dimanche 13 décembre 2015

Des sources disponibles sur les Gaulois au moyen âge

Suite à mon billet d’hier et aux objections qui m’ont été faites, j’ai cru utile, pour ne pas parler dans le vide autour du sujet, d’aller vérifier quelle connaissance les hommes du moyen âge pouvaient avoir des sources antiques parlant des Gaulois. Ygor Yanka m’en a suggéré deux, Tacite et Pline l’Ancien, et Boutfil m’a cité César.

Je suis donc allé voir dans la monumentale Histoire critique de la littérature latine de Pierre Laurens (2014, Paris, Belles Lettres). Il ne me reste qu’à poser bien franchement sur la table ce que j’y ai trouvé, et peut-être jugera-t-on que ces éléments sont de nature à conforter la position de mes sympathiques contradicteurs davantage que la mienne.

Pour ce qui est de César :

« Au début du XIIIe siècle, un anonyme compose, sur le modèle de Suétone, une sorte de vie de César intitulée Les Faits des Romains : pour la guerre des Gaules, il traduit, ou plutôt adapte, les Commentaires, sans savoir, d’ailleurs, qu’ils sont l’œuvre du conquérant lui-même ; il les attribue à un grammairien qui n’a que revu le texte, un certain Julius Celsus Constantinus. Pour raconter la guerre civile, l’anonyme ne suit plus César, mais la Pharsale de Lucain, lequel sera encore la source de Jean de Thuin qui, au milieu du XIIIe siècle, compose en vers le Roman de Jules César, puis une adaptation en prose, l’Histoire de Jules César. »

Sur Tacite :

« Certes, Boccace possède dès 1355 le manuscrit, arraché ou plutôt dérobé par lui au Mont-Cassin, des Histoires et de la deuxième partie des Annales : c’est le Laurentianus, 62,2 ; mais les Opera minora, Germanie, Vie d’Agricola, Dialogue des orateurs, conservés à Hersfeld, ne parviendront à Rome qu’en 1455 grâce à Enoch d’Ascoli, donnant lieu à une première édition de l’œuvre, incomplète, en 1470 chez Vindelin de Spire ; la partie manquante des Annales, soit les livres I à IV conservés par le Laurentianus 68,1, subtilisé à Corvey, sera à Rome en 1508, Béroalde en 1515 l’édition princeps). Résultat : l’œuvre historique de Tacite est totalement absente des pages de l’Actius que Giovanni Pontano, à la fin du Quattrocento, consacre à la manière d’écrire l’histoire, le canon étant, dans l’ordre et exclusivement, Tite-Live, Salluste, César. »

Sur Pline l’Ancien :

« Seule conservée, mais suffisant à la gloire de ce polygraphe, la monumentale Histoire naturelle en trente-sept livres (avec le livre I) publiée en 77 apr. J.-C. et dédiée à Titus, a été connue tout au long de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, diffusée par plus de deux cents copies manuscrites complètes ou partielles, lue au premier degré, avec Solin ou Isidore de Séville, qui en dérivent comme d’une mine une foule de connaissances et un répertoire de faits, de noms, d’anecdotes, bref la grande encyclopédie antique […] »

Résumons. Au moyen âge, on peut lire les écrits de César, sans toujours bien savoir qu’ils sont de César (ce qui réduit tout de même beaucoup leur intérêt) et l’on ne compte que peu d’œuvres exploitant la sienne. Tacite, jusqu’au XVe siècle, est peu répandu et d’une consultation très difficile. En revanche, on connaît très bien Pline l’Ancien, on le lit passionnément et on y puise volontiers.

Tout cela ne me paraît pas bien décisif, ni dans un sens ni dans l’autre. Je concède que les sources auxquelles on aurait pu aller chercher les Gaulois n’étaient pas inexistantes. Par ailleurs, je constate que ces connaissances n’ont pas fait leur chemin jusqu’aux grandes compilations historiques en langue vulgaire (comme les Grandes chroniques de France qui sont au XIIIe siècle ce que Michelet est au XIXe) qui auraient pu les diffuser au-delà de petits cercles d’érudits. De là à en conclure que lesdits érudits se sont délibérément abstenus de transmettre ces connaissances, il y a un pas que je ne franchirais pas. C’est tout de même une explication bien compliquée qu’un complot, et n’y en a-t-il pas de plus simples ?


Je vous laisse juge, ô lecteur.

samedi 12 décembre 2015

Nos ancêtres les Troyens (1/2)

A Ygor Yanka.

Puisque j’ai décidé de me remettre à bloguer, je veux, avant que la flemme n’anéantisse mes velléités, traiter d’un sujet dont je pensais vos entretenir depuis déjà longtemps : le mythe des origines troyennes des Francs.

On avait coutume, il n’y a pas si longtemps, de parler en France de « nos ancêtres les Gaulois ». Cette conception, à l’aune de l’Histoire de notre pays, est relativement récente. Elle n’apparaît guère qu’au XIVe siècle et ne s’impose vraiment qu’au XVIe. Pendant tout le moyen âge, nos ancêtres croient fermement qu’ils sont les descendants de Troyens échappés à la chute d’Ilion (à l’image de ceux d’Enée qui, d’après Virgile, furent les aïeux des Romains) et conduits dans leurs errances par le fameux Francion, fils d’Hector, en qui l’on voyait l’ancêtre de nos rois.

Le bon Ygor Yanka m’a demandé un jour si l’on n’avait pas délibérément occulté les origines gauloises. Le mythe troyen ne servirait-il qu’à cacher des Gaulois dont nos ancêtres auraient eu honte ? Je n’en crois pas un mot. Les hommes du moyen âge ne cherchaient pas à oublier les Gaulois : il se trouve simplement qu’ils en ignoraient tout. Les Gaulois n’écrivaient pas, et n’ont donc pas laissé derrière eux de textes permettant de les connaître. Quant à l’archéologie, elle était encore assez peu développée aux temps dont je vous parle. Un homme du XIIe siècle, même curieux et cultivé pour son temps, n’avait rigoureusement aucun moyen de savoir quoi que ce soit des Gaulois.

On m’objectera que les hommes du moyen âge pouvaient trouver mention des Gaulois dans les lettres antiques. C’est oublier un peu vite qu’une bonne part du savoir de l’antiquité fut englouti par l’oubli, ou au moins entra en dormition, dans les temps tumultueux de la fin de l’empire romain. Beaucoup de textes étaient perdus, et les hommes capables de les lire et de les comprendre s’étaient faits rares. Des milliers de copistes, de penseurs, de traducteurs, s’attelèrent pendant des siècles à reconquérir, à transmettre, à maîtriser l’héritage antique. La Renaissance recueillit les fruits d’un long effort.

Les clercs du moyen âge connaissaient certes quelque chose des lettres romaines, mais ils étaient loin de disposer de tous les textes que nous pouvons lire aujourd’hui facilement dans la collection Budé. D’autre part, si vous vous êtes penchés un tant soit peu sur les écrits latins antiques, vous savez sans doute que ces écrits parlent de maintes choses, dont beaucoup étaient d’un grand intérêt pour des esprits médiévaux, mais que les Gaulois n’y occupent qu’une place extrêmement modeste. Il était tout à fait possible à un clerc médiéval de parcourir ce qu’il pouvait posséder des auteurs latins pendant des décennies, sans y croiser un seul Gaulois, ou sans y prêter attention. Pour trouver les Gaulois dans les écrits romains, il faut les y chercher, et notre clerc médiéval n’avait aucune raison de penser à les chercher.

Tout au plus, les doctes du temps savaient-ils parfois que la France s’était jadis appelée Gaule. Wace, l’historiographe des ducs de Normandie, mentionne le fait en passant dans son Roman de Rou (c’est-à-dire l’histoire en langue romane de Rollon et de ses descendants) au moment d’expliquer comment la Neustrie devint Normandie. C’est pour lui une si étrange merveille que ces changements de nom d’une terre au fil du temps, une chose si surprenante et peut-être si choquante, qu’il fournit une longue liste d’exemples qui devait esbaudir les lecteurs et les auditeurs du Roman. Il s’agit peut-être bien aussi, en évoquant des précédents illustres, d’aider la pilule à passer, de faire accepter ce changement de nom comme légitime. Cela n’allait pas de soit car, nous dit-il, les Français gabaient, se moquaient de ce nouveau nom :

Franceis dient que Normendie
Ceo est la gent de north mendie ;
Normant, ceo dient en gabant,
Sunt venu de north mendiant,

Il me semble donc bien possible et même fort probable que la majorité des hommes de l’époque n’aient même pas eu connaissance de l’ancien nom de ce qui était devenu la France. Wace lui-même, bien qu’il connaisse le nom de Gaule, ne sait rien des Gaulois, ni de Celtes en général, à telle enseigne qu’il est l’un des principaux historiographes (ou faut-il dire mythographes ?) des origines troyennes, appliquées aux (grands) Bretons.

Du reste, pourquoi les Français du moyen âge auraient-ils voulu occulter les Gaulois ? Pourquoi auraient-ils eu honte d’en descendre ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. César dépeint les Gaulois comme pieux, indisciplinés et braves. Les chevaliers du XIIe siècle, qui se voulaient avant tout pieux et braves et dont la discipline n’était pas la qualité première, eussent été honorés de descendre de tels gens. Auraient-ils eu honte alors de descendre d'illettrés, moins cultivés que les Romains ? Il faut se faire une bien étrange idée du moyen âge pour imaginer cela ! Les hommes de l’époque auraient-ils alors renâclé à l’idée de se donner des vaincus pour ancêtres ? L’objection est peut-être plus sérieuse, mais la réponse est décidément non : les Français de jadis n’hésitèrent pas à se choisir pour origine les plus célèbres vaincus de la mythologie grecque. Ils en furent même fiers !

Vous voulez que je vous dise ? Si nos ancêtres du moyen-âge avaient pu connaître les Gaulois, non seulement ils n’en auraient pas eu honte, mais l’on aurait vu fleurir les généalogies fictives faisant remonter les plus puissants lignages du temps à Vercingétorix, comme c’est le cas pour Charlemagne. Je vous en fiche mon billet ! D’ailleurs, dès que les origines gauloises eurent été exhumées de la poussière des siècles, à la fin du moyen âge, on les adopta avec enthousiasme, en les mêlant d’abord harmonieusement à des origines troyennes qui étaient trop bien établies et depuis trop longtemps pour s’estomper comme par enchantement. Laissons Colette Beaune nous expliquer toute cette sombre affaire, si vous le voulez bien :

« Les origines troyennes des Francs ont été créées au VIIe siècle sur le modèle antique de la fondation de Rome  par les exilés troyens conduits par Enée. Comme les Romains qui gouvernèrent le monde, les Francs ou les Français sont issus de la race la plus ancienne et la plus noble. Les versions du XVe siècle de cette légende présentent des caractères spécifiques, dont le plus important est d’avancer de plus en plus l’arrivée des Francs dans le pays. On conçoit donc l’établissement du IVe siècle conduit par Marcomir comme précédé de vagues préalables d’émigrés troyens qui se mêlent aux Gaulois. On vient, en effet, grâce aux sources antiques, de redécouvrir ceux-ci vers 1350. Vaillants soldats, cultivés et pieux, les Gaulois ont tout pour faire des ancêtres acceptables, et d’autant plus crédibles qu’ils sont bien attestés par des textes aussi répandus que le De bello Gallico. C’est pourquoi, à la fin du XVe siècle, Jean Lemaire de Belges transforme le mythe des origines troyennes des Francs en un mythe des origines troyennes des Gaulois. Les Gaulois sont établis en Gaule depuis des temps immémoriaux. Une partie d’entre eux est allée fonder Troie. Francion revient donc par la suite au pays de ses ancêtres. Gaulois et Francs sont des Troyens et ils ne sont qu’une seule et unique population, sans mélange aucun. Les Gaulois donnent naissance aux Francs. Ainsi une filiation unique et continue, un sang pur et non mélangé, relie la population française à ses origines glorieuses. »

Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.

(Vous aurez remarqué que Colette s’emmêle un peu les pinceaux à la fin, il faut lire « Jean Lemaire de Belges transforme le mythe des origines troyennes des Francs en un mythe des origines gauloises des Troyens » et « Troyens et Francs sont des Gaulois et ils ne sont qu’une seule et unique population » pour que le passage ait un sens, mais vous aviez rectifié par vous-même.)

Dans ce billet, j’aurais traité du sujet en restant au ras du sol, au niveau des chroniques et de l’historiographie. Dans une prochaine publication, je tâcherai de prendre un peu de hauteur et nous verrons ce que la littérature, la poésie et peut-être aussi une certaine façon de voir le monde doivent au mythe troyen.