dimanche 26 avril 2015

Les Gentils et les méchants

A la question « qui sont les méchants dans les chansons de geste ? », ceux qui ne connaissent nos épopées que superficiellement seraient peut-être tentés de répondre : les Sarrasins. Mais (Léautaud prétend qu’il ne faut pas utiliser « mais » en début de phrase, mais le fait qu’il commence la moitié de ses réponses en beuglant « mais non ! mais non ! » jette un doute dans mon esprit) vous, lecteurs de ce blog, savez bien que les choses sont un peu plus compliquées. Les Sarrasins sont dans nos poèmes les antagonistes ordinaires. Sont-ce pour autant des méchants ? Uniquement dans la mesure où ce sont des Gentils, seul reproche qui leur soit fait, et qualité qui les prédispose au rôle d’oppos    ants dans un contexte de conflit religieux. Ils ne sont pourtant pas vils, brutaux, cruels ni déloyaux par définition. Il est vrai que certains le sont et peuvent se montrer tout à fait haïssables. Mais (qu’un « mais » soit inapte à commencer un texte, voilà qui se conçoit aisément puisqu’il porte sur ce qui précède ; mais pourquoi diable serait-il inapte à débuter une phrase ?) l’esprit généreux et noble qui, depuis toujours, anime les textes véritablement dignes d’être qualifiés d’épopées ne souffre pas la mesquinerie qui consisterait à dépeindre tous les ennemis comme des minables ou des crapules. Les Homère ont toujours su camper des Hector et, je suis heureux de le dire pour l’honneur de notre vieille poésie, il ne manque pas d’Hector sarrasins dans nos chansons de geste : Balan dans Aspremont, Caraheu dans La Chevalerie Ogier, Fierabras dans Fierabras… Le plus célèbre d’entre eux appartient autant à la poésie qu’à l’Histoire, puisqu’il s’agit de Saladin, que l’auteur de la Chanson des rois Baudouin présente comme un adversaire chevaleresque, loyal et brave.

S’il y a de véritables méchants dans nos chansons, des êtres qui suscitent l’horreur et l’indignation de tous (narrateurs, personnages et très certainement auditeurs), ce sont les traîtres. Au moyen âge, la trahison est une faute presque impardonnable. Elle sape le fondement même de la société féodale : le respect de la parole donnée, de la foi jurée. Le vassal prête « foi et hommage » à son seigneur, se lie par un serment sur les reliques des saints. Les trêves et les pactes sont eux aussi scellés par des serments solennels et sacrés. Le traître, qui piétine ces obligations contractées devant Dieu, est un être abominable, qui marche sur les traces des deux êtres les plus exécrés du temps : Satan et Judas. Dante condamne ces damnés parmi les damnés aux peines du neuvième cercle de l’Enfer, le plus profond de tous. Les héros de nos épopées étant des Chrétiens, ceux qui se trouvent en position de les trahir sont généralement des Chrétiens eux-aussi, tels que Ganelon.

Au sujet de ce dernier, il convient d’ailleurs de corriger un malentendu que certains de nos poèmes tardifs ont accrédité. Le Ganelon de la Chanson de Roland n’est pas un traître-type ; la déloyauté ne lui colle pas à la peau. Avant de commettre la trahison de Roncevaux, il n’était pas un traître, mais au contraire un baron courageux et fidèle. Il jouit de la confiance et de l’estime de Charlemagne tout simplement parce qu’il les mérite. Sa colère, son orgueil et sa haine pour Roland le font choir, mais avant cela il était sans reproche. Des poètes plus tardifs se sont laissé aller à la facilité (au fond bien excusable) de lui prêter le rôle du traître dans des récits dont l’intrigue se déroule avant celle du Roland. Il a donc fini par devenir un traître de naissance, un méchant simple et plat. Certains de nos trouvères se souviennent pourtant que ce n’est pas là la primitive tradition, et l’auteur du Fierabras le dépeint encore comme un héros preux et honorable.

Ganelon n’est pas le seul traître de nos chansons de geste. Les autres sont souvent des personnages simplistes, comme le Hardré d’Ami et Amile, dont aucune qualité morale ne vient racheter la méchanceté. Certains sont plus ambigus, tel Ysoré dans Anseïs de Carthage, estimable chevalier perdu par sa soif de vengeance : par haine du roi Anseïs qui a défloré sa fille, il se retourne contre les Chrétiens et se fait l’allié des Sarrasins. Pis qu’un traître, Ysoré devient donc un renégat, par calcul politique plus que par une véritable conversion.

Il est aussi un traître, tout à fait exceptionnel au sein de notre tradition épique, qui renie Dieu non par calcul, mais par choix. C’est Gaumadras, dans la chanson de Garin de Montglane. Il n’est pas de personnage de nos poèmes qui s’identifie plus étroitement que lui au Mal. Je vais laisser Léon Gautier vous le présenter :

« Un véritable athée, c'est Gaumadras, dans Garin de Montglane, et l'on peut le considérer comme le type du Damné. Si le mot Dieu est prononcé devant lui, il tombe soudain en convulsion. Dans sa lutte contre Garin, il a pour alliés les démons, avec lesquels il a contracté le pacte féodal de l'hommage lige. Il leur appartient tout entier, et se réjouit de leur appartenir. Quand arrive l'heure de sa mort, il se décide à mourir en révolté, en Satan, comme il a vécu. On ne le tuera pas : il se tuera. Il choisit d'ailleurs une mort théâtrale, une mort à grand spectacle. Il s'embarque avec les siens sur une nef qu'il conduit droit contre un roc. Le fatal vaisseau est impétueusement entraîné vers l'infranchissable obstacle où il doit se briser. Les malheureux passagers voient le danger et, affolés de terreur, se réclament de Dieu : « Non, non, s'écrie Gaumadras, c'est le Diable qu'il faut invoquer » ; et ce possédé les tue. Puis il fait le signe de la croix à rebours et, debout sur le vaisseau qui va sombrer, le front levé contre Dieu, implacable, horrible, entend sans effroi le coup de la nef qui heurte le rocher et s'entr'ouvre : « Accourez, démons, accourez ; je suis votre homme, je suis à vous, je... » L'eau entre enfin dans cette bouche qui blasphème, et il meurt. »

La Chevalerie, Léon Gautier, 1893.

Un personnage d’une étonnante modernité, en somme. En relisant ces lignes de Gautier, je n’ai pu m’empêcher de penser à certain accident d’avion. Mais (non, j’ai beau faire, la raison de cet interdit m’échappe) Gaumadras, lui, est un être de fiction.

samedi 4 avril 2015

Récits d'amour et de chevalerie

Je reviens d’un voyage de deux semaines durant lesquelles j’avais emporté, pour tuer le temps, un volume dont j’ai récemment fait l’acquisition : Récits d’amour et de chevalerie, dans la très estimable collection Bouquins chez Robert Laffont. Il s’agit d’une anthologie de textes du moyen âge, dont les dates de production vont du XIIe au XVe siècle, réunis et traduits en français modernes par une équipe de médiévistes dirigés par Danielle Régnier-Bohler.

En achetant cet ouvrage, je craignais un peu d’y trouver des textes déjà en ma possession, car je possède un bon nombre de livres et même de recueils d’œuvres du moyen âge, mais il n’en a rien été : on est allé chercher ces textes hors des sentiers battus, ce que je trouve fort louable. Aucun récit tiré de la matière de France, par contre, ce que je trouve d’autant plus dommage que l’illustration de couverture a été empruntée à Renaut de Montauban.


Commençant ma lecture, j’ai bravement sauté les premiers textes proposés, adaptations d’Ovide auxquelles je reviendrai plus tard si le cœur m’en dit, pour m’attaquer à l’Ipomédon de Hue de Rotelande. Il s’agit à mon sens d’un roman de chevalerie un peu banal, un peu ennuyeux, dans un cadre pseudo-antique tellement factice que l’Eneas passerait, à côté, pour un chef d’œuvre de couleur locale et de précision historique. Hue a donné à ses personnages des noms piochés dans les romans antiques, et voilà tout : cela ne l’empêche pas de mettre en scène le roi de France et le duc de Normandie. Pourquoi pas ? Après tout, le Paris du théâtre de Molière est bien peuplé de Dorantes et de Philintes… Mais l’histoire qui se déroule au milieu de cette antiquité en toc n’a pas su exciter beaucoup mon intérêt. J’en retiens une scène de tournoi complaisamment décrite, bien que peut-être plus intéressante comme document historique que par ses mérites littéraires.

Le héros, Ipomédon, est un personnage dont il faut dire deux mots. C’est un excellent chevalier doublé d’un grand chasseur, qui a l’étrange manie de dissimuler ses talents de combattant en usant de toutes sortes de subterfuges, ruses et déguisements : il apparaît donc comme un jeune homme un peu lâche, uniquement adonné aux plaisirs de la chasse, et ce alors même qu’il accomplit de remarquables exploits guerriers. Si Ipomédon avait une raison d’agir ainsi, comme don Diego de la Vega voulant cacher qu’il est Zorro, le récit pourrait y gagner de l’intérêt et le personnage de l’épaisseur. Mais ici, notre héros se complique grandement l’existence sans aucune raison valable, à seule fin de faire rebondir le récit : procédé d’auteur qui achève de me faire bailler. La préface suppose que Hue a voulu écrire un roman burlesque. Je pourrais penser à des qualificatifs moins aimables. Cela dit, un pareil roman m’aurait sans doute charmé lorsque j’avais quinze ans.

Heureusement, c’est avec plaisir que j’ai lu ensuite Floris et Lyriopé, bref conte galant que nous appellerions une nouvelle, et dont l’argument tient tout entier dans une substitution entre deux jumeaux pour faire réussir une entreprise amoureuse. Amusant. Le narrateur cherche à plaquer, au terme de cette histoire polissonne, une morale fort  peu convaincante, et fort peu en rapport avec le contenu du récit. Ironie de sa part ? Respect un peu balourd d’une convention littéraire de l’ « exemple » ? Je ne saurais trancher.

J’ai lu ensuite Joufroi de Poitiers, roman de chevalerie plutôt drôle qui nous propose de suivre les aventures d’un jeune comte, comme de juste admirable chevalier, mais d’amoureuse complexion et assez volage. Il vagabonde entre l’Angleterre et la France, en quête d’occasions de montrer sa prouesse et de bonnes fortunes : il trouvera les deux. Le récit est semé d’aimables grivoiseries et de beaux coups d’épées, et les caractères des principaux personnages y sont dessinés avec un certain relief, ce qui ne les empêche pas d’être assez creux. Joufroi est un petit con sympathique, qui n’aspire qu’à mener une vie brillante en manifestant des vertus chevaleresques assez superficielles ; toujours les poches percées, il se procure l’argent nécessaire pour mener grand train au moyen d’expédients que Dumas eût pu prêter à ses mousquetaires, et qui peuvent faire sourire. Joufroi de Poitiers est une sorte de roman de cape et d’épée avant la lettre, somme toute plaisant mais pas marquant : je l’aurai entièrement oublié dans trois jours.

Jusqu’ici, on ne peut donc pas dire que les œuvres de ce recueil aient suscité en moi un immense enthousiasme, mais les choses pourraient bien changer avec Durmart le Gallois, roman arthurien dont je viens de commencer la lecture et que je trouve fort attrayant. Je vous en dirai plus après l’avoir terminé.