"Le faux Turpin connaît les chansons de Roland, de Mainet, d'Aspremont, sans
doute celle d’Auberi le Bourguignon,
plusieurs chansons, perdues pour nous, celles qui concernaient Fouré et
Ferragu. Il enrôle, pour les mener à Compostelle et à Roncevaux, jusqu'à des
personnages qui, selon les poèmes en langue vulgaire, n'ont jamais franchi les
Pyrénées, un Aubri le Bourguignon, un Garin le Lorrain, un Arnaud de Beaulande.
Il semble qu'il ait voulu attacher sur tous les hauberts la coquille de saint
Jacques.
Cette invention — Charlemagne premier
pèlerin de saint Jacques, les héros des chansons de geste chevaliers de saint
Jacques — est développée par le faux Turpin avec une insistance singulière.
Mais si elle surprend par ce caractère d'exagération et d'outrance, elle frappe
aussi par sa grandeur. L'idée est belle de grouper dans les Landes de Bordeaux les
héros de toutes les gestes, appelés des quatre coins de l'horizon poétique, de
les acheminer tous, épris d'un même désir, vers le tombeau de Galice, et de les
ramener par Roncevaux, afin que l'apôtre, à cette dernière étape de leur
pèlerinage, leur donne à tous à la fois leur récompense, la joie d'être martyrs.
L'idée est belle de ce crépuscule des héros, qui renaissent ensemble à la
lumière éternelle. L'idée est belle de distribuer leurs dépouilles, leurs
reliques, sur les routes de Compostelle, pour qu'ils en soient les gardiens,
pour qu'ils protègent, eux les pèlerins triomphants, ceux de l'Eglise
souffrante : ils sont leurs modèles sur ces routes, leurs patrons, leurs
intercesseurs.
Idée récente, dit-on. Sans doute,
puisque la vieille Chanson de Roland,
celle du manuscrit d'Oxford, l'ignore. Mais idée qui procède pourtant de la
vieille Chanson de Roland. Charlemagne et ses pairs chevaliers de saint
Jacques, c'est l'invention nouvelle ; mais déjà, dans la vieille chanson, ils étaient
les chevaliers de Dieu. Ils meurent à Roncevaux au retour du pèlerinage de Galice,
c'est l'invention nouvelle ; mais la donnée est ancienne, héritée, qu'ils
meurent à Roncevaux, au retour d'une croisade, et déjà la vieille Chanson de Roland est, à de certains
égards, une Passion de martyrs. Et si nouvelle que puisse être par rapport au Roland d'Oxford l'idée d'approprier les
légendes héroïques au pèlerinage de Compostelle, nous la trouvons pourtant en
pleine vigueur à cette haute date de 1150, et ce ne sont pas les auteurs du
Livre de saint Jacques qui les premiers l'ont arbitrairement conçue.
Non plus qu'ils n'ont inventé saint
Eutrope de Saintes, ils n'ont inventé saint Roland de Blaye. Les rapports que
la Chronique de Turpin, que le Guide
marquent entre les chansons de geste et les sanctuaires, comment croire que ces
compilateurs les auraient supposés à plaisir, au risque de compromettre saint
Jacques ? D'ailleurs, s'ils les avaient supposés, prenons garde qu'ils seraient
des poètes admirables. Les mêmes clercs qui ont fabriqué ces apocryphes, la
lettre risible de Turpin à Léoprand, et la bulle risible de Calixte II, et la bulle
risible d'Innocent II, si c'étaient eux qui avaient imaginé en même temps de
lier les chansons de geste aux sanctuaires et les pairs de Charlemagne aux
pèlerins du XIIe siècle, si c'étaient eux qui avaient trouvé pour
les morts de Roncevaux les tombes magnifiques de Saint-Seurin et des Aliscamps,
prenons garde qu'ils seraient les créateurs des plus beaux mythes.
Et nous, à
notre tour, les critiques, qui, de M. Jullian à M. Becker, croyons remarquer
des relations entre les légendes épiques et les routes de pèlerinage, si
c'était nous qui les imaginions arbitrairement, ce ne seraient pas des chimères
d'érudits, ce seraient des inventions de poètes, et telles que les grands poètes
n'en trouvent qu'à leurs minutes sublimes. Mais il en va autrement. Ce ne
furent pas aux temps anciens des clercs à des fins de réclame grossière, ce ne
sont pas de nos jours des érudits en quête de paradoxes et de systèmes, qui
auraient su inventer de telles choses. Clercs d'autrefois, érudits d'aujourd'hui,
ils n'ont eu qu'à constater des faits, et pour les constater, qu'à regarder sur
les routes, qu'à entrer dans les églises de ces routes. Les véritables créateurs,
quels furent-ils ? Non pas tel clerc, avide de procurer à son église de faux
titres ou de fausses reliques, non pas tel jongleur désireux de rimer un roman
nouveau, mais bien maints clercs et maints jongleurs, et maints chevaliers et maints
marchands, tous ceux qui passèrent par ces routes, émus des mêmes pensées : le peuple.
Ici on touche le tuf, la création populaire. Et qui le conteste, sinon cette
seule école d'érudits qui, parlant sans cesse d'une poésie « populaire,
anonyme, spontanée, collective », en cherchent désespérément des manifestations
aux temps de Chilpéric ou de Charles Martel, mais qui la nient quand, au XIe
et au XIIe siècle, elle agit sous leurs yeux."
Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.