantinople. Il y a même un détail qui se trouve dans tous ces récits, et qui est remarquable. Pour justifier le couronnement de Charlemagne, on crut devoir alléguer que le trône impérial, n’étant alors occupé que par une femme, l’impératrice Irène, pouvait être considéré comme vacant. Presque tous les annalistes expriment cette pensée. Voici ce que dit celui de Lorsch : « Comme dans le pays des Grecs il n’y avait plus d’empereur, mais seulement une impératrice, il parut convenable au pape et aux évêques de nommer empereur le roi Charles. » Nous lisons de même dans la chronique de Moissac : « Comme le roi Charles était à Rome, des députés vinrent dire que chez les Grecs le titre d’empereur n’était plus porté par personne ; en conséquence le pape et les évêques résolurent de nommer empereur le roi Charles. » Un autre chroniqueur s’exprime ainsi : « La puissance impériale, depuis Constantin, avait été transportée chez les Grecs ; mais, comme il arriva qu’à défaut d’homme c’était une femme qui tenait le gouvernement, les évêques décidèrent que l’empire serait donné au chef des Francs. »
Il semblerait donc, et telle est au moins la pensée des annalistes, que Léon III n’aurait pas osé couronner Charlemagne, s’il y avait eu à ce moment un empereur à Constantinople. Cet événement apparaît aux esprits modernes comme une résurrection du vieil empire ; ce n’est pas ainsi qu’il s’est présenté aux yeux des contemporains. Qu’on lise tous les récits qui en ont été faits, on n’y trouvera jamais que l’empire autrefois supprimé ait été rétabli ; ni cette expression ni aucune qui lui ressemble ne se rencontre chez les chroniqueurs ; le pape, l’empereur, dans leurs lettres, ne se vantent jamais d’avoir restauré l’empire ; Alcuin ni Eginhard ne disent rien de semblable. L’empire n’avait pas cessé d’être, les Romains le savaient mieux que personne ; il était seulement ramené d’Orient en Occident. Aussi l’acte hardi de Léon III est-il toujours représenté comme une victoire sur Constantinople. « Les Romains, dit Sigebert de Gembloux, s’étaient depuis longtemps détachés de cœur de l’empereur constantinopolitain ; ils prirent pour prétexte que c’était une femme qui régnait sur eux, et ils se décidèrent à nommer empereur le roi Charles. » Orderic Vital exprime plus tard le même sentiment : « Les Romains rejetèrent de leur cou le joug de l’empereur qui était à Constantinople et’ élevèrent Charles à l’empire. » Enfin un écrivain grec de cette époque, racontant la scène du couronnement, termine son récit par cette seule réflexion : « Ainsi fut brisé le lien qui avait longtemps uni Rome à Constantinople. » Ce que les contemporains virent donc de plus clair dans cet événement, c’est que Rome et l’Europe occidentale étaient définitivement affranchies de la suprématie politique et quelquefois religieuse que Constantinople avait exercée sur elles depuis quatre siècles. L’acte de l’année 800 fut la contre-partie de l’acte de l’année 476. Il n’y eut que la cour de Constantinople qui en fut blessée, et il n’y eut qu’elle qui protesta. « En prenant le titre d’empereur, dit Eginhard, le roi Charles encourut le mauvais vouloir des empereurs romains d’Orient. »"
Fustel de Coulanges, "Le Gouvernement de Charlemagne", Revue des deux mondes, 1876.