mardi 24 mai 2016

Obéron, roi de Féerie

Le personnage d'Obéron, ou Aubéron, est surtout connu aujourd'hui par Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Pourtant, et ce n'est pas faire injure au Barde que de le signaler, le personnage n'est pas de son invention. Il s'agit d'un héros de chanson de geste française, qui apparaît pour la première fois dans une composition du XIIIème siècle, Huon de Bordeaux, dont le succès fut important un durable. On donna à cette chanson d'aventure des continuations mais aussi un prologue, Le Roman d'Aubéron, qui présente le lignage de ce personnage, narre sa naissance et ses premières aventures, et indique les origines de ses pouvoirs. Il s'agit, à ma connaissance, de la seule oeuvre de la littérature médiévale européenne dont le héros ne soit pas un mortel mais un elfe : partout ailleurs, les êtres surnaturels, quand ils apparaissent, sont confinés tout au plus à un rôle d'adjuvant, comme c'est encore le cas dans Huon de Bordeaux. Aubéron est certainement l'elfe le plus important de la littérature médiévale, raison pour laquelle Claude Lecouteux s'appuie abondamment sur lui dans l'étude qu'il a consacrée à ces créatures.

Roi de Féerie, Obéron possède de nombreux objets magiques et d'immenses pouvoirs, qui lui permettent de jouer le rôle de protecteur d'Huon, le héros éponyme de la chanson. Ses facultés ne sont pas rationnalisées, comme le sont souvent les enchantements des fées dans le cycle arthurien. Jamais l'auteur ne recourt à l'évhémerisme : jamais il n'essaie de nous faire croire qu'Aubéron n'est qu'un simple mortel dont les capacités s'expliquent par des connaissances acquises. Plus étonnant encore peut-être, jamais Aubéron n'est diabolisé, jamais ses pouvoirs ne sont tirés du côté du surnaturel infernal. En cela, l'auteur d'Huon fait un choix qui est assez typique des chansons de geste et qui diffère beaucoup des solutions généralement trouvées pour apprivoiser le merveilleux dans les romans de la Table Ronde : dans nos chansons, moyennant une christianisation assez simple, qui se résume à affirmer que leurs pouvoirs sont bons et viennent de Dieu, les êtres féeriques sont autorisés à conserver toutes leurs prérogatives mythique, sans les amoindrissements que leur font fréquemment subir les écrits de l'époque.

Huon de Bordeaux a été traduit en Angleterre dès le moyen âge, et c'est par cette oeuvre que Shakespeare a pu connaître le personnage. En France, son succès s'est maintenu jusqu'au XVIème siècle, et même au-delà grâce à la Bibliothèque bleue. En outre, à la fin du XIXème siècle, Gaston Paris en a donné une adaptation dont je vais me permettre de citer l'excellente préface, dont l'essentiel est toujours valable, même si certaines de ses hypothèses sont sujettes à caution et si, pour certains détails tels que la datation de l'oeuvre, on lui donne aujourd'hui tort :

"La chanson de geste de Huon de Bordeaux, dont j’offre au public un « renouvellement », est de la fin du douzième siècle. Elle a été composée en Picardie, ou plutôt en Artois, par un poète dont lenom n’est pas venu jusqu’à nous et qui ne songeait guère à la postérité. Il voulait simplement amuser ses contemporains, et il y a certainement réussi, puisqu’après sept siècles il nous amuse toujours. Il est un des premiers qui aient combiné les éléments merveilleux des contes venus de Bretagne ou d’Orient avec la matière sévère des vieux poèmes purement nationaux. 

Chanson de geste veut dire « chanson d’histoire », et en effet ces chansons, — où il faut voir non de courtes compositions lyriques, mais de véritables poèmes épiques, — n’étaient à l’origine que l’histoire en langue vulgaire à l’usagede ceux qui ne savaient pas le latin, réservé aux clercs. Notre poème lui-même a une base historique : il est probable que l’aventure d’un Huon, fils du duc Seguin de Bordeaux, obligé, — sous Charles le Chauve et non sous Charlemagne, — de s’exiler en Italie pour avoir tué un comte dans le palais même de l’empereur, s’était mêlée avec celle d’un autre personnage, qui avait tué, lui, en état de légitime défense, le jeune roi Charles, fils de ce même Charles le Chauve, et qui dut également passer les Alpes.

L’histoire ainsi constituée avait un caractère sérieux et même austère : notre poète l’a complètement transformée, d’abord en rejetant dans un Orient imaginaire et fantasque la scène des aventures de son héros, mais surtout en y introduisant le personnage d’Auberon avec tous ses enchantements. Il paraît l’avoir emprunté à une tradition d’origine germanique : on retrouve Auberon dans un poème allemand du treizième siècle où il s’appelle Alberich, est roi des nains, et joue auprès du jeune Ortnit, cherchant aventure en Orient, un rôle très analogue à celuiqu’il joue chez nous auprès de Huon. 

Mais notre « trouveur » a donné à son roi de Féerie un charme qui est bien à lui et dont la douce magie a su gagner les cœurs fort au delà du cercle d’auditeurs auquel songeait le vieux poète français. À travers les transformations des idées, des sentiments, des mœurs et des littératures, la figure du « petit roi sauvage » aux longs cheveux d’or, au visage d’enfant « plus beau que le soleil en été », — mélange exquis de force et de grâce, de puissance et de bonté, de majesté et de malice, a gardé tout son attrait et toute sa fraîcheur. Après avoir enchanté la France pendant quatre siècles, elle a plu à Spenser et à Shakespeare, elle a inspiré Wieland et Weber,et elle est capable de ravir encore l’imagination curieuse des poètes et l’âme naïve des enfants. Je souhaite qu’elle n’ait pas trop perdu de son prestige dans la forme nouvelle où elle se présente aujourd’hui.

Elle n’est pas d’ailleurs la seule qui mérite de plaire dans l’heureuse création du vieux conteur féodal.Par ses charmantes qualités, et même par ses excusables défauts, Huon n’est guère moins attrayant. C’est un type absolument français, avec son courage aventureux, sa loyauté à toute épreuve, sa générosité confiante, et aussi son étourderie, son imprudence, et cette « légèreté de cœur » que lui reprocheAuberon et qui cause ses malheurs sans lui enlever notre sympathie. L’empereur Charlemagne, dans satyrannie capricieuse, conserve de la grandeur ; le duc Naimes nous gagne le cœur par son inébranlable attachement à la justice ; le vieux Géreaume nous plaît par sa prud’homie, et Esclarmonde, devenue chrétienne, rachète par sa fidélité la brusquerieun peu trop « païenne » de ses débuts en amour.

Les figures de second plan, — comme celles du traître Amauri, du brutal et crédule Charlot, du bon abbé de Saint-Denis, du perfide Gérard, du noble Garin de Saint-Omer, du déloyal Eudes, des insolents géants Orgueilleux et Agrapart, du braveEstrument et des autres, — sont toutes marquées d’un trait rapide, mais net, qui leur donne une physionomie distincte et grave dans la mémoire chaque citoyen de ce petit peuple héroï-comique. Seuls, les compagnons emmenés de Paris par Huon sont restésà l’état de simples comparses, muets et à peu près inutiles.

Mais le principal attrait du poème est peut-être le récit lui-même, l’enchaînement facile et bien suivi des aventures dont il se compose. Il ne faut pas chicaner le poète sur les vraisemblances, lui demander, par exemple, comment il se fait que son voyageur rencontre dans le monde entier des parents ou des amis ; la naïveté même de ce procédé finit par nous amuser, et quand il rencontre, sur un rivage désert, entre les villes, inconnues aux géographes, de Monbranc et d’Aufalerne, un vieux ménestrel, nous sommes presque désappointés envoyant qu’il n’est pas son cousin germain. 

Une fois qu’on a fait au conteur, sur ce terrain et sur quelques autres, les concessions que ne lui marchandait pas la crédulité de ses contemporains, on reconnaît que son œuvre est bien composée et, du commencement à la fin, soutient, renouvelle et accroît l’intérêt. Les trois parties entre lesquelles elle se distribue naturellement se correspondent bien et se font un heureux équilibre. La première est purement féodale et française ; la seconde nous transporte dans le monde oriental et introduit le merveilleux avecAuberon ; dans la troisième les éléments de chacune des deux premières se fondent pour aboutir à un dénouement harmonieux, habilement mêlé d’angoisseset de sourires. Chacune des aventures en elle-même pique et satisfait la curiosité et provoque, chez des lecteurs à l’âme simple, la surprise et l’émotion. 

C’est d’abord l’agression de Charlot et la grave blessure de Gérard, puis la scène vraiment épique du palais, où le corps de Charlot est inopinément apporté à son malheureux père ; ensuite le combat judiciaire où on tremble pour les jours de Huon, et enfin la sentence imprévue de Charlemagne, où apparaît déjà le fantastique qui va remplir la seconde partie. Dans celle-ci, après l’éblouissante et inquiétante apparition d’Auberon, nous avons d’abord les deux épisodes de la ville de Tormont et du château de Dunostre, peu nécessaires, si l’on veut, à l’action, mais qui, agréables en eux-mêmes, servent à mettre en lumière les divers aspects du caractère de Huon et l’efficacité merveilleuse du cor et du hanap d’Auberon.

Vient ensuite l’aventure centrale, — l’exécution de l’étrange message de Charlemagne, — dans laquelle notre héros montre à la fois son courage et sa légèreté accoutumés. L’amour d’Esclarmonde, la ruse un peu bien grosse du vieux Géreaume, la défaite d’Agrapart, le pardon d’Auberon et le départ triomphal pour la France terminent la hasardeuse mission denotre héros de la façon la plus heureuse du monde. Mais, par la faute de Huon, les péripéties recommencent : voilà nos deux amants séparés l’un de l’autre et de leurs compagnons, et pour arriver à la réunion finale il faudra encore bien des aventures, dont la plus piquante est l’engagement de Huon comme valet du vieux ménestrel, avec l’épisode, inutile mais gai, du jeu d’échecs. 

Enfin la troisième partie nous présente une catastrophe tout à fait inattendue causée par la déloyauté de Gérard : nousne voyons plus aucun salut pour Huon et Esclarmonde, quand l’intervention d’Auberon les sauve et fait triompher, dans une scène à la fois grandiose et plaisante, la justice et nos sympathies. Assurément une telle composition fait honneur à celui qui l’a conçue."

Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, pair de France, et de la belle Esclarmonde, ainsi que du petit roi de féerie Auberon, Gaston Paris, 1898.