"Une idée neuve illumine les livres de M. Joseph Bédier : il restaure les droits du poète à créer des fictions. La critique présentait les chansons de geste comme des récits d’histoire. M. J. Bédier y voit une invention de jongleurs, où l’histoire n’a fourni que le cadre. A force de réalisme, il retrouve les conditions où a pu se développer la fantaisie des hommes, et c’est au nom de l’expérience qu’il fait sa part à la poésie. Par un contraste piquant, les théories tout imprégnées de romantisme du XIXe siècle refusaient à l’épopée son caractère imaginatif ; la science de M. J. Bédier le lui rend. On avait tout admis en effet, dans les explications anciennes, sauf que les auteurs d’épopée eussent pu inventer quelque chose. On avait admis qu’il avait existé de beaux poèmes dont il ne restait absolument rien ; on avait admis que, dans les temps carolingiens, les guerriers illustres avaient chacun à leurs côtés une sorte de reporter épique, capable d’improviser sur-le-champ un poème de deuil, ou de victoire, ce qui ne laissait pas d’être un peu extraordinaire ; on avait admis que, après cette génération de poètes au-dessus du commun, leurs successeurs avaient été au contraire insignes par leur ignorance, leur faculté de confondre tous les héros, et de mêler toutes les chansons ; on avait admis que les vieux chroniqueurs, aussi insoucians que les maladroits remanieurs, avaient pu consacrer une seule ligne à Roland, cinq à Ogier, cinq à Raoul, oubliant ainsi des héros que l’on nous présentait comme ayant impressionné pour plusieurs siècles l’esprit du peuple.
M. J. Bédier montre l’erreur de ces hypothèses. Il n’y a pas plus d’histoire dans les légendes épiques qu’il n’y en a dans les Trois Mousquetaires ; il y en a même beaucoup moins encore. Les chansons de geste, selon un mot de Ferdinand Brunetière qui avait été frappé de leur caractère imaginatif, sont de l’histoire fabuleuse, de l’histoire « héroïsée. » L’invention n’y est pas très riche ; elle ne se renouvelle guère d’une chanson à l’autre, et par-là elle porte bien la marque du temps. Il est rare que l’écrivain du moyen âge mette beaucoup de lui-même dans ses œuvres : malgré des beautés de détail, souvent très émouvantes, la littérature de cette époque a quelque chose d’uniforme ; l’homme semble n’y penser et n’y sentir qu’en groupe, et c’est ce caractère de généralité qui avait dû encourager les critiques à y voir l’œuvre collective d’une foule héroïque. Dans cette littérature cependant, si peu individuelle qu’elle soit encore, M. J. Bédier reconnaît non pas une transcription de la réalité contemporaine, mais le travail de l’esprit à propos d’événemens anciens, parés déjà du prestige du passé, la faculté de développer un thème, le don d’imaginer.
En même temps, il précise les circonstances où ce don a pu se manifester, il fait revivre les conditions où l’imagination a fleuri : après nous avoir rendu la poésie, il nous rend les poètes. La théorie traditionnelle faisait évanouir à la fois les œuvres et les hommes : elle contemplait au-delà de ces ombres qui étaient les poèmes et les remanieurs une magnifique humanité dont elle ne savait rien. A ces ombres exsangues comme celles qui habitent les séjours virgiliens des morts, M. J. Bédier rend la forme et la couleur. S’il croit que les poètes inventent, il sait aussi que ce sont des hommes, influencés par leur époque, et travaillant pour elle : ils peuvent ne pas traiter de sujets historiques, mais eux ils ont une histoire. Ainsi la position prise par M. J. Bédier se trouve opposée à celles des critiques ses prédécesseurs. Ceux-ci voulaient tout savoir de ce que racontaient les chansons, mais tenaient la naissance même de ces chants pour mystérieuse. Au contraire, M. J. Bédier consent que les poèmes soient fictifs, mais il fait rentrer dans l’histoire les circonstances où cette fiction est née. Les critiques disaient : « Certainement Ogier a combattu Charlemagne, certainement Roland est mort à Roncevaux ; des poètes dont nous ne savons rien ont chanté ces événemens qui sont vrais. » Et M. J. Bédier réplique : « C’est un fait qu’il a existé des sanctuaires, des routes, des pèlerins, et que les poètes y parlaient d’Ogier et de Roland : des événemens dont nous ne savons pas grand’chose, mais dont ces vieux poètes ne savaient pas davantage, ont été célébrés non parce qu’ils étaient vrais, mais parce qu’ils étaient beaux. » par-là M. J. Bédier s’écarte délibérément des idées romantiques qui avaient cours sur la naissance des légendes épiques. On la disait très obscure, et on l’en admirait presque davantage ; on l’environnait d’une brume lointaine ; on attribuait à une génération ce que l’on ne pouvait attribuer aux individus ; on invoquait la « tradition populaire » et l’« âme des foules. »
Ernest Renan a écrit dans ses Cahiers de Jeunesse quelques pages qui ont paru à M. Bédier un précieux témoignage de l’état d’esprit des critiques : « Il y a deux espèces de littérature, écrivait Renan en 1845 au sortir d’un cours-de M. Gérusez : l’une toute belle, toute spontanée, naïve expression de tout ce qu’il y a de poétique dans l’humanité… L’épopée, ajoute-t-il, existe avant d’être faite. On ne songe pas assez qu’en tout cela l’homme est peu de chose, l’humanité est tout. C’est l’esprit de la nation, son génie si l’on veut, qui est le véritable auteur : le poète n’est que l’écho harmonieux, je dirai presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple qui lui raconte de toutes parts ses beaux rêves. » Voilà le fond de la théorie romantique avec laquelle on expliquait indifféremment Ossian, le Mahabarata, les Nibelungen, les poèmes homériques ; et voilà comment on expliquait aussi nos chansons de geste. L’humanité est tout, et l’homme est peu de chose ! Ainsi parlait Renan, après avoir entendu M. Gérusez ; mais M. J. Bédier ne peut plus penser de même. La personne du poète n’est pas si indifférente. On peut même saisir par quelques exemples quelle part appartient à ces chanteurs tard venus, que la critique confond avec mépris sous le nom de remanieurs. Quelques-uns ont été les véritables créateurs d’une légende.
C’est ainsi que dans une ancienne chanson, le jeune Vivien, neveu de Guillaume, combat en héros aux Aliscans, se confesse et meurt. Mais le même épisode dans une autre chanson s’est enrichi d’une donnée pathétique. Vivien a fait vœu jadis de ne jamais fuir en bataille ; blessé, affolé aux Aliscans, il oublie un seul instant sa promesse, revient aussitôt se battre, mais tombe mortellement blessé, et la confession, banale dans la première version, tire toute sa grandeur de l’aveu qu’il fait de son parjure et de son remords. De même, la forme primitive de la Chanson de Roland nous fait voir le héros attaqué, se défendant bien, et sonnant du cor à la fin pour appeler Charlemagne : ce n’était qu’un récit de bataille. Mais plus tard, un poète se demanda pourquoi Roland sonnait si tard de son cor ; il imagina l’orgueil, la desmesure du héros, et par-là il transformait toute la légende, faisant dépendre le drame du caractère de Roland, et transportant l’action « du monde déterminé des faits dans le monde libre des volontés. » Parfois, on croit apercevoir un plus grand travail encore ; on croit discerner un thème primitif des chansons, qui aurait été par la suite développé et complété : l’idée première n’aurait-elle pas été la légende de Charlemagne, et la mort des douze pairs ? Pour continuer la fable après cette catastrophe, ne fallait-il pas chanter les sept fils de cet Aymeri qui, au retour de Roncevaux, s’était distingué en prenant Narbonne sur la demande de l’Empereur ? Ne fallait-il pas, après la mort de Charlemagne, montrer son fils Louis défendu par Guillaume ? Il y a entre toutes ces chansons des liens manifestes, et si l’on ne peut supposer qu’un seul poète en ait conçu le plan tout entier, il semble bien que les thèmes élémentaires sous l’action de différons chanteurs aient évolué et se soient harmonisés. Qui saura, conclut M. Bédier, répondre un jour à ces obscures questions ? En tout cas, les légendes ne sont pas sorties d’on ne sait quel pays magique : elles ont été créées par des hommes et pour des hommes.
C’est dans un décor très réel et d’ailleurs très beau que M. J. Bédier replace leur naissance. Ces voyageurs qui sur les grandes routes, dans les fêtes locales célébrées aux beaux jours du printemps et de l’été, venaient entendre les chansons dites selon l’usage par des jongleurs, n’étaient pas des passans frivoles et insensibles. C’étaient des pèlerins passionnés. Véritables rois de la route, ils animaient de leur cortège les antiques voies romaines où leur souvenir effaçait celui des ambassadeurs, des marchands et des soldats ; ils suscitaient sur leur passage hospices, hôtelleries, monastères ; ils faisaient la gloire et la richesse des sanctuaires qu’ils visitaient ; ils déterminaient enfin les chants des jongleurs. De ces belles histoires débitées par fragmens, découpées comme de grands romans-feuilletons, l’objet essentiel était d’émouvoir le pèlerin, de l’intéresser aux sites, aux monumens, aux ruines qu’il voyait sur sa route. On lui montrait des vestiges de châteaux et de villes, des tombeaux, des monastères ; on lui disait que ces ravages avaient été causas jadis par les infidèles, que ces sépultures étaient celles de grands guerriers, que ces monastères étaient des fondations vénérables, dues à d’illustres personnages. Ainsi l’art des jongleurs et des moines faisait communiquer le passé et le présent ; il donnait le paysage vrai pour décor à une antiquité à demi fabuleuse ; il évoquait les héros de la légende foulant le même sol que les voyageurs et gagnant par les mêmes étapes les mêmes sanctuaires. On devine quelle pouvait être l’excitation religieuse, poétique et guerrière de ces foules en marche vers le tombeau des apôtres. L’esprit de sacrifice et d’aventure était en elles : c’était l’époque des premières croisades et le mouvement des esprits qu’elles déterminaient inclinait à mieux comprendre les luttes d’autrefois contre les Sarrasins. Le livre de M. J. Bédier nous suggère ici des spectacles qui ont leur magnificence, et comme une découverte d’érudit n’acquiert toute sa valeur que par son rapport à l’histoire générale, il nous éclaire non pas seulement sur un fait d’ordre littéraire, mais sur la vie d’autrefois. Il nous fait entrevoir tout ce qu’il pouvait y avoir d’enthousiasme et de foi dans les offices liturgiques en l’honneur des saints athlètes de Dieu, dans les prières récitées en commun près des tombeaux illustres. Quel auditoire mieux préparé à entendre des chansons héroïques et saintes ?
L’influence monastique sensible dans la documentation des légendes ne l’est pas moins dans la qualité des élémens moraux qui forment les chansons. Toutes ces vieilles épopées de France sont à la vérité exemptes de développemens philosophiques et de prédications, mais elles ont toutes un sens, et ce qui n’y est pas d’ordre Imaginatif ou héroïque témoigne d’une réflexion chrétienne. Elles semblent nées d’une méditation sur une tombe. Les personnages qui reposaient dans les sanctuaires avaient été des grands du monde. Ils s’étaient appelés Guillaume, Raoul, Girard, Berthe, Aalais ; ils avaient eu des vies éclatantes et troublées ; ils avaient été batailleurs, orgueilleux, violens ; à la fin de leur existence, ils avaient sacrifié des richesses et fondé une abbaye. Leurs destinées tragiques s’étaient achevées par le repentir. Quelques-uns parmi eux avaient même été de très grands pécheurs. Un fol orgueil inspire au chevalier Ogier sa révolte contre son roi ; la violence dicte à Girard ses détestables projets. Lorsque Bossuet racontera plus tard la vie des princes pour en tirer un enseignement, il y mettra sans doute plus d’art, une connaissance plus profonde du cœur, un sens plus humain des passions, une science plus délicate du remords. Mais la leçon demeure sensiblement la même. Dieu, qui voit les erreurs et les injustices, les tolère d’abord pour en mieux faire éclater plus tard les suites, et pour mieux convertir le pécheur. Dans les chansons, comme dans les sermons qui feront cinq siècles après la gloire des orateurs sacrés, il commence par imposer des épreuves à ceux qu’il veut avertir ; si elles ne suffisent pas, il frappe encore leur esprit par des miracles et des malédictions ; il les courbe enfin sous sa main jusqu’au jour où, les voyant meurtris et repentans, il leur accorde sa clémence. Il faut la mort d’un ami cher pour que, dans le poème de Raoul de Cambrai, le comte Ybert, héros orgueilleux, découvre la voie du salut ; alors seulement il fait de Dieu son héritier et fonde sept églises en souvenir de ses sept châteaux forts. De même Girard dressera les abbayes de Pothières et de Vézelay dans les plaines même où s’est exercée sa puissance, et le paysage ravagé par ses violences sera sanctifié par son repentir, et sa piété. L’idée, qui est morale, a aussi sa poésie. Elle n’est nulle part exprimée, mais elle est l’âme secrète de ces romans, et peut-être était-elle tellement familière aux foules du moyen âge qu’il n’était pas nécessaire de la développer. C’était le thème essentiel de tout enseignement ; les chansons nous montrent toutes des héros qui s’agitent et que Dieu ramène à lui.
Ainsi découronnées de leur passé lointain, de leurs origines spontanées et populaires, les chansons de geste perdent un prestige conventionnel ; en revanche, elles gagnent à l’explication réaliste qui en est donnée plus d’humanité et par suite plus de pathétique. Il n’y a pas eu peut-être de bataille de Roncevaux. Mais il y a eu l’admirable fiction de l’orgueil de Roland et de l’héroïque combat des douze pairs. Et ce que les hommes n’ont pas accompli, ils ont eu la noblesse de le concevoir."
André Chaumeix dans la Revue des deux mondes, 1909.