Revenons à nos moutons, ou plutôt
au cheval Bayard. Je vous expliquais précédemment qu'alors que, dans la plus ancienne version de
Renaut de Montauban, ses origines sont obscures, remanieurs et continuateurs s'étaient appliqués à éclaircir le mystère. Ainsi, dans
Maugis d'Aigremont, oeuvre qui fait office de prologue composé
a posteriori pour l'histoire des quatre frères, nous apprenons que Renaut tient Bayard de son cousin l'enchanteur Maugis, et la manière dont ce dernier s'est procuré le destrier merveilleux nous est révélée.
Nous allons nous pencher sur cet épisode, qui est un de ceux qu'à tort ou à raison les adeptes de la mythocritique (dit-on les mythocriticiens ?) ont l'habitude de scruter avec une insistance particulière, pour en tirer ces développements alambiqués qu'ils aiment tant. On peut les comprendre, tant il est vrai que ce passage du
Maugis a des allures de mythe antique. Mais sans suivre ces messieurs dans leurs considérations pertinentes ou farfelues, je vais me borner à vous résumer ce passage.
Maugis est le fils du duc Beuves d'Aigremont. Enlevé à sa naissance, il a été élevé par la fée Oriande, dont il a appris les rudiments de la magie. Ayant parachevé sa formation à Tolède, c'est un enchanteur accompli doublé d'une fine lame.
Un beau jour, depuis les abords de l'Etna où l'a conduit Oriande, Maugis aperçoit l'île fumante de Bocan (c'est à dire Vulcano, une île volcanique située au Nord de la Sicile). Intrigué, il se renseigne au sujet de ce lieu et apprend de la fée qu'il s'agit de "la droite cheminee d'enfer". Mais cette île diabolique abrite aussi Bayard, le cheval fée, engendré par un dragon en un serpent femelle : il est enchaîné à quatre piliers de pierre, sous la garde des démons et plus particulièrement de l'un d'entre eux, le diable Roënel.
L'audacieux jeune homme décide de conquérir le cheval merveilleux. Pour se faire, il décide de se déguiser en diable, afin de tromper les gardiens. Il se confectionne un habit singulier, à partir d'"une pel d'ors locue" (une peau d'ours hérissée) à laquelle il ajoute d'étranges fioritures :
"
Keues ot de gorpil environ atachiez, (des queues de renards y furent attachées)
et de chascunne part ot .ii. cornes drechiez." (ainsi que deux cornes dressées de chaque côté)
Armé de son épée et d'un "croc de fer" (une arme d'hast dont l’extrémité est pourvue d'un crochet), Maugis prend la mer à bord d'une barque, et accoste à Bocan. Il parvient à duper Roënel, et le neutralise au moyen de ses enchantements. Mais il n'est pas tiré d'affaire : voici que le serpent qui a enfanté Bayard l'attaque. Notre héros a besoin de tout son courage et de toute son adresse aux armes pour affronter ce monstre aux pattes griffues, à la tête crêtée, dont la gueule vomie feu et flammes ! Il en triomphe enfin, en lui plongeant son croc de fer dans la gorge avant de lui arracher les entrailles. Reste à se charger du dragon, père de Bayard : Maugis s'en débarasse en l'ensorcelant.
Ayant vaincu tous les gardiens, Maugis n'a plus qu'à aller détacher Bayard. Le destrier s'effraie d'abord de la hideuse allure de l'enchanteur, mais Maugis se défait de son déguisement de diable et apparaît sous sa noble apparence de jeune chevalier. C'est peu dire que Bayard se laisse apprivoiser :
"
Envers lui s'umelie et le prist a amer, (il s'incline face à Maugis et se prend à l'aimer)
Devant lui s'agenouille et fait semblant d'ourer : (s'agenouille devant lui comme pour l'adorer)
Cë est senefiance qu'à lui se velt donner." (en signe de son désir de se donner à lui)
Et Maugis de regagner sa barque, monté sur le fidèle destrier dont la loyauté à son égard ne se démentira jamais.
L'épisode est plaisant. Le trouvère qui le narre n'est ni un piètre conteur, ni un médiocre rimeur, et son récit se lit fort agréablement. Et pourtant, je regrette ce que Bayard y perd de son mystère. Il est permis de préférer, à la version des faits données par le
Maugis d'Aigremont, celle du
Renaut plus ancien, où le cheval surgissait de nulle part. Mais cette énigme était propice à la rêverie, et semblait faite exprès pour défier le rêveur d'y répondre. Peut-on blâmer un poète d'avoir relevé le gant ?