A Ygor Yanka.
Puisque j’ai décidé de me remettre à
bloguer, je veux, avant que la flemme n’anéantisse mes velléités, traiter d’un
sujet dont je pensais vos entretenir depuis déjà longtemps : le mythe des
origines troyennes des Francs.
On avait coutume, il n’y a pas si
longtemps, de parler en France de « nos ancêtres les Gaulois ». Cette
conception, à l’aune de l’Histoire de notre pays, est relativement récente.
Elle n’apparaît guère qu’au XIVe siècle et ne s’impose vraiment qu’au
XVIe. Pendant tout le moyen âge, nos ancêtres croient fermement qu’ils
sont les descendants de Troyens échappés à la chute d’Ilion (à l’image de ceux
d’Enée qui, d’après Virgile, furent les aïeux des Romains) et conduits dans leurs
errances par le fameux Francion, fils d’Hector, en qui l’on voyait l’ancêtre de
nos rois.
Le bon Ygor Yanka m’a demandé un jour si
l’on n’avait pas délibérément occulté les origines gauloises. Le mythe troyen
ne servirait-il qu’à cacher des Gaulois dont nos ancêtres auraient eu honte ?
Je n’en crois pas un mot. Les hommes du moyen âge ne cherchaient pas à oublier
les Gaulois : il se trouve simplement qu’ils en ignoraient tout. Les
Gaulois n’écrivaient pas, et n’ont donc pas laissé derrière eux de textes
permettant de les connaître. Quant à l’archéologie, elle était encore assez peu
développée aux temps dont je vous parle. Un homme du XIIe siècle,
même curieux et cultivé pour son temps, n’avait rigoureusement aucun moyen de
savoir quoi que ce soit des Gaulois.
On m’objectera que les hommes du moyen
âge pouvaient trouver mention des Gaulois dans les lettres antiques. C’est
oublier un peu vite qu’une bonne part du savoir de l’antiquité fut englouti par
l’oubli, ou au moins entra en dormition, dans les temps tumultueux de la fin de
l’empire romain. Beaucoup de textes étaient perdus, et les hommes capables de
les lire et de les comprendre s’étaient faits rares. Des milliers de copistes,
de penseurs, de traducteurs, s’attelèrent pendant des siècles à reconquérir, à
transmettre, à maîtriser l’héritage antique. La Renaissance recueillit les
fruits d’un long effort.
Les clercs du moyen âge connaissaient
certes quelque chose des lettres romaines, mais ils étaient loin de disposer de
tous les textes que nous pouvons lire aujourd’hui facilement dans la collection
Budé. D’autre part, si vous vous êtes penchés un tant soit peu sur les écrits
latins antiques, vous savez sans doute que ces écrits parlent de maintes
choses, dont beaucoup étaient d’un grand intérêt pour des esprits médiévaux,
mais que les Gaulois n’y occupent qu’une place extrêmement modeste. Il était
tout à fait possible à un clerc médiéval de parcourir ce qu’il pouvait posséder
des auteurs latins pendant des décennies, sans y croiser un seul Gaulois, ou
sans y prêter attention. Pour trouver les Gaulois dans les écrits romains, il
faut les y chercher, et notre clerc médiéval n’avait aucune raison de penser à
les chercher.
Tout au plus, les doctes du temps
savaient-ils parfois que la France s’était jadis appelée Gaule. Wace, l’historiographe
des ducs de Normandie, mentionne le fait en passant dans son Roman de Rou (c’est-à-dire l’histoire en
langue romane de Rollon et de ses descendants) au moment d’expliquer comment la
Neustrie devint Normandie. C’est pour lui une si étrange merveille que ces
changements de nom d’une terre au fil du temps, une chose si surprenante et
peut-être si choquante, qu’il fournit une longue liste d’exemples qui devait
esbaudir les lecteurs et les auditeurs du Roman.
Il s’agit peut-être bien aussi, en évoquant des précédents illustres, d’aider
la pilule à passer, de faire accepter ce changement de nom comme légitime. Cela
n’allait pas de soit car, nous dit-il, les Français gabaient, se moquaient de ce nouveau nom :
Franceis
dient que Normendie
Ceo
est la gent de north mendie ;
Normant,
ceo dient en gabant,
Sunt
venu de north mendiant,
Il me semble donc bien possible et même
fort probable que la majorité des hommes de l’époque n’aient même pas eu
connaissance de l’ancien nom de ce qui était devenu la France. Wace lui-même,
bien qu’il connaisse le nom de Gaule, ne sait rien des Gaulois, ni de Celtes en
général, à telle enseigne qu’il est l’un des principaux historiographes (ou
faut-il dire mythographes ?) des origines troyennes, appliquées aux (grands)
Bretons.
Du reste, pourquoi les Français du moyen
âge auraient-ils voulu occulter les Gaulois ? Pourquoi auraient-ils eu
honte d’en descendre ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. César
dépeint les Gaulois comme pieux, indisciplinés et braves. Les chevaliers du XIIe
siècle, qui se voulaient avant tout pieux et braves et dont la discipline n’était
pas la qualité première, eussent été honorés de descendre de tels gens. Auraient-ils
eu honte alors de descendre d'illettrés, moins cultivés que les Romains ?
Il faut se faire une bien étrange idée du moyen âge pour imaginer cela ! Les
hommes de l’époque auraient-ils alors renâclé à l’idée de se donner des vaincus
pour ancêtres ? L’objection est peut-être plus sérieuse, mais la réponse
est décidément non : les Français de jadis n’hésitèrent pas à se choisir pour
origine les plus célèbres vaincus de la mythologie grecque. Ils en furent même
fiers !
Vous voulez que je vous dise ? Si
nos ancêtres du moyen-âge avaient pu connaître les Gaulois, non seulement ils n’en
auraient pas eu honte, mais l’on aurait vu fleurir les généalogies fictives
faisant remonter les plus puissants lignages du temps à Vercingétorix, comme c’est
le cas pour Charlemagne. Je vous en fiche mon billet ! D’ailleurs, dès que
les origines gauloises eurent été exhumées de la poussière des siècles, à la
fin du moyen âge, on les adopta avec enthousiasme, en les mêlant d’abord
harmonieusement à des origines troyennes qui étaient trop bien établies et
depuis trop longtemps pour s’estomper comme par enchantement. Laissons Colette
Beaune nous expliquer toute cette sombre affaire, si vous le voulez bien :
« Les origines troyennes des Francs
ont été créées au VIIe siècle sur le modèle antique de la fondation de
Rome par les exilés troyens conduits par
Enée. Comme les Romains qui gouvernèrent le monde, les Francs ou les Français
sont issus de la race la plus ancienne et la plus noble. Les versions du XVe
siècle de cette légende présentent des caractères spécifiques, dont le plus
important est d’avancer de plus en plus l’arrivée des Francs dans le pays. On
conçoit donc l’établissement du IVe siècle conduit par Marcomir
comme précédé de vagues préalables d’émigrés troyens qui se mêlent aux Gaulois.
On vient, en effet, grâce aux sources antiques, de redécouvrir ceux-ci vers
1350. Vaillants soldats, cultivés et pieux, les Gaulois ont tout pour faire des
ancêtres acceptables, et d’autant plus crédibles qu’ils sont bien attestés par
des textes aussi répandus que le De bello
Gallico. C’est pourquoi, à la fin du XVe siècle, Jean Lemaire de Belges
transforme le mythe des origines troyennes des Francs en un mythe des origines
troyennes des Gaulois. Les Gaulois sont établis en Gaule depuis des temps
immémoriaux. Une partie d’entre eux est allée fonder Troie. Francion revient
donc par la suite au pays de ses ancêtres. Gaulois et Francs sont des Troyens
et ils ne sont qu’une seule et unique population, sans mélange aucun. Les
Gaulois donnent naissance aux Francs. Ainsi une filiation unique et continue,
un sang pur et non mélangé, relie la population française à ses origines
glorieuses. »
Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.
(Vous aurez remarqué que Colette s’emmêle
un peu les pinceaux à la fin, il faut lire « Jean Lemaire de Belges
transforme le mythe des origines troyennes des Francs en un mythe des origines gauloises des Troyens » et « Troyens
et Francs sont des Gaulois et ils ne
sont qu’une seule et unique population » pour que le passage ait un sens,
mais vous aviez rectifié par vous-même.)
Dans ce billet, j’aurais traité du sujet
en restant au ras du sol, au niveau des chroniques et de l’historiographie.
Dans une prochaine publication, je tâcherai de prendre un peu de hauteur et
nous verrons ce que la littérature, la poésie et peut-être aussi une certaine
façon de voir le monde doivent au mythe troyen.