dimanche 21 mai 2017

L'empereur à la barbe fleurie

Tout le monde sait que les chansons de geste appellent volontiers Charlemagne "l'empereur à la barbe fleurie", mais je crains que l'expression ne soit plus guère comprise. Elle court le risque de se voir interpréter littéralement, et de présenter à nos esprits l'image ridicule d'un Charlemagne à la barbe décorée de véritables fleurs. Ce n'est pas du tout ce que nos poètes médiévaux avaient en tête. Pour eux, une barbe fleurie était tout simplement une barbe blanche, blanche comme fleur



L'expression était métaphorique, fort répandue, et instantanément comprise par tous. De la même manière, aujourd'hui, si vous trouvez mention dans un texte d'un vieillard à la barbe neigeuse, vous ne supposerez pas, je pense, que la barbe de ce vieillard est couverte de neige véritable. Vous comprendrez qu'elle est blanche comme neige. Bien sûr, à la différence de la neige, les fleurs ne sont pas toujours blanches, mais l'expression devait appeler, à l'esprit du public médiéval, l'image des prés couverts de pâquerettes ou des pommiers en fleurs au printemps. L'impression de blancheur était, pour eux, dominante.

L'expression n'était nullement réservée à Charlemagne : nos textes sont pleins de chefs et de grenons (c'est à dire de moustaches) fleuris, de vieillards fleuris et même de chevaux fleuris. Mais s'il n'en avait pas l'exclusivité, il faut dire que nostre empereur magne se voit qualifié ainsi avec une particulière insistance. C'est que nos ancêtres se représentaient Charlemagne comme un roi patriarche, à la vieillesse digne d'un personnage biblique, et naturellement pourvu de la majestueuse barbe blanche qui est l'attribut presque obligé de semblables personnages : Moïse et Jupiter ont, eux aussi, des barbes blanches. Songez que, d'après la Chanson de Roland, Charles avait deux cents ans passés lors de la guerre d'Espagne :

De Carlemagne vos voeill oïr parler.          (Je veux vous entendre parler de Charlemagne)
Il est mult vielz, si ad sun tens usét :         (Il est très vieux ; il a usé sa vie)
Men escïent, dous cenz anz ad passét.       (Je crois qu'il a passé deux cents ans)
Par tantes teres ad son cors demenéd,        (Il s'est dépensé par tant de terres)
Tanz colps ad pris sur son escut bucler,     (a reçu tant de coups sur son bouclier)
Tanz riches reis cunduit a mendistéd,         (réduit tant de riches rois à la mendicité)
Quant ert il mais recrëanz d'osteier ?          (quand donc sera-t-il las de guerroyer ?)
(vers 522 à 528)

La barbe blanche de Charlemagne est, dans les chansons de geste, un attribut important, un symbole de sa majesté. Il lui arrive de jurer par elle, comme on prête serment sur une relique. Quant à l'expression par laquelle on le désigne, l'empereur à la barbe fleurie, ou encore à la barbe chenue, elle tend à se figer pour devenir une véritable épithète homérique, comme Achille aux pieds légers ou Ulysse aux mille tours. Léon Gautier, dans ses Epopées françaises, en faisait déjà la remarque :

"On a dit qu'Homère était, par excellence "le poète de la constatation" ; il a vu certain jour Achille courir, et depuis lors il a toujours dit de son héros "Achille aux pieds légers", même quand Achille était assis. Eh bien ! nos premiers épiques ont procédé absolument de même : ils ont des enfances toutes pareilles à celles d'Homère. Charlemagne, dès qu'il n'est plus enfant, est toujours à leurs yeux : "L'empereres à la barbe chenue"."

J'aime beaucoup l'image, bien comprise, de la barbe fleurie de Charlemagne. Fleurie, et non pas neigeuse : il y a là une différence qui n'est pas mince. Une barbe neigeuse suggère un vieillard au sang froid, au cœur froid, qui se chauffe au coin du feu et n'entreprendra plus rien. L'image fait songer aux vers de Charles d'Orléans : Hiver, vous n'estes qu'un vilain...

Le Charlemagne des chansons de geste, celui que nous donne à voir le Roland, n'est pas tel. Même vieillard et patriarche, il reste chaleureux et généreux, enthousiaste et vaillant, et surtout prodigieusement énergique. Ni les durs combats ni les longs voyages ne l'effraient. Il peut pleurer ses morts et même se lamenter, comme il le fait sur le corps de son neveu, son plus que fils, mais jamais il ne sera recrëanz d'osteier. La chanson d'Anséïs de Carthage nous le montre malade et infirme, réduit presque à l'impuissance par l'âge ; pourtant lorsque le héros Anséïs l'appelle à son secours contre les Sarrasins, Charlemagne répond à l'appel, et se fait conduire en char jusqu'au lieu de la bataille. Là, il demande à Dieu, et obtient, un miracle : voir ses forces renouvelées le temps de livrer un dernier combat. Il se jette alors dans la mêlée, à la stupeur émerveillée de ses féaux, et bien sûr il triomphe, et sauve une fois de plus la Chrétienté. Même lorsqu'il mourra, on l’enterrera assis, comme prêt à se relever pour combattre, la couronne au chef et son épée nue sur les genoux. Il était excellemment approprié qu'un tel personnage eût, jusqu'en sa barbe blanche, quelque chose de printanier.

Je crois qu'une des fonctions de la mythologie est de poétiser le monde. Les Anciens peuplaient la nature de Naïades et de Dryades : arbres et ruisseaux en devenaient plus beaux et plus aimables. Ils nommaient les constellations Pégase ou Orion, et les étoiles en devenaient à la fois plus proches et plus émouvantes. Pour nous, qui ne croyons plus aux mythes et ne leur demandons donc plus de nous expliquer le monde, ni de fournir du sens à des rites, la fonction poétique de la mythologie, sans doute jadis accessoire, est peut-être bien devenue la principale. 

Un vain peuple s'imagine qu'une mythologie connaît son apogée lorsqu'on lui prête une créance générale et littérale, puis dépérit lorsque l'on cesse d'y croire, mais ce n'est pas ce que ma longue fréquentation de ces matières m'a appris. Une mythologie ne meurt pas forcément de n'être plus crue ; en fait ce peut même être pour elle une chance, car alors elle devient essentiellement un objet d'art, et parfois c'est à ce moment là qu'elle s'incarne dans les œuvres les plus belles. Ovide et Virgile ne croyaient pas aux mythes qu'ils racontaient, pas plus que la société cultivée de leur temps, et pourtant la Rome antique nous a-t-elle laissé un seul poème digne d'être comparé à l'Enéide et aux Métamorphoses ?

La croyance ne fait rien, ou presque rien, à l'affaire. La vertu poétique de la mythologie n'y est pas renfermée. L'imagination qui peuple les vagues de Néréides n'a pas besoin d'y croire pour s'en réjouir. Tenez, moi qui vous parle, je ne crois pas aux chansons de geste. Je ne crois pas un mot des fictions qu'elles narrent. Je ne crois même pas vraiment que le Charles de l'Histoire ait eu la barbe fleurie que lui prêtent les légendes. Cela ne m’empêche pas le moins du monde de voir, au printemps, la barbe de Charlemagne dans les pommiers en fleurs, et mon cœur en est tout réchauffé. Essayez donc vous aussi : vous verrez que, vraiment, la croyance ne fait rien à l'affaire.



jeudi 18 mai 2017

Homère contre le Peuple, ou les mirages du romantisme

Si vous suivez mon blog depuis un certain temps, vous devez déjà être familiers des deux grandes théories qui existent, et s'opposent, quant à l'origine des chansons de geste. Rappelons-les tout de même rapidement.

La théorie traditionaliste, parfois dite "théorie des cantilènes", défendue notamment par Léon Gautier, suppose l'existence de brefs chants lyrico-épiques, composés dès les temps carolingiens, au lendemain de grands événements tels que des batailles marquantes. Ainsi, les contemporains du Roland historique, du Charlemagne  historique, les auraient déjà célébrés, puis pleurés à travers des compositions poétiques, sorte d'élégies ou de panégyriques. Ces chants se seraient transmis oralement durant des siècles, s'enrichissant sans cesse de traits et d'épisodes nouveaux, s'éloignant toujours davantage des faits historiques, jusqu'à ce qu'ils devinssent au douzième siècle les chansons de geste telles que nous les connaissons : de vastes épopées résolument mythiques où quelques éléments historiques se trouvent comme dilués dans un océan d'imaginaire.

La théorie individualiste, défendue par Joseph Bédier, nie l'existence des chants lyrico-épiques et affirme que les chansons de geste sont nées au douzième siècle, au moment où nous en sont conservées les premières traces, de la plume de poètes qui en sont véritablement les auteurs à part entière, autant qu'un Alexandre Dumas ou un Walter Scott sont ceux de leurs romans historiques. Tout au plus ces poètes ont-ils pu s'inspirer de traditions locales qui ne leur ont guère fourni qu'une amorce, de la même manière que Dumas s'est inspiré, pour créer son D'Artagnan, du personnage historique de Charles de Batz-Castelmore.

Lorsqu'il m'arrive de parler autour de moi de ces deux théories, je constate que la théorie individualiste ne rencontre guère la faveur de mes interlocuteurs. La théorie traditionaliste a, presque toujours, nettement leur préférence. Je les comprends ! Car si l'on en croit cette théorie, en somme, les chansons de geste sont véritablement l'oeuvre commune des mille et mille chantres qui les ont transmises et enrichies, autant dire du Peuple tout entier. Ce sont des émanations toutes pures du génie de la nation. Leur auteur, c'est la France, c'est doulce France elle-même ! Voilà qui est bien plus beau, bien plus séduisant, bien plus exaltant, bien plus romantique que d'en faire l'ouvrage de ternes gendelettres, de petits clercs du douzième siècle sentant l'encre et la sacristie, les composant dans le calme et le secret de leur étude entre de poussiéreux grimoires. Croyez bien que je ressens, aussi puissamment que quiconque, l'attrait de cette théorie traditionaliste qui voit dans les chansons de geste une sorte d'héritage sacré, où s'incarne l'âme de notre pays.

Je ne vous reprocherais certes pas d'y ajouter créance. Mais voilà, il faut tout de même faire montre d'un peu d’honnêteté, d'un soupçon de logique, d'une pincée de cohérence intellectuelle. On ne peut pas être traditionaliste en France et individualiste en Grèce. Nos chansons de geste et les épopées homériques, l'Iliade et l'Odyssée, offrent trop de points communs pour qu'il ne soit pas hasardeux, voire téméraire, de supposer quant à leur formation des phénomènes très différents. Parlons sans fard : si c'est le Peuple tout entier qui compose l'épopée, il n'y a plus de place dans le processus pour un auteur unique, défini, individualisé, pour un être de chair et de sang au nom duquel rattacher le poème. Si nous optons pour la théorie traditionnaliste, Homère n'existe pas. Ce n'est lui-même qu'un mythe.

La possibilité que je viens d'énoncer ne semble guère plus populaire que la théorie de Bédier sur l'origine des chansons de geste. On ne renonce pas volontiers à une image d'Epinal. C'est que nous l'aimons, ce brave Homère ! Nous ne voulons pas qu'on nous l'enlève ! Et puis ce serait tellement plus beau, tellement plus séduisant, tellement plus exaltant, tellement plus romantique, si l'Iliade et l'Odyssée étaient bien l'ouvrage de cet aède aveugle, de ce divin poète inspiré par les Muses, que nous avons vu si souvent représenté sur les toiles néo-classiques ! Dissoudre cette belle et grave figure, elle-même aussi poétique que les œuvres qu'on lui prête, dans l'anonymat d'une foule informe ? Ah, fi ! Fi ! Pour soutenir pareille horreur, il faut être quelque malfaisant idéologue ennemi du Beau et de la vraie grandeur ! Oh, croyez-le bien, je comprends aussi cette réaction. Je ressens, aussi puissamment que quiconque, l'attrait du poète aveugle.

Mais voilà,  il faut tout de même faire montre d'un peu d’honnêteté, d'un soupçon de logique, d'une pincée de cohérence intellectuelle. Entre Homère et le Peuple, il faut choisir, et il faut, jusqu'à preuve du contraire, faire le même choix en France et en Grèce. 

Et moi, donc, pour quelle solution est-ce que je penche ? Voilà qui n'a, chers amis, aucune espèce d'importance.