"Assurément, entre le poème de Turold et les plus anciennes fictions sur Charlemagne et sur Roland, bien des choses sont interposées : d'autres légendes, d'autres poèmes peut-être qui retraçaient certains épisodes des « set anz tuz pleins » passés par Charles en Espagne, une Prise de Nobles peut-être, ou une Chanson de Basant et Basile ; d'autres romans, qui ont pu lui fournir les personnages d'Ogier le Danois, de Girard de Roussillon, des douze pairs : d'autres légendes en tous cas, et d'autres poèmes, qui lui offraient le type du roi-prêtre Charlemagne, menant en croisade une armée de preux. Et plus notre analyse aura fait apparaître que le poème de Turold relève d'un art déjà complexe, plus elle aura rappelé qu'un genre littéraire ne débute pas par son chef-d'oeuvre et que Turold eut des modèles, trouva une technique déjà constituée avant lui.
Mais la question est de savoir si, pour susciter ces modèles et constituer cette technique, trois siècles, cinq siècles furent nécessaires, ou si ce ne fut pas assez des cent années de ce XIe siècle, qui, dans les divers domaines de l'action et de la pensée, fut l'âge créateur entre tous. Dans l'école adverse, a-t-on rien fait pour expliquer la naissance des premières chansons de geste et la formation de cette technique, quand on s'est borné à dire que des « chanteurs » enthousiastes durent « chanter » Floovant dès le temps de Dagobert, et « chanter » Roland dès le temps de Charlemagne ? Pour que, des éléments légendaires, vagues et amorphes, qui végétaient dans les églises de Roncevaux ou dans les églises de la route de Roncevaux, naquît la Chanson de Roland, il est inutile et vain de supposer qu'il y ait fallu des siècles, et que des « chanteurs » sans nombre se soient succédé.
Une minute a suffi, la minute sacrée où le poète, exploitant peut-être quelque fruste roman, ébauche grossière du sujet, a conçu l'idée du conflit de Roland et d'Olivier. Seulement, ayant conçu cette idée, pour la mettre en oeuvre, et, je ne crains pas le mot, pour l'exploiter, il ne s'est pas contenté de « chanter » ; il lui a fallu se mettre à sa table de travail, chercher des combinaisons, des effets, des rimes, calculer, combiner, raturer, peiner. Ainsi font les poètes d'aujourd'hui ; ainsi ont fait les poètes de tous les temps. Ils se vantent quand ils disent qu'ils chantent comme l'homme respire, et qui les en croit se trompe ; ils travaillent ; « c'est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule » : il n'y a pas d'autre théorie vraie pour rendre compte des ouvrages de l'esprit. La Chanson de Roland aurait pu ne pas être ; elle est parce qu'un homme fut. Elle est le don gratuit et magnifique que nous a fait cet homme, non pas une légion d'hommes. Je suis donc tenté de prendre précisément le contrepied de la doctrine si souvent exprimée au XIXe siècle, en ces termes, par exemple, par Renan :
"On ne songe pas assez qu'en tout cela l'homme est peu de chose, et l'humanité est tout. Le collecteur même n'est pas en une telle oeuvre un personnage de grande apparence. Il s'efface. Et les auteurs des fragments légendaires, ils sont presque toujours inconnus. Ah ! que cela est significatif ! Les érudits regrettent beaucoup qu'on ne sache pas leur nom en toutes lettres et syllabes, leur pays, leur condition, s'ils étaient mariés ou non, riches ou pauvres, etc. En vérité, j'en serais fâché, parce qu'alors on dirait très positivement l'Illiade d'Homère, le Roland de Turold, etc. Ce qui serait surtout très insupportable si ces poèmes étaient parfaitement délimités, et qu'on pût dire : « Turold composa telle année un poème de quatre mille vers. » Alors on attribuerait ces poèmes à un homme, et cet homme y a été pour si peu ! Ce serait une fausseté historique. C'est l'esprit de la nation, son génie, si l'on veut, qui est le véritable auteur. Le poète n'est que l'écho harmonieux, je dirais presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple, qui lui raconte de toutes parts ses beaux rêves."
Je dirai au contraire : j'aimerais savoir le nom de l'auteur de la Chanson de Roland en toutes lettres et syllabes, son pays, sa condition, etc., comme j'aimerais en savoir toujours plus long de la vie de Racine, et pour les mêmes raisons ; et c'est pourquoi j'estime qu'il faut applaudir aux recherches de M. Tavernier. Turold fut pour peu de chose dans la Chanson de Roland sans doute, comme Racine fut pour peu de chose dans Iphigénie, mais pour autant. Certes son oeuvre, comme celle de Racine, ne s'explique que par la collaboration et la complicité de son temps, et c'est pourquoi je me suis appliqué de tout mon effort à la replacer en son temps, à évoquer à cet effet certaines circonstances historiques, à rappeler les faits psychologiques généraux qui suscitèrent, en la même période que la Chanson de Roland, les croisades d'Espagne, puis les croisades de Terre Sainte. Mais ne tombons pas dans les théories qui veulent partout mettre des forces collectives, inconscientes, anonymes, à la place de l'individu. Un chef-d'oeuvre commence à son auteur et finit à lui."
Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.
Merci encore.
RépondreSupprimerPlus qu'un billet, et nous serons au terme de cette série. Content qu'elle vous ait plu.
SupprimerDécidément Joseph Bédier est un homme selon mon cœur.
RépondreSupprimerPour tout vous dire, il me fait penser à vous. Quelque chose dans la manière de développer ses arguments avec ordre et rigueur...
SupprimerJe suis flatté.
Supprimer