Commençons le parcours de notre bestiaire épique avec des personnages plus surprenants qu'effrayants :
Mult i vint uns princes, ce sachiez voirement, / Sachez qu'y vint un prince
Qui tint Lande florie, d'entre Ynde et Orient, / régnant sur Landefleurie, entre l'Inde et l'Orient,
U sunt li Bangarot plus neir que n'est serpent / pays des Bangarots, plus noirs que des serpents,
Qui gettent feu et flambe quant ire les esprent. / qui crachent feu et flamme quand la colère les saisit.
James gent ne verrez de lor faiçonement : / Jamais vous ne verrez de gens semblables :
Un pié a chascon d'eis, seignors, tant sulement ; / chacun d'eux n'a qu'un pied unique,
Plus est lé d'une mine selonc mi[e]n escient. / plus large qu'une mine (mesure pour les grains).
De ce funt coverture a la pluie et al vent, / Ils s'en couvrent contre la pluie et le vent,
Car ne poent suffrir orage ne torment. / car ils ne supportent pas les orages.
Si cil trovent les noz, mult ira malement ; / S'ils trouvent les nôtres, ce sera terrible ;
Riens nés pot guarir fors Deu l'omnipotent, / Seul Dieu tout-puissant pourra les en protéger,
Car pruz sunt a merveilles, mais de cor[r]e sunt lent, / car ils sont très braves, quoiqu'ils soient lents
Et dorment bien cinc jorz sanz nul resperement. / et dorment cinq jours d'affilée.
Meyer, Paul, « Un récit en vers français de la première croisade fondé sur Baudri de Bourgueil », Romania, 5, 1876.
Dans ces êtres, les Bangarots, on reconnaît aisément les Sciapodes de la tradition antique. Les gesteurs médiévaux, s'inspirant librement des sources latines, ont coutume de modifier les noms des monstres qu'ils y trouvent pour leur en donner qui choquent moins leurs oreilles.
Il leur arrive aussi d'ajouter à ces êtres des propriétés qui les rendent plus redoutables, comme ici le fait de cracher le feu ou la bravoure qui leur est attribuée. C'est que dans les ouvrages d'érudition antique, les peuples fabuleux sont simplement décrits comme des curiosités, et ne jouent en général aucun rôle actif, tandis que dans les chansons de geste ils sont là en qualité d'adversaires des héros, et doivent donc posséder des traits qui les rendent dangereux.
Pline l'Ancien évoque les Sciapodes, sans les situer précisément, parmi les merveilles de l'Ethiopie et de l'Inde, terres réputées riches en prodiges. Voici ce qu'il en dit, citant le médecin grec Ctésias :
"Il parle aussi d'hommes appelés Monocoles (monos, unique, kôlon, jambe), qui n'ont qu'une jambe et qui sautent avec une agilité extrême ; il dit qu'on les nomme aussi Sciapodes (skia, ombre, pous, pied), parce que dans les grandes chaleurs, couchés par terre sur le dos, ils se détendent du soleil par l'ombre de leur pied..."
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, édition d'Émile Littré, Paris, Dubochet, 1848-1850.