Le personnage d'Obéron, ou Aubéron, est
surtout connu aujourd'hui par Le
Songe d'une nuit d'été de
Shakespeare. Pourtant, et ce n'est pas faire injure au Barde que de le signaler,
le personnage n'est pas de son invention. Il s'agit d'un héros de chanson de
geste française, qui apparaît pour la première fois dans une composition du
XIIIème siècle, Huon de
Bordeaux, dont le succès fut important un durable. On donna à cette chanson
d'aventure des continuations mais aussi un prologue, Le Roman d'Aubéron, qui
présente le lignage de ce personnage, narre sa naissance et ses premières
aventures, et indique les origines de ses pouvoirs. Il s'agit, à ma
connaissance, de la seule oeuvre de la littérature médiévale européenne dont le
héros ne soit pas un mortel mais un elfe : partout ailleurs, les êtres
surnaturels, quand ils apparaissent, sont confinés tout au plus à un rôle
d'adjuvant, comme c'est encore le cas dans Huon
de Bordeaux. Aubéron est certainement l'elfe le plus important de la
littérature médiévale, raison pour laquelle Claude Lecouteux s'appuie
abondamment sur lui dans l'étude qu'il a consacrée à ces créatures.
Roi de Féerie, Obéron possède de nombreux
objets magiques et d'immenses pouvoirs, qui lui permettent de jouer le rôle de
protecteur d'Huon, le héros éponyme de la chanson. Ses facultés ne sont pas
rationnalisées, comme le sont souvent les enchantements des fées dans le cycle
arthurien. Jamais l'auteur ne recourt à l'évhémerisme : jamais il n'essaie de
nous faire croire qu'Aubéron n'est qu'un simple mortel dont les capacités
s'expliquent par des connaissances acquises. Plus étonnant encore peut-être,
jamais Aubéron n'est diabolisé, jamais ses pouvoirs ne sont tirés du côté du
surnaturel infernal. En cela, l'auteur d'Huon fait un choix qui est assez
typique des chansons de geste et qui diffère beaucoup des solutions
généralement trouvées pour apprivoiser le merveilleux dans les romans de la
Table Ronde : dans nos chansons, moyennant une christianisation assez simple, qui se résume à
affirmer que leurs pouvoirs sont bons et viennent de Dieu, les êtres féeriques sont autorisés à conserver toutes leurs prérogatives mythique, sans les
amoindrissements que leur font fréquemment subir les écrits de l'époque.
Huon de Bordeaux a été traduit en Angleterre dès le moyen
âge, et c'est par cette oeuvre que Shakespeare a pu connaître le personnage. En
France, son succès s'est maintenu jusqu'au XVIème siècle, et même au-delà grâce
à la Bibliothèque bleue. En outre, à la fin du XIXème siècle, Gaston Paris en a
donné une adaptation dont je vais me permettre de citer l'excellente préface, dont l'essentiel est toujours valable, même si certaines de ses hypothèses sont sujettes à caution et si, pour certains détails tels que la datation de l'oeuvre, on lui donne aujourd'hui tort :
"La chanson de geste de Huon de Bordeaux,
dont
j’offre
au public un « renouvellement », est de la
fin du douzième siècle. Elle a été composée
en Picardie,
ou plutôt en Artois, par un poète dont le
nom n’est pas venu jusqu’à nous et qui ne
songeait guère à la postérité. Il voulait simplement amuser ses
contemporains,
et il y a certainement réussi, puis
qu’après sept siècles il nous amuse
toujours. Il est
un des premiers qui aient combiné les éléments
merveilleux
des contes venus de Bretagne ou d’Orient avec la matière sévère des vieux poèmes
purement
nationaux.
Chanson de geste veut dire « chanson d’histoire », et en effet ces
chansons, — où il faut voir non de courtes compositions lyriques, mais
de véritables
poèmes épiques, — n’étaient à l’origine que l’histoire en langue vulgaire à l’usage
de ceux qui ne
savaient pas le latin, réservé aux clercs. Notre poème lui-même a une base
historique
: il est probable que l’aventure d’un Huon, fils du duc Seguin de Bordeaux,
obligé, — sous Charles le Chauve et non sous Charlemagne, — de s’exiler
en Italie pour
avoir tué un comte dans le palais même
de l’empereur, s’était mêlée avec celle
d’un autre personnage, qui avait tué, lui, en état de légitime défense, le jeune
roi Charles, fils de ce même Charles le Chauve, et qui dut également passer
les Alpes.
L’histoire ainsi constituée avait un caractère sérieux
et même austère
: notre poète l’a complètement trans
formée, d’abord en rejetant dans un Orient
imaginaire
et fantasque la scène des aventures de son héros,
mais surtout en
y introduisant le personnage d’Auberon avec tous ses enchantements. Il paraît
l’avoir
emprunté à une tradition d’origine germanique : on
retrouve
Auberon dans un poème allemand du treizième siècle où il s’appelle Alberich, est
roi des nains, et joue auprès du jeune Ortnit, cherchant aventure en Orient, un rôle très analogue à
celui
qu’il
joue chez nous auprès de Huon.
Mais notre
« trouveur » a donné à son roi de Féerie
un charme qui est bien à lui et dont la douce magie a
su gagner les
cœurs fort au delà du cercle d’auditeurs auquel songeait le vieux poète
français. À travers les transformations des idées, des sentiments,
des mœurs et
des littératures, la figure du « petit
roi sauvage » aux longs cheveux d’or, au
visage d’enfant
« plus beau que le soleil en été », — mélange
exquis de force et de grâce, de puissance
et de
bonté, de majesté et de malice, a gardé tout son
attrait et toute sa fraîcheur. Après
avoir enchanté la France pendant quatre siècles, elle a plu à Spenser et à
Shakespeare, elle a inspiré Wieland et Weber,
et elle est capable de ravir encore l’imagination
curieuse
des poètes et l’âme naïve des enfants. Je souhaite qu’elle n’ait pas trop perdu de son
prestige dans la forme nouvelle où elle se présente aujourd’hui.
Elle n’est pas d’ailleurs la seule qui
mérite de plaire
dans l’heureuse création du vieux conteur féodal.
Par ses charmantes
qualités, et même par ses excusables défauts, Huon n’est guère moins
attrayant. C’est un type absolument français, avec son courage aventureux, sa
loyauté à toute épreuve, sa générosité confiante, et aussi son étourderie, son
imprudence,
et cette « légèreté de cœur » que lui reproche
Auberon et qui cause ses malheurs sans lui
enlever notre sympathie. L’empereur Charlemagne, dans sa
tyrannie capricieuse, conserve de la
grandeur ; le duc Naimes nous gagne le cœur par son inébranlable attachement
à la justice ; le vieux Géreaume nous plaît par sa prud’homie, et
Esclarmonde, devenue chrétienne, rachète par sa fidélité la brusquerie
un peu trop «
païenne » de ses débuts en amour.
Les figures de second plan, — comme
celles du
traître Amauri, du brutal et crédule Charlot, du
bon abbé de
Saint-Denis, du perfide Gérard, du
noble Garin de Saint-Omer, du déloyal
Eudes, des
insolents géants Orgueilleux et Agrapart, du brave
Estrument et
des autres, — sont toutes marquées d’un
trait rapide, mais net, qui leur donne une
physionomie distincte et grave dans la mémoire chaque citoyen de ce
petit peuple héroï-comique. Seuls, les compagnons emmenés de Paris par Huon sont
restés
à l’état
de simples comparses, muets et à peu près inutiles.
Mais le principal attrait du poème est
peut-être le récit lui-même, l’enchaînement facile et bien suivi
des aventures
dont il se compose. Il ne faut pas
chicaner le poète sur les vraisemblances,
lui de
mander,
par exemple, comment il se fait que son
voyageur rencontre dans le monde entier
des parents
ou des amis ; la naïveté même de ce procédé finit par nous amuser, et quand il
rencontre, sur
un rivage désert, entre les villes, inconnues aux
géographes, de
Monbranc et d’Aufalerne, un vieux
ménestrel, nous sommes presque
désappointés en
voyant qu’il n’est pas son cousin germain.
Une fois qu’on a
fait au conteur, sur ce terrain et sur
quelques autres, les concessions que ne
lui marchandait
pas la crédulité de ses contemporains, on
reconnaît que son œuvre est bien composée
et, du commencement
à la fin, soutient, renouvelle et accroît
l’intérêt. Les trois parties entre
lesquelles elle se distribue naturellement se correspondent bien et se font
un heureux équilibre.
La première est purement
féodale et française ; la seconde nous transporte dans le monde
oriental et introduit le merveilleux avec
Auberon ; dans la troisième les éléments
de chacune
des deux premières se fondent pour aboutir à un dénouement
harmonieux, habilement mêlé d’angoisses
et de sourires. Chacune des aventures en
elle-même pique et satisfait la curiosité et provoque, chez des
lecteurs à l’âme
simple, la surprise et l’émotion.
C’est d’abord l’agression de Charlot et
la grave
blessure de Gérard, puis la scène vraiment épique du
palais, où le
corps de Charlot est inopinément apporté
à son malheureux père ; ensuite le combat
judiciaire où on tremble pour les jours de Huon, et enfin la sentence imprévue
de Charlemagne, où apparaît déjà
le fantastique qui va remplir la seconde
partie. Dans
celle-ci, après l’éblouissante et inquiétante apparition d’Auberon,
nous avons d’abord les deux épisodes de la ville de Tormont et du château
de Dunostre, peu nécessaires, si l’on veut, à l’action, mais qui,
agréables en
eux-mêmes, servent à mettre en lumière les divers aspects du caractère de Huon et
l’efficacité merveilleuse du cor et du hanap d’Auberon.
Vient ensuite l’aventure
centrale, — l’exécution de
l’étrange message de Charlemagne, — dans
laquelle
notre héros montre à la fois son courage et sa légèreté
accoutumés. L’amour
d’Esclarmonde, la ruse un peu
bien grosse du vieux Géreaume, la défaite
d’Agrapart,
le pardon d’Auberon et le départ triomphal pour la France terminent la hasardeuse
mission de
notre héros de la façon la plus heureuse du monde. Mais, par la
faute de Huon, les péripéties recommencent : voilà nos deux amants séparés
l’un de
l’autre et de leurs compagnons, et pour arriver à la réunion finale il faudra
encore bien des aventures, dont la plus piquante est l’engagement de
Huon comme valet du vieux ménestrel, avec l’épisode, inutile mais gai, du jeu d’échecs.
Enfin
la troisième
partie nous présente une catastrophe tout à fait inattendue causée
par la déloyauté de Gérard : nous
ne voyons plus aucun salut pour Huon et
Esclarmonde,
quand l’intervention d’Auberon les sauve et fait triompher, dans une scène à la fois
grandiose et
plaisante, la justice et nos sympathies. Assurément une telle
composition fait honneur à celui qui l’a conçue."
Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, pair de France, et de la belle Esclarmonde, ainsi que du petit roi de féerie Auberon, Gaston Paris, 1898.