Bien chers lecteurs, je m'apprête à passer deux semaines en un lieu où je n'aurai pas accès à internet. Je reviendrai à Pâques, mironton mironton mirontaine.
samedi 21 mars 2015
jeudi 5 mars 2015
Tremblez, coquins, l'heure du châtiment sonne !
Je ne pouvais pas refermer cette parenthèse hugolienne sans vous laisser un morceau d'"Eviradnus".
"Tous deux semblent changés en deux spectres de pierre ;
Car tous deux peuvent voir, là, sous un cintre obscur,
Un des grands chevaliers rangés le long du mur
Qui se lève et descend de cheval ; ce fantôme,
Tranquille sous le masque horrible de son heaume,
Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher :
On croit entendre un dieu de l’abîme marcher ;
Entre eux et l’oubliette, il vient barrer l’espace,
Et dit, le glaive haut et la visière basse,
D’une voix sépulcrale et lente comme un glas :
« Arrête, Sigismond ! Arrête, Ladislas ! »
Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte
Qu’elle gît à leurs pieds et paraît une morte.
La voix de fer parlant sous le grillage noir
Reprend, pendant que Joss blêmit, lugubre à voir,
Et que Zéno chancelle ainsi qu’un mât qui sombre :
« Hommes qui m’écoutez, il est un pacte sombre
Dont tout l’univers parle et que vous connaissez ;
Le voici : « Moi, Satan, dieu des cieux éclipsés,
» Roi des jours ténébreux, prince des vents contraires,
» Je contracte alliance avec mes deux bons frères,
» L’empereur Sigismond et le roi Ladislas ;
» Sans jamais m’absenter ni dire : Je suis las,
» Je les protégerai dans toute conjoncture ;
» De plus, je cède, en libre et pleine investiture,
» Étant seigneur de l’onde et souverain du mont,
» La mer à Ladislas, la terre à Sigismond,
» À la condition que, si je le réclame,
» Le roi m’offre sa tête et l’empereur son âme. »
— Serait-ce lui ? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants,
Es-tu Satan ?
— Je suis plus et moins. Je ne prends
Que vos têtes, ô rois des crimes et des trames,
Laissant sous l’ongle noir se débattre vos âmes. »
Ils se regardent, fous, brisés, courbant le front,
Et Zéno dit à Joss : « Hein ! qu’est-ce que c’est donc ? »
Joss bégaye : « Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge.
De quelle part viens-tu ? Qu’es-tu, spectre ?
— Le juge."
Et je vous laisse le soin d'aller lire le reste si le cœur vous en dit. Vous verrez que c'est une histoire qui finit bien, et je ne boude pas mon plaisir car, ainsi que le dit toujours le bon Aristide : « Les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens ; ils aiment la morale, et, si je ne traitais pas un sujet si grave, je dirais que cela se voit admirablement bien sur les théâtres : on est sûr de plaire par les sentiments que la morale avoue, et on est sûr de le choquer par ceux qu’elle réprouve. »
mardi 3 mars 2015
Je crois que vous venez d'insulter votre reine !
Dans mon dernier billet sur l'esplumeoir, je citais un large passage de Chesterton où il prend la défense de l'éloquence en littérature, et même du mélodrame. Chesterton parle en fait de Walter Scott, mais il y a un grand auteur français chez qui éloquence et effets mélodramatiques s'unissent pour engendrer le sublime : c'est Victor Hugo. Il y a peu d'auteurs chez qui l'on sent davantage que chez Hugo que l'épopée est sœur du mélodrame : un cheveu les sépare.
Prenons Ruy Blas, par exemple. Le dénouement de la pièce nous offre une situation parfaitement mélodramatique. L'infâme Don Salluste tient la reine en son pouvoir, il lui révèle son plan et l'accable longuement d'outrages, et là, tagada tsouin tsouin! La situation se retourne en un seul alexandrin merveilleux :
"Ruy Blas, terrible, l’épée de don Salluste à la main.
Je crois que vous venez d’insulter votre reine !"
C'est l'instant où, comme dans tout bon mélodrame, le vengeur surgit pour terrasser le traître et sauver l'ingénue. Le forban va subir un châtiment bien mérité, et rien ne saurait être plus satisfaisant, plus cathartique.
On trouve quelque chose de similaire dans mon poème favori de La Légende des siècles, à savoir "Le petit roi de Galice". Le petit roi Nuño, en un ravin sinistre, est à la merci de ses dix oncles, infants d'Espagne, et de leurs reîtres, qui comptent bien l'occire et se partager ses terres. Survient un cavalier qui pourrait contrarier leurs desseins. Pacheco, l'un des dix forbans, le menace longuement, et Victor Hugo use de son art de la chute en mettant dans la bouche du cavalier un vers unique, qui contraste violemment avec l'interminable tirade qui précède et que je ne lis jamais sans frissons dans l'échine :
"Le chevalier leva lentement sa visière :
« Je m’appelle Roland, pair de France, » dit-il."
Ici, nous savons que les méchants sont fichus, qu'ils vont se faire botter le cul aussi sûrement que si c'était Batman ou Lucky Luke qui venait de surgir. Pourtant, le combat ne se déchaîne pas immédiatement. Les félons vont d'abord essayer de dissuader Roland de combattre, avec de longues tirades qui visent à l'effrayer ou à le corrompre. Le paladin y répond brièvement, et non sans esprit :
"Retournez sur vos pas, ne soyez point trop lent,
Retournez.
— Décidez mon cheval, dit Roland ;
Car il a l’habitude étrange et ridicule
De ne pas m’obéir quand je veux qu’il recule. »"
Ou encore :
"Nous vous donnons les gens, les bois, les métairies.
Donc vous voilà seigneur de ces deux seigneuries ;
Il ne nous reste plus qu’à nous tendre la main.
Nous avons de la cire, un prêtre, un parchemin,
Et, pour que Votre Grâce en tout point soit contente,
Nous allons vous signer ici votre patente ;
C’est dit.
— Avez-vous fait ce rêve ? » dit Roland."
On voit que Roland, à l'instar de Batman et de Lucky Luke, a la parole brève. Mais il est capable de beaux morceaux d'éloquence, et le prouve lorsque le cercle des cent reîtres s'apprête à l'assaillir :
"« Vengeance ! mort ! rugit Rostabat le Géant,
Nous sommes cent contre un. Tuons ce mécréant !
— Infants ! cria Roland, la chose est difficile ;
Car Roland n'est pas un. J'arrive de Sicile,
D'Arabie et d'Égypte, et tout ce que je sais,
C'est que des peuples noirs devant moi sont passés ;
Je crois avoir plané dans le ciel solitaire ;
Il m'a semblé parfois que je quittais la terre
Et l'homme, et que le dos monstrueux des griffons
M'emportait au milieu des nuages profonds ;
Mais, n'importe, j'arrive, et votre audace est rare,
Et j'en ris. Prenez garde à vous, car je déclare,
Infants, que j'ai toujours senti Dieu près de moi.
Vous êtes cent contre un ! Pardieu ! le bel effroi !
Fils, cent maravédis valent-ils une piastre ?
Cent lampions sont-ils plus farouches qu'un astre ?
Combien de poux faut-il pour manger un lion ?
Vous êtes peu nombreux pour la rébellion
Et pour l'encombrement du chemin, quand je passe."
Notez bien que Roland n'est pas un miles gloriosus, et qu'il se montre ensuite largement à la hauteur de ses altières paroles :
"À travers les sapins d'Ernula, frémissant
De ce défi superbe et sombre, un contre cent,
On pouvait voir encor, sous la nuit étoilée,
Le groupe formidable au fond de la vallée.
Le combat finissait ; tous ces monts radieux
Ou lugubres, jadis hantés des demi-dieux,
S'éveillaient, étonnés, dans le blanc crépuscule,
Et, regardant Roland, se souvenaient d'Hercule.
Plus d'infants : neuf étaient tombés ; un avait fui ;
C'était Ruy le Subtil ; mais la bande sans lui
Avait continué, car rien n'irrite comme
La honte et la fureur de combattre un seul homme ;
Durandal, à tuer ces coquins s'ébréchant,
Avait jonché de morts la terre, et fait ce champ
Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche ;
Elle s'était rompue en ce labeur farouche ;
Ce qui n'empêchait pas Roland de s'avancer ;
Les bandits, le croyant prêt à recommencer,
Tremblants comme des bœufs qu'on ramène à l'étable
À chaque mouvement de son bras redoutable,
Reculaient, lui montrant de loin leurs coutelas ;
Et, pas à pas, Roland, sanglant, terrible, las,
Les chassait devant lui parmi les fondrières ;
Et, n'ayant plus d'épée, il leur jetait des pierres ."
Toutes ces répliques épiques de Ruy Blas et de Roland (et l'on en trouverait bien d'autres dans "Eviradnus") sont aussi mélodramatiques, et elles pourraient être ridicules si on les lisait d'un œil cynique. Mais justement, ce n'est pas de cet œil là qu'il faut les lire : lorsqu'on lit Hugo, le cynisme n'est pas d'un sage. Ou, pour reprendre le mot de Chesterton : "This is the old and honourable fine art of bragging, as it was practised by the great worthies of antiquity. The man who cannot appreciate it goes along with the man who cannot appreciate beef or claret or a game with children or a brass band. They are afraid of making fools of themselves, and are unaware that that transformation has already been triumphantly effected."
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