dimanche 13 décembre 2015

Des sources disponibles sur les Gaulois au moyen âge

Suite à mon billet d’hier et aux objections qui m’ont été faites, j’ai cru utile, pour ne pas parler dans le vide autour du sujet, d’aller vérifier quelle connaissance les hommes du moyen âge pouvaient avoir des sources antiques parlant des Gaulois. Ygor Yanka m’en a suggéré deux, Tacite et Pline l’Ancien, et Boutfil m’a cité César.

Je suis donc allé voir dans la monumentale Histoire critique de la littérature latine de Pierre Laurens (2014, Paris, Belles Lettres). Il ne me reste qu’à poser bien franchement sur la table ce que j’y ai trouvé, et peut-être jugera-t-on que ces éléments sont de nature à conforter la position de mes sympathiques contradicteurs davantage que la mienne.

Pour ce qui est de César :

« Au début du XIIIe siècle, un anonyme compose, sur le modèle de Suétone, une sorte de vie de César intitulée Les Faits des Romains : pour la guerre des Gaules, il traduit, ou plutôt adapte, les Commentaires, sans savoir, d’ailleurs, qu’ils sont l’œuvre du conquérant lui-même ; il les attribue à un grammairien qui n’a que revu le texte, un certain Julius Celsus Constantinus. Pour raconter la guerre civile, l’anonyme ne suit plus César, mais la Pharsale de Lucain, lequel sera encore la source de Jean de Thuin qui, au milieu du XIIIe siècle, compose en vers le Roman de Jules César, puis une adaptation en prose, l’Histoire de Jules César. »

Sur Tacite :

« Certes, Boccace possède dès 1355 le manuscrit, arraché ou plutôt dérobé par lui au Mont-Cassin, des Histoires et de la deuxième partie des Annales : c’est le Laurentianus, 62,2 ; mais les Opera minora, Germanie, Vie d’Agricola, Dialogue des orateurs, conservés à Hersfeld, ne parviendront à Rome qu’en 1455 grâce à Enoch d’Ascoli, donnant lieu à une première édition de l’œuvre, incomplète, en 1470 chez Vindelin de Spire ; la partie manquante des Annales, soit les livres I à IV conservés par le Laurentianus 68,1, subtilisé à Corvey, sera à Rome en 1508, Béroalde en 1515 l’édition princeps). Résultat : l’œuvre historique de Tacite est totalement absente des pages de l’Actius que Giovanni Pontano, à la fin du Quattrocento, consacre à la manière d’écrire l’histoire, le canon étant, dans l’ordre et exclusivement, Tite-Live, Salluste, César. »

Sur Pline l’Ancien :

« Seule conservée, mais suffisant à la gloire de ce polygraphe, la monumentale Histoire naturelle en trente-sept livres (avec le livre I) publiée en 77 apr. J.-C. et dédiée à Titus, a été connue tout au long de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, diffusée par plus de deux cents copies manuscrites complètes ou partielles, lue au premier degré, avec Solin ou Isidore de Séville, qui en dérivent comme d’une mine une foule de connaissances et un répertoire de faits, de noms, d’anecdotes, bref la grande encyclopédie antique […] »

Résumons. Au moyen âge, on peut lire les écrits de César, sans toujours bien savoir qu’ils sont de César (ce qui réduit tout de même beaucoup leur intérêt) et l’on ne compte que peu d’œuvres exploitant la sienne. Tacite, jusqu’au XVe siècle, est peu répandu et d’une consultation très difficile. En revanche, on connaît très bien Pline l’Ancien, on le lit passionnément et on y puise volontiers.

Tout cela ne me paraît pas bien décisif, ni dans un sens ni dans l’autre. Je concède que les sources auxquelles on aurait pu aller chercher les Gaulois n’étaient pas inexistantes. Par ailleurs, je constate que ces connaissances n’ont pas fait leur chemin jusqu’aux grandes compilations historiques en langue vulgaire (comme les Grandes chroniques de France qui sont au XIIIe siècle ce que Michelet est au XIXe) qui auraient pu les diffuser au-delà de petits cercles d’érudits. De là à en conclure que lesdits érudits se sont délibérément abstenus de transmettre ces connaissances, il y a un pas que je ne franchirais pas. C’est tout de même une explication bien compliquée qu’un complot, et n’y en a-t-il pas de plus simples ?


Je vous laisse juge, ô lecteur.

samedi 12 décembre 2015

Nos ancêtres les Troyens (1/2)

A Ygor Yanka.

Puisque j’ai décidé de me remettre à bloguer, je veux, avant que la flemme n’anéantisse mes velléités, traiter d’un sujet dont je pensais vos entretenir depuis déjà longtemps : le mythe des origines troyennes des Francs.

On avait coutume, il n’y a pas si longtemps, de parler en France de « nos ancêtres les Gaulois ». Cette conception, à l’aune de l’Histoire de notre pays, est relativement récente. Elle n’apparaît guère qu’au XIVe siècle et ne s’impose vraiment qu’au XVIe. Pendant tout le moyen âge, nos ancêtres croient fermement qu’ils sont les descendants de Troyens échappés à la chute d’Ilion (à l’image de ceux d’Enée qui, d’après Virgile, furent les aïeux des Romains) et conduits dans leurs errances par le fameux Francion, fils d’Hector, en qui l’on voyait l’ancêtre de nos rois.

Le bon Ygor Yanka m’a demandé un jour si l’on n’avait pas délibérément occulté les origines gauloises. Le mythe troyen ne servirait-il qu’à cacher des Gaulois dont nos ancêtres auraient eu honte ? Je n’en crois pas un mot. Les hommes du moyen âge ne cherchaient pas à oublier les Gaulois : il se trouve simplement qu’ils en ignoraient tout. Les Gaulois n’écrivaient pas, et n’ont donc pas laissé derrière eux de textes permettant de les connaître. Quant à l’archéologie, elle était encore assez peu développée aux temps dont je vous parle. Un homme du XIIe siècle, même curieux et cultivé pour son temps, n’avait rigoureusement aucun moyen de savoir quoi que ce soit des Gaulois.

On m’objectera que les hommes du moyen âge pouvaient trouver mention des Gaulois dans les lettres antiques. C’est oublier un peu vite qu’une bonne part du savoir de l’antiquité fut englouti par l’oubli, ou au moins entra en dormition, dans les temps tumultueux de la fin de l’empire romain. Beaucoup de textes étaient perdus, et les hommes capables de les lire et de les comprendre s’étaient faits rares. Des milliers de copistes, de penseurs, de traducteurs, s’attelèrent pendant des siècles à reconquérir, à transmettre, à maîtriser l’héritage antique. La Renaissance recueillit les fruits d’un long effort.

Les clercs du moyen âge connaissaient certes quelque chose des lettres romaines, mais ils étaient loin de disposer de tous les textes que nous pouvons lire aujourd’hui facilement dans la collection Budé. D’autre part, si vous vous êtes penchés un tant soit peu sur les écrits latins antiques, vous savez sans doute que ces écrits parlent de maintes choses, dont beaucoup étaient d’un grand intérêt pour des esprits médiévaux, mais que les Gaulois n’y occupent qu’une place extrêmement modeste. Il était tout à fait possible à un clerc médiéval de parcourir ce qu’il pouvait posséder des auteurs latins pendant des décennies, sans y croiser un seul Gaulois, ou sans y prêter attention. Pour trouver les Gaulois dans les écrits romains, il faut les y chercher, et notre clerc médiéval n’avait aucune raison de penser à les chercher.

Tout au plus, les doctes du temps savaient-ils parfois que la France s’était jadis appelée Gaule. Wace, l’historiographe des ducs de Normandie, mentionne le fait en passant dans son Roman de Rou (c’est-à-dire l’histoire en langue romane de Rollon et de ses descendants) au moment d’expliquer comment la Neustrie devint Normandie. C’est pour lui une si étrange merveille que ces changements de nom d’une terre au fil du temps, une chose si surprenante et peut-être si choquante, qu’il fournit une longue liste d’exemples qui devait esbaudir les lecteurs et les auditeurs du Roman. Il s’agit peut-être bien aussi, en évoquant des précédents illustres, d’aider la pilule à passer, de faire accepter ce changement de nom comme légitime. Cela n’allait pas de soit car, nous dit-il, les Français gabaient, se moquaient de ce nouveau nom :

Franceis dient que Normendie
Ceo est la gent de north mendie ;
Normant, ceo dient en gabant,
Sunt venu de north mendiant,

Il me semble donc bien possible et même fort probable que la majorité des hommes de l’époque n’aient même pas eu connaissance de l’ancien nom de ce qui était devenu la France. Wace lui-même, bien qu’il connaisse le nom de Gaule, ne sait rien des Gaulois, ni de Celtes en général, à telle enseigne qu’il est l’un des principaux historiographes (ou faut-il dire mythographes ?) des origines troyennes, appliquées aux (grands) Bretons.

Du reste, pourquoi les Français du moyen âge auraient-ils voulu occulter les Gaulois ? Pourquoi auraient-ils eu honte d’en descendre ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. César dépeint les Gaulois comme pieux, indisciplinés et braves. Les chevaliers du XIIe siècle, qui se voulaient avant tout pieux et braves et dont la discipline n’était pas la qualité première, eussent été honorés de descendre de tels gens. Auraient-ils eu honte alors de descendre d'illettrés, moins cultivés que les Romains ? Il faut se faire une bien étrange idée du moyen âge pour imaginer cela ! Les hommes de l’époque auraient-ils alors renâclé à l’idée de se donner des vaincus pour ancêtres ? L’objection est peut-être plus sérieuse, mais la réponse est décidément non : les Français de jadis n’hésitèrent pas à se choisir pour origine les plus célèbres vaincus de la mythologie grecque. Ils en furent même fiers !

Vous voulez que je vous dise ? Si nos ancêtres du moyen-âge avaient pu connaître les Gaulois, non seulement ils n’en auraient pas eu honte, mais l’on aurait vu fleurir les généalogies fictives faisant remonter les plus puissants lignages du temps à Vercingétorix, comme c’est le cas pour Charlemagne. Je vous en fiche mon billet ! D’ailleurs, dès que les origines gauloises eurent été exhumées de la poussière des siècles, à la fin du moyen âge, on les adopta avec enthousiasme, en les mêlant d’abord harmonieusement à des origines troyennes qui étaient trop bien établies et depuis trop longtemps pour s’estomper comme par enchantement. Laissons Colette Beaune nous expliquer toute cette sombre affaire, si vous le voulez bien :

« Les origines troyennes des Francs ont été créées au VIIe siècle sur le modèle antique de la fondation de Rome  par les exilés troyens conduits par Enée. Comme les Romains qui gouvernèrent le monde, les Francs ou les Français sont issus de la race la plus ancienne et la plus noble. Les versions du XVe siècle de cette légende présentent des caractères spécifiques, dont le plus important est d’avancer de plus en plus l’arrivée des Francs dans le pays. On conçoit donc l’établissement du IVe siècle conduit par Marcomir comme précédé de vagues préalables d’émigrés troyens qui se mêlent aux Gaulois. On vient, en effet, grâce aux sources antiques, de redécouvrir ceux-ci vers 1350. Vaillants soldats, cultivés et pieux, les Gaulois ont tout pour faire des ancêtres acceptables, et d’autant plus crédibles qu’ils sont bien attestés par des textes aussi répandus que le De bello Gallico. C’est pourquoi, à la fin du XVe siècle, Jean Lemaire de Belges transforme le mythe des origines troyennes des Francs en un mythe des origines troyennes des Gaulois. Les Gaulois sont établis en Gaule depuis des temps immémoriaux. Une partie d’entre eux est allée fonder Troie. Francion revient donc par la suite au pays de ses ancêtres. Gaulois et Francs sont des Troyens et ils ne sont qu’une seule et unique population, sans mélange aucun. Les Gaulois donnent naissance aux Francs. Ainsi une filiation unique et continue, un sang pur et non mélangé, relie la population française à ses origines glorieuses. »

Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.

(Vous aurez remarqué que Colette s’emmêle un peu les pinceaux à la fin, il faut lire « Jean Lemaire de Belges transforme le mythe des origines troyennes des Francs en un mythe des origines gauloises des Troyens » et « Troyens et Francs sont des Gaulois et ils ne sont qu’une seule et unique population » pour que le passage ait un sens, mais vous aviez rectifié par vous-même.)

Dans ce billet, j’aurais traité du sujet en restant au ras du sol, au niveau des chroniques et de l’historiographie. Dans une prochaine publication, je tâcherai de prendre un peu de hauteur et nous verrons ce que la littérature, la poésie et peut-être aussi une certaine façon de voir le monde doivent au mythe troyen.

mardi 17 novembre 2015

Les enfances de Charlemagne

Aujourd'hui paraît, aux éditions des Belles Lettres, mon second livre :



C'est un beau livre, illustré de superbes enluminures, qui peut faire office de cadeau de Noël, par exemple, et réjouira, je l'espère, les amateurs de récits d'aventures, d'amour et de chevalerie. Vous pouvez vous le procurer chez tous les bons libraires, sur le site de l'éditeur, ou encore sur les sites de vente en ligne tels que celui-ci. Par ailleurs, je serai, le samedi 28 novembre à partir de 15h, à la librairie Passion-Culture d'Orléans pour un après-midi de rencontre/signature. Venez nombreux, et parlez-en autour de vous !

dimanche 5 juillet 2015

L'héritage des Carolingiens

"Grâce à l'école carolingienne, une partie des textes qui avaient été étudiés dans l'Antiquité est sauvée, une partie, car si nous connaissons près de huit cents noms d'auteurs latins, nous n'avons que cent cinquante œuvres. Les maîtres carolingiens ont fait recopier par les scribes les livres qui leur paraissaient importants pour les classes, ils sont devenus des "classiques" : Virgile, "le père de l'Occident", Horace, Térence, Quintilien, Sénèque, Cicéron, etc. Ainsi sont faits, dès cette époque, des choix d'auteurs, des autorités que tout écolier, tout lettré devaient suivre. Même si une petite partie de l'héritage littéraire romain nous est parvenue ainsi, la dette que l'Occident doit aux lettrés carolingiens est immense. Sur les huit mille manuscrits carolingiens que l'on a dénombrés encore existants, plusieurs milliers concernent les auteurs antiques païens et chrétiens. Sans eux, la culture européenne aurait été tout autre.

Les Carolingiens de la deuxième génération ont été des humanistes. Virgile est admis, comme Cicéron, dans la société des élus. Nous n'avons qu'à reprendre les lettres de Loup de Ferrières pour être convaincus de cette passion des auteurs classiques. Les Carolingiens ont su, selon la belle phrase de Jean Leclercq, "concilier l'amour des lettres et le désir de Dieu".

D'autre part, l'école carolingienne a sauvé la langue latine. Avant le VIIIe siècle, le latin, libéré de la contrainte scolaire, évoluait rapidement sous une forme de latin vulgaire, latin rustique, ce qui deviendra notre langue romane. Le latin disparaissait, les langues nationales le remplaçaient. La Renaissance carolingienne a donné un coup d'arrêt à cette évolution, en obligeant les lettrés à reprendre les leçons des grammairiens romains. Un poète du IXe siècle ne disait-il pas que Charlemagne avait mis autant d'ardeur à supprimer les incorrections des textes qu'à vaincre ses ennemis sur le champ de bataille ? Ainsi, le latin est redevenu un instrument de communication entre les hommes cultivés de l'Occident."

Des nains sur des épaules de géants : Maîtres et élèves au Moyen Âge, Pierre Riché et Jacques Verger, 2006, Taillandier.

samedi 13 juin 2015

La chronique du Pseudo-Turpin, 2

"Le faux Turpin connaît les chansons de Roland, de Mainet, d'Aspremont, sans doute celle d’Auberi le Bourguignon, plusieurs chansons, perdues pour nous, celles qui concernaient Fouré et Ferragu. Il enrôle, pour les mener à Compostelle et à Roncevaux, jusqu'à des personnages qui, selon les poèmes en langue vulgaire, n'ont jamais franchi les Pyrénées, un Aubri le Bourguignon, un Garin le Lorrain, un Arnaud de Beaulande. Il semble qu'il ait voulu attacher sur tous les hauberts la coquille de saint Jacques.

Cette invention — Charlemagne premier pèlerin de saint Jacques, les héros des chansons de geste chevaliers de saint Jacques — est développée par le faux Turpin avec une insistance singulière. Mais si elle surprend par ce caractère d'exagération et d'outrance, elle frappe aussi par sa grandeur. L'idée est belle de grouper dans les Landes de Bordeaux les héros de toutes les gestes, appelés des quatre coins de l'horizon poétique, de les acheminer tous, épris d'un même désir, vers le tombeau de Galice, et de les ramener par Roncevaux, afin que l'apôtre, à cette dernière étape de leur pèlerinage, leur donne à tous à la fois leur récompense, la joie d'être martyrs. L'idée est belle de ce crépuscule des héros, qui renaissent ensemble à la lumière éternelle. L'idée est belle de distribuer leurs dépouilles, leurs reliques, sur les routes de Compostelle, pour qu'ils en soient les gardiens, pour qu'ils protègent, eux les pèlerins triomphants, ceux de l'Eglise souffrante : ils sont leurs modèles sur ces routes, leurs patrons, leurs intercesseurs.

Idée récente, dit-on. Sans doute, puisque la vieille Chanson de Roland, celle du manuscrit d'Oxford, l'ignore. Mais idée qui procède pourtant de la vieille Chanson de Roland.  Charlemagne et ses pairs chevaliers de saint Jacques, c'est l'invention nouvelle ; mais déjà, dans la vieille chanson, ils étaient les chevaliers de Dieu. Ils meurent à Roncevaux au retour du pèlerinage de Galice, c'est l'invention nouvelle ; mais la donnée est ancienne, héritée, qu'ils meurent à Roncevaux, au retour d'une croisade, et déjà la vieille Chanson de Roland est, à de certains égards, une Passion de martyrs. Et si nouvelle que puisse être par rapport au Roland d'Oxford l'idée d'approprier les légendes héroïques au pèlerinage de Compostelle, nous la trouvons pourtant en pleine vigueur à cette haute date de 1150, et ce ne sont pas les auteurs du Livre de saint Jacques qui les premiers l'ont arbitrairement conçue.

Non plus qu'ils n'ont inventé saint Eutrope de Saintes, ils n'ont inventé saint Roland de Blaye. Les rapports que la Chronique de Turpin, que le Guide marquent entre les chansons de geste et les sanctuaires, comment croire que ces compilateurs les auraient supposés à plaisir, au risque de compromettre saint Jacques ? D'ailleurs, s'ils les avaient supposés, prenons garde qu'ils seraient des poètes admirables. Les mêmes clercs qui ont fabriqué ces apocryphes, la lettre risible de Turpin à Léoprand, et la bulle risible de Calixte II, et la bulle risible d'Innocent II, si c'étaient eux qui avaient imaginé en même temps de lier les chansons de geste aux sanctuaires et les pairs de Charlemagne aux pèlerins du XIIe siècle, si c'étaient eux qui avaient trouvé pour les morts de Roncevaux les tombes magnifiques de Saint-Seurin et des Aliscamps, prenons garde qu'ils seraient les créateurs des plus beaux mythes. 

Et nous, à notre tour, les critiques, qui, de M. Jullian à M. Becker, croyons remarquer des relations entre les légendes épiques et les routes de pèlerinage, si c'était nous qui les imaginions arbitrairement, ce ne seraient pas des chimères d'érudits, ce seraient des inventions de poètes, et telles que les grands poètes n'en trouvent qu'à leurs minutes sublimes. Mais il en va autrement. Ce ne furent pas aux temps anciens des clercs à des fins de réclame grossière, ce ne sont pas de nos jours des érudits en quête de paradoxes et de systèmes, qui auraient su inventer de telles choses. Clercs d'autrefois, érudits d'aujourd'hui, ils n'ont eu qu'à constater des faits, et pour les constater, qu'à regarder sur les routes, qu'à entrer dans les églises de ces routes. Les véritables créateurs, quels furent-ils ? Non pas tel clerc, avide de procurer à son église de faux titres ou de fausses reliques, non pas tel jongleur désireux de rimer un roman nouveau, mais bien maints clercs et maints jongleurs, et maints chevaliers et maints marchands, tous ceux qui passèrent par ces routes, émus des mêmes pensées : le peuple. Ici on touche le tuf, la création populaire. Et qui le conteste, sinon cette seule école d'érudits qui, parlant sans cesse d'une poésie « populaire, anonyme, spontanée, collective », en cherchent désespérément des manifestations aux temps de Chilpéric ou de Charles Martel, mais qui la nient quand, au XIe et au XIIe siècle, elle agit sous leurs yeux."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

jeudi 11 juin 2015

La chronique du Pseudo-Turpin, 1

Le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle fut l'un des plus importants du Moyen Âge. L'un des textes les plus notables à son sujet est le Livre de Saint-Jacques, une compilation latine du XIIème siècle comprenant un guide de voyage fort détaillé, différents écrits hagiographiques ou liturgiques, et une chronique, dite "du Pseudo-Turpin", imprégnée de références à l'épopée, qui narre les expéditions de Charlemagne en Espagne. Joseph Bédier a longuement étudié ce texte dans le troisième volume de ses Légendes épiques, avec l'érudition et la finesse qu'on lui connaît. Je vous épargnerai de longs développements dont j'imagine qu'ils seraient oiseux, mais je vais vous proposer quelques morceaux choisis, de la plume de Bédier.

Place au maître !

"Le poète de la Chanson de Roland prétend que l'archevêque Turpin, ayant bien combattu à Roncevaux, y a péri avec les douze pairs. Il le représente mort dans l’herbe verte, ses blanches mains de prélat, ses belles mains croisées sur sa poitrine :

Desur sun piz. entre les dous furceles,
Cruisiedes ad ses blanches mains, les beles.

Mais le poète était mal informé. Sachez que le bon archevêque n'a point pris part à la bataille de Roncevaux. Tandis qu'elle se livrait, il se trouvait, lui, dans le camp de Charlemagne, à plusieurs lieues de là, et lui chantait la messe. Après le désastre, il est rentré en France et s'est retiré à Vienne. Là, quand il eut déposé son heaume et son épée, n'ayant plus qu’à soigner ses vieilles blessures, il se sentit de loisir, et même un peu désœuvré. Alors, fort à propos, il se rappela qu'il était clerc et savait le latin. S'il écrivait ses mémoires ? Justement, un sien ami, Léoprand, doyen d'Aix-la-Chapelle, venait de lui en souffler l’idée. Il prit donc ses tablettes et écrivit ceci :

[…]

 « A Vienne où je me suis retiré, encore un peu souffrant de mes blessures, j’ai reçu naguère la lettre où vous me demandiez de vous raconter comment Charlemagne, notre très illustre empereur, a délivré de la domination sarrasine la terre d'Espagne et de Galice. De ses principaux exploits, de ses victoires triomphales sur les Sarrasins, des merveilles que j’ai vues de mes yeux durant ces quatorze années que j'ai passées à parcourir l'Espagne et la Galice avec lui et avec ses armées, je n'hésite donc pas à composer une relation sincère, et je l'adresse à Votre Fraternité. La renommée rapporte du roi maints hauts faits en Espagne, desquels, me dites-vous, vous avez vainement cherché le détail dans la Chronique royale de Saint-Denis. C'est que l'auteur de cette Chronique, soit crainte d'être trop long, soit ignorance et faute d'avoir été lui-même en Espagne, n'a pas tout rapporté. Mon récit complétera le sien, sans d'ailleurs le contredire jamais.
« Vivas et valeas et Domino placeas. Amen. »

Cette lettre sert de préface à la très illustre chronique intitulée Turpini Historia Karoli Magni et Rotholandi. Les grandes guerres de ces quatorze années, les marches et les contre-marches de l'empereur à travers les Espagnes, les prouesses des douze pairs, les miracles de Dieu, Turpin les raconte avec une verve martiale, car il est homme de guerre, avec onction, car il est homme d'Eglise, avec gravité surtout, car il craint fort, semble-t-il, que la postérité ne le prenne pour un romancier, voire pour un imposteur, lui, l'historiographe de Charlemagne.

Hélas ! on ne l'appelle plus aujourd hui que « le pseudo-Turpin ». Léon Gautier l'accuse de « faux en écriture publique », lui donne des noms cruels : « misérable », « voleur ». Et de fait, quand on s'est amusé un instant du sérieux avec lequel l’auteur prétend être Turpin lui-même, et de la puérilité de cette fiction, et de son extravagance, on est tenté d'abord de croire qu'à peine sa Chronique mérite l'honneur d'être lue. Pourtant, on se rappelle que durant des siècles ce petit livre fut respecté entre tous, qu'il a grandement agi sur la poésie et sur l'art ; et l'on se rappelle aussi que de nos jours il a su intriguer la critique, la désorienter parfois, la passionner. Par-là, par le mystère qui l'enveloppe et par tout ce que ses récents interprètes lui ont consacré de soins ingénieux, par son prodigieux succès et j'ajoute par la beauté de plusieurs des légendes qu'il met en oeuvre, le livre du faux Turpin captive, il peut même émouvoir encore, et peut-être le lecteur ressentira-t-il bientôt ce charme à son tour et peut-être cette émotion […]."

dimanche 26 avril 2015

Les Gentils et les méchants

A la question « qui sont les méchants dans les chansons de geste ? », ceux qui ne connaissent nos épopées que superficiellement seraient peut-être tentés de répondre : les Sarrasins. Mais (Léautaud prétend qu’il ne faut pas utiliser « mais » en début de phrase, mais le fait qu’il commence la moitié de ses réponses en beuglant « mais non ! mais non ! » jette un doute dans mon esprit) vous, lecteurs de ce blog, savez bien que les choses sont un peu plus compliquées. Les Sarrasins sont dans nos poèmes les antagonistes ordinaires. Sont-ce pour autant des méchants ? Uniquement dans la mesure où ce sont des Gentils, seul reproche qui leur soit fait, et qualité qui les prédispose au rôle d’oppos    ants dans un contexte de conflit religieux. Ils ne sont pourtant pas vils, brutaux, cruels ni déloyaux par définition. Il est vrai que certains le sont et peuvent se montrer tout à fait haïssables. Mais (qu’un « mais » soit inapte à commencer un texte, voilà qui se conçoit aisément puisqu’il porte sur ce qui précède ; mais pourquoi diable serait-il inapte à débuter une phrase ?) l’esprit généreux et noble qui, depuis toujours, anime les textes véritablement dignes d’être qualifiés d’épopées ne souffre pas la mesquinerie qui consisterait à dépeindre tous les ennemis comme des minables ou des crapules. Les Homère ont toujours su camper des Hector et, je suis heureux de le dire pour l’honneur de notre vieille poésie, il ne manque pas d’Hector sarrasins dans nos chansons de geste : Balan dans Aspremont, Caraheu dans La Chevalerie Ogier, Fierabras dans Fierabras… Le plus célèbre d’entre eux appartient autant à la poésie qu’à l’Histoire, puisqu’il s’agit de Saladin, que l’auteur de la Chanson des rois Baudouin présente comme un adversaire chevaleresque, loyal et brave.

S’il y a de véritables méchants dans nos chansons, des êtres qui suscitent l’horreur et l’indignation de tous (narrateurs, personnages et très certainement auditeurs), ce sont les traîtres. Au moyen âge, la trahison est une faute presque impardonnable. Elle sape le fondement même de la société féodale : le respect de la parole donnée, de la foi jurée. Le vassal prête « foi et hommage » à son seigneur, se lie par un serment sur les reliques des saints. Les trêves et les pactes sont eux aussi scellés par des serments solennels et sacrés. Le traître, qui piétine ces obligations contractées devant Dieu, est un être abominable, qui marche sur les traces des deux êtres les plus exécrés du temps : Satan et Judas. Dante condamne ces damnés parmi les damnés aux peines du neuvième cercle de l’Enfer, le plus profond de tous. Les héros de nos épopées étant des Chrétiens, ceux qui se trouvent en position de les trahir sont généralement des Chrétiens eux-aussi, tels que Ganelon.

Au sujet de ce dernier, il convient d’ailleurs de corriger un malentendu que certains de nos poèmes tardifs ont accrédité. Le Ganelon de la Chanson de Roland n’est pas un traître-type ; la déloyauté ne lui colle pas à la peau. Avant de commettre la trahison de Roncevaux, il n’était pas un traître, mais au contraire un baron courageux et fidèle. Il jouit de la confiance et de l’estime de Charlemagne tout simplement parce qu’il les mérite. Sa colère, son orgueil et sa haine pour Roland le font choir, mais avant cela il était sans reproche. Des poètes plus tardifs se sont laissé aller à la facilité (au fond bien excusable) de lui prêter le rôle du traître dans des récits dont l’intrigue se déroule avant celle du Roland. Il a donc fini par devenir un traître de naissance, un méchant simple et plat. Certains de nos trouvères se souviennent pourtant que ce n’est pas là la primitive tradition, et l’auteur du Fierabras le dépeint encore comme un héros preux et honorable.

Ganelon n’est pas le seul traître de nos chansons de geste. Les autres sont souvent des personnages simplistes, comme le Hardré d’Ami et Amile, dont aucune qualité morale ne vient racheter la méchanceté. Certains sont plus ambigus, tel Ysoré dans Anseïs de Carthage, estimable chevalier perdu par sa soif de vengeance : par haine du roi Anseïs qui a défloré sa fille, il se retourne contre les Chrétiens et se fait l’allié des Sarrasins. Pis qu’un traître, Ysoré devient donc un renégat, par calcul politique plus que par une véritable conversion.

Il est aussi un traître, tout à fait exceptionnel au sein de notre tradition épique, qui renie Dieu non par calcul, mais par choix. C’est Gaumadras, dans la chanson de Garin de Montglane. Il n’est pas de personnage de nos poèmes qui s’identifie plus étroitement que lui au Mal. Je vais laisser Léon Gautier vous le présenter :

« Un véritable athée, c'est Gaumadras, dans Garin de Montglane, et l'on peut le considérer comme le type du Damné. Si le mot Dieu est prononcé devant lui, il tombe soudain en convulsion. Dans sa lutte contre Garin, il a pour alliés les démons, avec lesquels il a contracté le pacte féodal de l'hommage lige. Il leur appartient tout entier, et se réjouit de leur appartenir. Quand arrive l'heure de sa mort, il se décide à mourir en révolté, en Satan, comme il a vécu. On ne le tuera pas : il se tuera. Il choisit d'ailleurs une mort théâtrale, une mort à grand spectacle. Il s'embarque avec les siens sur une nef qu'il conduit droit contre un roc. Le fatal vaisseau est impétueusement entraîné vers l'infranchissable obstacle où il doit se briser. Les malheureux passagers voient le danger et, affolés de terreur, se réclament de Dieu : « Non, non, s'écrie Gaumadras, c'est le Diable qu'il faut invoquer » ; et ce possédé les tue. Puis il fait le signe de la croix à rebours et, debout sur le vaisseau qui va sombrer, le front levé contre Dieu, implacable, horrible, entend sans effroi le coup de la nef qui heurte le rocher et s'entr'ouvre : « Accourez, démons, accourez ; je suis votre homme, je suis à vous, je... » L'eau entre enfin dans cette bouche qui blasphème, et il meurt. »

La Chevalerie, Léon Gautier, 1893.

Un personnage d’une étonnante modernité, en somme. En relisant ces lignes de Gautier, je n’ai pu m’empêcher de penser à certain accident d’avion. Mais (non, j’ai beau faire, la raison de cet interdit m’échappe) Gaumadras, lui, est un être de fiction.

samedi 4 avril 2015

Récits d'amour et de chevalerie

Je reviens d’un voyage de deux semaines durant lesquelles j’avais emporté, pour tuer le temps, un volume dont j’ai récemment fait l’acquisition : Récits d’amour et de chevalerie, dans la très estimable collection Bouquins chez Robert Laffont. Il s’agit d’une anthologie de textes du moyen âge, dont les dates de production vont du XIIe au XVe siècle, réunis et traduits en français modernes par une équipe de médiévistes dirigés par Danielle Régnier-Bohler.

En achetant cet ouvrage, je craignais un peu d’y trouver des textes déjà en ma possession, car je possède un bon nombre de livres et même de recueils d’œuvres du moyen âge, mais il n’en a rien été : on est allé chercher ces textes hors des sentiers battus, ce que je trouve fort louable. Aucun récit tiré de la matière de France, par contre, ce que je trouve d’autant plus dommage que l’illustration de couverture a été empruntée à Renaut de Montauban.


Commençant ma lecture, j’ai bravement sauté les premiers textes proposés, adaptations d’Ovide auxquelles je reviendrai plus tard si le cœur m’en dit, pour m’attaquer à l’Ipomédon de Hue de Rotelande. Il s’agit à mon sens d’un roman de chevalerie un peu banal, un peu ennuyeux, dans un cadre pseudo-antique tellement factice que l’Eneas passerait, à côté, pour un chef d’œuvre de couleur locale et de précision historique. Hue a donné à ses personnages des noms piochés dans les romans antiques, et voilà tout : cela ne l’empêche pas de mettre en scène le roi de France et le duc de Normandie. Pourquoi pas ? Après tout, le Paris du théâtre de Molière est bien peuplé de Dorantes et de Philintes… Mais l’histoire qui se déroule au milieu de cette antiquité en toc n’a pas su exciter beaucoup mon intérêt. J’en retiens une scène de tournoi complaisamment décrite, bien que peut-être plus intéressante comme document historique que par ses mérites littéraires.

Le héros, Ipomédon, est un personnage dont il faut dire deux mots. C’est un excellent chevalier doublé d’un grand chasseur, qui a l’étrange manie de dissimuler ses talents de combattant en usant de toutes sortes de subterfuges, ruses et déguisements : il apparaît donc comme un jeune homme un peu lâche, uniquement adonné aux plaisirs de la chasse, et ce alors même qu’il accomplit de remarquables exploits guerriers. Si Ipomédon avait une raison d’agir ainsi, comme don Diego de la Vega voulant cacher qu’il est Zorro, le récit pourrait y gagner de l’intérêt et le personnage de l’épaisseur. Mais ici, notre héros se complique grandement l’existence sans aucune raison valable, à seule fin de faire rebondir le récit : procédé d’auteur qui achève de me faire bailler. La préface suppose que Hue a voulu écrire un roman burlesque. Je pourrais penser à des qualificatifs moins aimables. Cela dit, un pareil roman m’aurait sans doute charmé lorsque j’avais quinze ans.

Heureusement, c’est avec plaisir que j’ai lu ensuite Floris et Lyriopé, bref conte galant que nous appellerions une nouvelle, et dont l’argument tient tout entier dans une substitution entre deux jumeaux pour faire réussir une entreprise amoureuse. Amusant. Le narrateur cherche à plaquer, au terme de cette histoire polissonne, une morale fort  peu convaincante, et fort peu en rapport avec le contenu du récit. Ironie de sa part ? Respect un peu balourd d’une convention littéraire de l’ « exemple » ? Je ne saurais trancher.

J’ai lu ensuite Joufroi de Poitiers, roman de chevalerie plutôt drôle qui nous propose de suivre les aventures d’un jeune comte, comme de juste admirable chevalier, mais d’amoureuse complexion et assez volage. Il vagabonde entre l’Angleterre et la France, en quête d’occasions de montrer sa prouesse et de bonnes fortunes : il trouvera les deux. Le récit est semé d’aimables grivoiseries et de beaux coups d’épées, et les caractères des principaux personnages y sont dessinés avec un certain relief, ce qui ne les empêche pas d’être assez creux. Joufroi est un petit con sympathique, qui n’aspire qu’à mener une vie brillante en manifestant des vertus chevaleresques assez superficielles ; toujours les poches percées, il se procure l’argent nécessaire pour mener grand train au moyen d’expédients que Dumas eût pu prêter à ses mousquetaires, et qui peuvent faire sourire. Joufroi de Poitiers est une sorte de roman de cape et d’épée avant la lettre, somme toute plaisant mais pas marquant : je l’aurai entièrement oublié dans trois jours.

Jusqu’ici, on ne peut donc pas dire que les œuvres de ce recueil aient suscité en moi un immense enthousiasme, mais les choses pourraient bien changer avec Durmart le Gallois, roman arthurien dont je viens de commencer la lecture et que je trouve fort attrayant. Je vous en dirai plus après l’avoir terminé.

samedi 21 mars 2015

A bientôt !

Bien chers lecteurs, je m'apprête à passer deux semaines en un lieu où je n'aurai pas accès à internet. Je reviendrai à Pâques, mironton mironton mirontaine. 

jeudi 5 mars 2015

Tremblez, coquins, l'heure du châtiment sonne !

Je ne pouvais pas refermer cette parenthèse hugolienne sans vous laisser un morceau d'"Eviradnus".

"Tous deux semblent changés en deux spectres de pierre ;
Car tous deux peuvent voir, là, sous un cintre obscur,
Un des grands chevaliers rangés le long du mur
Qui se lève et descend de cheval ; ce fantôme,
Tranquille sous le masque horrible de son heaume,
Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher :
On croit entendre un dieu de l’abîme marcher ;
Entre eux et l’oubliette, il vient barrer l’espace,
Et dit, le glaive haut et la visière basse,
D’une voix sépulcrale et lente comme un glas :
« Arrête, Sigismond ! Arrête, Ladislas ! »
Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte
Qu’elle gît à leurs pieds et paraît une morte.

La voix de fer parlant sous le grillage noir
Reprend, pendant que Joss blêmit, lugubre à voir,
Et que Zéno chancelle ainsi qu’un mât qui sombre :

« Hommes qui m’écoutez, il est un pacte sombre
Dont tout l’univers parle et que vous connaissez ;
Le voici : « Moi, Satan, dieu des cieux éclipsés,
» Roi des jours ténébreux, prince des vents contraires,
» Je contracte alliance avec mes deux bons frères,
» L’empereur Sigismond et le roi Ladislas ;
» Sans jamais m’absenter ni dire : Je suis las,
» Je les protégerai dans toute conjoncture ;
» De plus, je cède, en libre et pleine investiture,
» Étant seigneur de l’onde et souverain du mont,
» La mer à Ladislas, la terre à Sigismond,
» À la condition que, si je le réclame,
» Le roi m’offre sa tête et l’empereur son âme. »

— Serait-ce lui ? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants,
Es-tu Satan ?

                    — Je suis plus et moins. Je ne prends
Que vos têtes, ô rois des crimes et des trames,
Laissant sous l’ongle noir se débattre vos âmes. »

Ils se regardent, fous, brisés, courbant le front,
Et Zéno dit à Joss : « Hein ! qu’est-ce que c’est donc ? »

Joss bégaye : « Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge.
De quelle part viens-tu ? Qu’es-tu, spectre ?

                                                                       — Le juge."

Et je vous laisse le soin d'aller lire le reste si le cœur vous en dit. Vous verrez que c'est une histoire qui finit bien, et je ne boude pas mon plaisir car, ainsi que le dit toujours le bon Aristide : « Les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens ; ils aiment la morale, et, si je ne traitais pas un sujet si grave, je dirais que cela se voit admirablement bien sur les théâtres : on est sûr de plaire par les sentiments que la morale avoue, et on est sûr de le choquer par ceux qu’elle réprouve. »


mardi 3 mars 2015

Je crois que vous venez d'insulter votre reine !

Dans mon dernier billet sur l'esplumeoir, je citais un large passage de Chesterton où il prend la défense de l'éloquence en littérature, et même du mélodrame. Chesterton parle en fait de Walter Scott, mais il y a un grand auteur français chez qui éloquence et effets mélodramatiques s'unissent pour engendrer le sublime : c'est Victor Hugo. Il y a peu d'auteurs chez qui l'on sent davantage que chez Hugo que l'épopée est sœur du mélodrame : un cheveu les sépare. 

Prenons Ruy Blas, par exemple. Le dénouement de la pièce nous offre une situation parfaitement mélodramatique. L'infâme Don Salluste tient la reine en son pouvoir, il lui révèle son plan et l'accable longuement d'outrages, et là, tagada tsouin tsouin! La situation se retourne en un seul alexandrin merveilleux :

"Ruy Blas, terrible, l’épée de don Salluste à la main
Je crois que vous venez d’insulter votre reine !"

C'est l'instant où, comme dans tout bon mélodrame, le vengeur surgit pour terrasser le traître et sauver l'ingénue. Le forban va subir un châtiment bien mérité, et rien ne saurait être plus satisfaisant, plus cathartique. 

On trouve quelque chose de similaire dans mon poème favori de La Légende des siècles, à savoir "Le petit roi de Galice". Le petit roi Nuño, en un ravin sinistre, est à la merci de ses dix oncles, infants d'Espagne, et de leurs reîtres, qui comptent bien l'occire et se partager ses terres. Survient un cavalier qui pourrait contrarier leurs desseins. Pacheco, l'un des dix forbans, le menace longuement, et Victor Hugo use de son art de la chute en mettant dans la bouche du cavalier un vers unique, qui contraste violemment avec l'interminable tirade qui précède et que je ne lis jamais sans frissons dans l'échine :

"Le chevalier leva lentement sa visière :
« Je m’appelle Roland, pair de France, » dit-il."

Ici, nous savons que les méchants sont fichus, qu'ils vont se faire botter le cul aussi sûrement que si c'était Batman ou Lucky Luke qui venait de surgir. Pourtant, le combat ne se déchaîne pas immédiatement. Les félons vont d'abord essayer de dissuader Roland de combattre, avec de longues tirades qui visent à l'effrayer ou à le corrompre. Le paladin y répond brièvement, et non sans esprit :

"Retournez sur vos pas, ne soyez point trop lent,
Retournez.

                    — Décidez mon cheval, dit Roland ;
Car il a l’habitude étrange et ridicule
De ne pas m’obéir quand je veux qu’il recule. »"

Ou encore :

"Nous vous donnons les gens, les bois, les métairies.
Donc vous voilà seigneur de ces deux seigneuries ;
Il ne nous reste plus qu’à nous tendre la main.
Nous avons de la cire, un prêtre, un parchemin,
Et, pour que Votre Grâce en tout point soit contente,
Nous allons vous signer ici votre patente ;
C’est dit.

                  — Avez-vous fait ce rêve ? » dit Roland."

On voit que Roland, à l'instar de Batman et de Lucky Luke, a la parole brève. Mais il est capable de beaux morceaux d'éloquence, et le prouve lorsque le cercle des cent reîtres s'apprête à l'assaillir :

"« Vengeance ! mort ! rugit Rostabat le Géant,
Nous sommes cent contre un. Tuons ce mécréant !

— Infants ! cria Roland, la chose est difficile ;
Car Roland n'est pas un. J'arrive de Sicile,
D'Arabie et d'Égypte, et tout ce que je sais,
C'est que des peuples noirs devant moi sont passés ;
Je crois avoir plané dans le ciel solitaire ;
Il m'a semblé parfois que je quittais la terre
Et l'homme, et que le dos monstrueux des griffons
M'emportait au milieu des nuages profonds ;
Mais, n'importe, j'arrive, et votre audace est rare,
Et j'en ris. Prenez garde à vous, car je déclare,
Infants, que j'ai toujours senti Dieu près de moi.
Vous êtes cent contre un ! Pardieu ! le bel effroi !
Fils, cent maravédis valent-ils une piastre ?
Cent lampions sont-ils plus farouches qu'un astre ?
Combien de poux faut-il pour manger un lion ?
Vous êtes peu nombreux pour la rébellion
Et pour l'encombrement du chemin, quand je passe."

Notez bien que Roland n'est pas un miles gloriosus, et qu'il se montre ensuite largement à la hauteur de ses altières paroles :

"À travers les sapins d'Ernula, frémissant
De ce défi superbe et sombre, un contre cent,
On pouvait voir encor, sous la nuit étoilée,
Le groupe formidable au fond de la vallée.
Le combat finissait ; tous ces monts radieux
Ou lugubres, jadis hantés des demi-dieux,
S'éveillaient, étonnés, dans le blanc crépuscule,
Et, regardant Roland, se souvenaient d'Hercule.
Plus d'infants : neuf étaient tombés ; un avait fui ;
C'était Ruy le Subtil ; mais la bande sans lui
Avait continué, car rien n'irrite comme
La honte et la fureur de combattre un seul homme ;
Durandal, à tuer ces coquins s'ébréchant,
Avait jonché de morts la terre, et fait ce champ
Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche ;
Elle s'était rompue en ce labeur farouche ;
Ce qui n'empêchait pas Roland de s'avancer ;
Les bandits, le croyant prêt à recommencer,
Tremblants comme des bœufs qu'on ramène à l'étable
À chaque mouvement de son bras redoutable,
Reculaient, lui montrant de loin leurs coutelas ;
Et, pas à pas, Roland, sanglant, terrible, las,
Les chassait devant lui parmi les fondrières ;
Et, n'ayant plus d'épée, il leur jetait des pierres ."

Toutes ces répliques épiques de Ruy Blas et de Roland (et l'on en trouverait bien d'autres dans "Eviradnus") sont aussi mélodramatiques, et elles pourraient être ridicules si on les lisait d'un œil cynique. Mais justement, ce n'est pas de cet œil là qu'il faut les lire : lorsqu'on lit Hugo, le cynisme n'est pas d'un sage. Ou, pour reprendre le mot de Chesterton : "This is the old and honourable fine art of bragging, as it was practised by the great worthies of antiquity. The man who cannot appreciate it goes along with the man who cannot appreciate beef or claret or a game with children or a brass band. They are afraid of making fools of themselves, and are unaware that that transformation has already been triumphantly effected."

dimanche 18 janvier 2015

Bestiaire épique 1 : les Sciapodes ou Bangarots

Commençons le parcours de notre bestiaire épique avec des personnages plus surprenants qu'effrayants :

Mult i vint uns princes, ce sachiez voirement, / Sachez qu'y vint un prince
Qui tint Lande florie, d'entre Ynde et Orient, / régnant sur Landefleurie, entre l'Inde et l'Orient,
U sunt li Bangarot plus neir que n'est serpent / pays des Bangarots, plus noirs que des serpents,
Qui gettent feu et flambe quant ire les esprent. / qui crachent feu et flamme quand la colère les saisit.
James gent ne verrez de lor faiçonement : / Jamais vous ne verrez de gens semblables :
Un pié a chascon d'eis, seignors, tant sulement ; / chacun d'eux n'a qu'un pied unique,
Plus est lé d'une mine selonc mi[e]n escient. / plus large qu'une mine (mesure pour les grains).
De ce funt coverture a la pluie et al vent, / Ils s'en couvrent contre la pluie et le vent,
Car ne poent suffrir orage ne torment. / car ils ne supportent pas les orages.
Si cil trovent les noz, mult ira malement ; / S'ils trouvent les nôtres, ce sera terrible ;
Riens nés pot guarir fors Deu l'omnipotent, / Seul Dieu tout-puissant pourra les en protéger,
Car pruz sunt a merveilles, mais de cor[r]e sunt lent, / car ils sont très braves, quoiqu'ils soient lents
Et dorment bien cinc jorz sanz nul resperement. / et dorment cinq jours d'affilée.

Meyer, Paul, « Un récit en vers français de la première croisade fondé sur Baudri de Bourgueil », Romania, 5, 1876.



Dans ces êtres, les Bangarots, on reconnaît aisément les Sciapodes de la tradition antique. Les gesteurs médiévaux, s'inspirant librement des sources latines, ont coutume de modifier les noms des monstres qu'ils y trouvent pour leur en donner qui choquent moins leurs oreilles. 

Il leur arrive aussi d'ajouter à ces êtres des propriétés qui les rendent plus redoutables, comme ici le fait de cracher le feu ou la bravoure qui leur est attribuée. C'est que dans les ouvrages d'érudition antique, les peuples fabuleux sont simplement décrits comme des curiosités, et ne jouent en général aucun rôle actif, tandis que dans les chansons de geste ils sont là en qualité d'adversaires des héros, et doivent donc posséder des traits qui les rendent dangereux.

Pline l'Ancien évoque les Sciapodes, sans les situer précisément, parmi les merveilles de l'Ethiopie et de l'Inde, terres réputées riches en prodiges. Voici ce qu'il en dit, citant le médecin grec Ctésias :

"Il parle aussi d'hommes appelés Monocoles (monos, unique, kôlon, jambe), qui n'ont qu'une jambe et qui sautent avec une agilité extrême ; il dit qu'on les nomme aussi Sciapodes (skia, ombre, pous, pied), parce que dans les grandes chaleurs, couchés par terre sur le dos, ils se détendent du soleil par l'ombre de leur pied..."

Pline l'Ancien, Histoire naturelle, édition d'Émile Littré, Paris, Dubochet, 1848-1850.

dimanche 11 janvier 2015

Isidore et Baratron

Les fêtes sont passées : il est temps de nous remettre au travail.

Dans un article portant sur les différents dieux des sarrasins, j'avais cité sans m'y attarder le nom de Baratron, l'un de ces dieux fictifs des païens de chansons de geste. A l'époque, j'ignorais d'où pouvait venir ce nom. Je viens récemment de le découvrir, dans l'oeuvre d'Isidore de Séville.

Peut-être n'est-il pas inutile de vous présenter brièvement ce personnage. Isidore fut évêque de Séville au VIIème siècle. C'était aussi un homme d'une vaste érudition pour son époque, qui a laissé une oeuvre écrite importante, et notamment des Etymologies qui nous paraissent aujourd'hui fantaisistes, mais par l'intermédiaire desquelles une part de la culture antique a été transmise au Moyen-Âge. Il est aussi le saint patron de l'informatique et d'internet, et donc de nous autres internautes. Qu'il nous tienne donc en sa sainte garde et nous préserve de la tentation de fréquenter des sites déshonnêtes.



J'avoue à ma honte que, jusqu'à ces derniers temps, je ne me suis jamais beaucoup intéressé à l'oeuvre d'Isidore de Séville. Je m'aperçois que c'est un tort, de la part d'un homme qui se pique de connaître un peu les chansons de geste, car ses Etymologies doivent renfermer l'explication d'un certain nombre de noms curieux et de réminiscences classiques que l'on trouve dans nos épopées (ce qui prouve d'ailleurs, s'il en était besoin, que nos chansons ne sont pas uniquement l'oeuvre de pauvres hères illettrés : la culture savante et cléricale y a laissé sa marque, même si l'on y trouve aussi des traces d'influence populaire).

Voici en tout cas les origines du mystérieux dieu Baratron :

"BARATHRUM ("gouffre") est un nom pour une très grande profondeur. On dit barathrum comme si l'on disait uorago atra ("gouffre noir"), à savoir de sa profondeur."

Isidorus Hispalensis, Etymologiae, traduction par Olga Spevak,  les Belles Lettres, 2011.

Ce passage se trouve dans le chapitre qu'Isidore consacre aux lieux souterrains, et précède ceux qui portent sur l'Erèbe, le Cocyte et le Tartare, lieux infernaux hérités de la mythologie antique. On conçoit facilement qu'un nom évoquant un gouffre infernal ait pu devenir celui d'un dieu sarrasin, puisque ces derniers sont des démons.

Je ne serais pas surpris de découvrir, chez le même auteur, l'origine de quelques autres noms de dieux païens, de pays imaginaires et de peuplades épiques. Mais ce qui est peut-être plus intéressant encore, c'est qu'Isidore a consacré le onzième livre de ses Etymologies aux hommes et aux monstres : il y décrit un certain nombre de créatures monstrueuses connues de la littérature antique (notamment de Pline l'Ancien, mais Pline avait de nombreuses sources), des créatures dont se souviennent les chansons de geste, qui les placent volontiers dans les rangs des sarrasins.

Je consacrerai donc mes prochains billets à une sorte de bestiaire épique illustré, dans lequel nous verrons quelques peuplades fabuleuses, ce qu'elles doivent à l'antiquité, et ce que nos chansons en ont fait.