mercredi 30 juillet 2014

Turoldus vindicatus, suite et fin : un Franc de France

"A peine si nous savons le nom du poète de la Chanson de Roland. Du moins nous savons qu'il vécut à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe, au temps des dernières croisades d'Espagne et de la première croisade de Terre Sainte. C'est l'esprit de ce temps qui inspire et soutient son oeuvre. En attribuer tel épisode, tel motif, tel sentiment à tel temps, à tel autre temps tel autre motif, épisode ou sentiment, ce ne sera jamais qu'un jeu laborieux et arbitraire. Certes l'amour du danger, le désir de la gloire, la tendresse du compagnon pour son compagnon, le dévouement du vassal à son seigneur et du seigneur à son vassal, l'esprit de sacrifice, le souci de l'honneur du lignage, ce sont là des sentiments ou trop généralement humains, ou trop généralement français, ou trop généralement féodaux pour que tel d'entre eux n'ait pu s'exprimer en quelque poème dès une très haute époque ; mais ce qui est le propre de la Chanson de Roland, c'est qu'ils y apparaissent tous, et tous en plein épanouissement, et reliés entre eux par une idée dominante, par l'idée des croisades, celle d'une mission héroïque de la France : voilà ce qui n'est pas concevable avant la fin du XIe siècle. La primitive Chanson de Roland ne peut dater que de ce siècle au plus tôt ; et si nous n'en sommes pas à vingt ans près quand il s'agit de dater une chanson de geste, encore importe-t-il de ne pas l'antidater de trois siècles.

A peine si nous savons le nom de l'auteur de la Chanson de Roland : du moins nous savons qu'il fut un « Franc de France », et nous retrouvons en son oeuvre ce qu'il y a de plus spécifiquement national en notre poésie, le sens classique des proportions, la clarté, la sobriété, la force harmonieuse. Nous y reconnaissons l'esprit de notre nation, aussi bien que dans l'oeuvre de Corneille. Ce Turold qui, voilà huit cents ans, a trouvé pour notre patrie la caresse de ces noms, « douce France », « France la libre », nous témoigne avec quelle simplicité s'est faite l'unité française. Sa « douce France » est précisément la nôtre, avec les Lorrains comme aujourd'hui, avec les Gascons, avec les Normands, avec les Provençaux comme aujourd'hui. Charlemagne est pour lui, par réminiscence érudite, l'empereur des Bavarois, des Frisons, des Saxons ; mais il est le roi de douce France ; ce sont les Francs de France qui sont les plus proches de lui dans ses conseils (Par cels de France voelt il del tul errer), et les vingt mille de Roncevaux sont tous des Francs de France : ils ont seuls le privilège de mourir avec Roland.

Donc, nous assure-t-on, le poème de Turold représente « l'esprit germanique dans une forme romane » . Une telle formule l'aurait surpris. Vainement on lui aurait remontré que « 1° l'idée de la guerre est toute germanique dans nos poèmes » ; que « 2° la royauté, dans nos épopées, est toute germaine » ; que « 3° la féodalité y est d'origine germaine » ; que « 4° le droit germanique a laissé sa trace dans nos chansons de geste » ; et que « 5° l'idée de la femme n'y est pas moins germaine ». Il eût répondu qu'il se pouvait bien, mais qu'il n'en était pas moins un Franc de France."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mardi 29 juillet 2014

Turoldus vindicatus 16 : Renan dézingué

"Assurément, entre le poème de Turold et les plus anciennes fictions sur Charlemagne et sur Roland, bien des choses sont interposées : d'autres légendes, d'autres poèmes peut-être qui retraçaient certains épisodes des « set anz tuz pleins » passés par Charles en Espagne, une Prise de Nobles peut-être, ou une Chanson de Basant et Basile ; d'autres romans, qui ont pu lui fournir les personnages d'Ogier le Danois, de Girard de Roussillon, des douze pairs : d'autres légendes en tous cas, et d'autres poèmes, qui lui offraient le type du roi-prêtre Charlemagne, menant en croisade une armée de preux. Et plus notre analyse aura fait apparaître que le poème de Turold relève d'un art déjà complexe, plus elle aura rappelé qu'un genre littéraire ne débute pas par son chef-d'oeuvre et que Turold eut des modèles, trouva une technique déjà constituée avant lui. 

Mais la question est de savoir si, pour susciter ces modèles et constituer cette technique, trois siècles, cinq siècles furent nécessaires, ou si ce ne fut pas assez des cent années de ce XIe siècle, qui, dans les divers domaines de l'action et de la pensée, fut l'âge créateur entre tous. Dans l'école adverse, a-t-on rien fait pour expliquer la naissance des premières chansons de geste et la formation de cette technique, quand on s'est borné à dire que des « chanteurs » enthousiastes durent « chanter » Floovant dès le temps de Dagobert, et « chanter » Roland dès le temps de Charlemagne ? Pour que, des éléments légendaires, vagues et amorphes, qui végétaient dans les églises de Roncevaux ou dans les églises de la route de Roncevaux, naquît la Chanson de Roland, il est inutile et vain de supposer qu'il y ait fallu des siècles, et que des « chanteurs » sans nombre se soient succédé. 

Une minute a suffi, la minute sacrée où le poète, exploitant peut-être quelque fruste roman, ébauche grossière du sujet, a conçu l'idée du conflit de Roland et d'Olivier. Seulement, ayant conçu cette idée, pour la mettre en oeuvre, et, je ne crains pas le mot, pour l'exploiter, il ne s'est pas contenté de « chanter » ; il lui a fallu se mettre à sa table de travail, chercher des combinaisons, des effets, des rimes, calculer, combiner, raturer, peiner. Ainsi font les poètes d'aujourd'hui ; ainsi ont fait les poètes de tous les temps. Ils se vantent quand ils disent qu'ils chantent comme l'homme respire, et qui les en croit se trompe ; ils travaillent ; « c'est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule » : il n'y a pas d'autre théorie vraie pour rendre compte des ouvrages de l'esprit. La Chanson de Roland aurait pu ne pas être ; elle est parce qu'un homme fut. Elle est le don gratuit et magnifique que nous a fait cet homme, non pas une légion d'hommes. Je suis donc tenté de prendre précisément le contrepied de la doctrine si souvent exprimée au XIXe siècle, en ces termes, par exemple, par Renan :

"On ne songe pas assez qu'en tout cela l'homme est peu de chose, et l'humanité est tout. Le collecteur même n'est pas en une telle oeuvre un personnage de grande apparence. Il s'efface. Et les auteurs des fragments légendaires, ils sont presque toujours inconnus. Ah ! que cela est significatif ! Les érudits regrettent beaucoup qu'on ne sache pas leur nom en toutes lettres et syllabes, leur pays, leur condition, s'ils étaient mariés ou non, riches ou pauvres, etc. En vérité, j'en serais fâché, parce qu'alors on dirait très positivement l'Illiade d'Homère, le Roland de Turold, etc. Ce qui serait surtout très insupportable si ces poèmes étaient parfaitement délimités, et qu'on pût dire : « Turold composa telle année un poème de quatre mille vers. » Alors on attribuerait ces poèmes à un homme, et cet homme y a été pour si peu ! Ce serait une fausseté historique. C'est l'esprit de la nation, son génie, si l'on veut, qui est le véritable auteur. Le poète n'est que l'écho harmonieux, je dirais presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple, qui lui raconte de toutes parts ses beaux rêves."

Je dirai au contraire : j'aimerais savoir le nom de l'auteur de la Chanson de Roland en toutes lettres et syllabes, son pays, sa condition, etc., comme j'aimerais en savoir toujours plus long de la vie de Racine, et pour les mêmes raisons ; et c'est pourquoi j'estime qu'il faut applaudir aux recherches de M. Tavernier. Turold fut pour peu de chose dans la Chanson de Roland sans doute, comme Racine fut pour peu de chose dans Iphigénie, mais pour autant. Certes son oeuvre, comme celle de Racine, ne s'explique que par la collaboration et la complicité de son temps, et c'est pourquoi je me suis appliqué de tout mon effort à la replacer en son temps, à évoquer à cet effet certaines circonstances historiques, à rappeler les faits psychologiques généraux qui suscitèrent, en la même période que la Chanson de Roland, les croisades d'Espagne, puis les croisades de Terre Sainte. Mais ne tombons pas dans les théories qui veulent partout mettre des forces collectives, inconscientes, anonymes, à la place de l'individu. Un chef-d'oeuvre commence à son auteur et finit à lui."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

dimanche 27 juillet 2014

Turoldus vindicatus 15 : Roland et Iphigénie

"Nous pourrions poursuivre cette analyse jusqu'à la fin du poème : montrer, par exemple, que les convenances du sujet ne seraient pas respectées si Charlemagne se bornait à enterrer les morts, à poursuivre les fuyards jusqu'à Saragosse, à vaincre des vaincus ; qu'il lui faut en outre, étant le chef de la chrétienté, vaincre Baligant, le chef de la païenie, afin que soit démentie la prophétie de Ganelon (aux vers 391, 578, 595) que, Roland mort, c'en serait fait de la force chrétienne et que la païenie aurait « toute paix » ; afin qu'il apparaisse que la journée de Roncevaux n'est qu'un épisode dans la longue croisade d'Espagne, qui n'est à son tour qu'un épisode dans la vie du croisé deux fois centenaire. Nous pourrions montrer que les scènes finales, Retour de Charlemagne en France, Mort de Belle Aude, Plaid de Ganelon, sont enchaînées aux précédentes indissolublement, et qu'elles rendent toutes le même son rare, si rare que celui qui n'a pas lu la Chanson de Roland ne l'a jamais entendu, eût-il lu d'ailleurs toutes les autres chansons de geste et tous les poèmes héroïques des autres nations.

Mais les remarques qui précèdent suffisent, croyons-nous, pour que nous osions dire : ce ne sont pas des compilateurs enfilant en chapelets de petits chants lyrico-épiques, le Conseil de Marsile, L'Ambassade de Blancandrin, les Songes de l'Empereur, etc., ce ne sont pas non plus des remanieurs, remaniant des remaniements de remaniements, qui ont produit ce poème d'une simplicité si complexe, si subtile, si classique. Transposez seulement les deux discours de Turpin aux combattants, ou faites seulement répéter à Roland dans la seconde bataille ce qu'il disait dans la première, qu'il a foi en la victoire, tout le mouvement de ces scènes sera faussé. Voyez les remanieurs : à la fin de la scène où Olivier blâme et raille Roland de son désir de rappeler Charles (vers 1736), tel remanieur, un éditeur récent du texte d'Oxford, a cru devoir ajouter une laisse où Olivier déclare se rallier à ce désir, et ce contre-sens suffît à brouiller les lignes si purement, si finement dessinées par Turold.

Ou veut-on un exemple encore du tort que fait au texte de Turold une intervention quelconque d'un remanieur quelconque ? Le Roland de Turold prie, comme un chrétien doit faire, à l'heure de mourir ; mais dans la bataille il n'a point, comme Charlemagne, un ange qui l'assiste ; il n'attend, il ne réclame de Dieu ni aide miraculeuse, ni ordre, ni conseil ; dans la bataille, il ne prie jamais. Survient un remanieur, l'Allemand Conrad : il a trouvé tout simple de prêter à un si bon chrétien de fréquentes oraisons, et par là il a gâché l'une des intentions les plus secrètes, les plus virilement chrétiennes de Turold.

Nous redirons donc ici ce que nous disions plus haut : Si Turold n'est que le « dernier rédacteur », ou bien il n'a fait que récrire un poème semblable au sien, et alors à quoi bon supposer ce plus ancien poème, double inutile du sien ? ou bien il a renouvelé un poème différent du sien, mais si différent que nous ne saurions d'aucune façon nous le représenter.

Je ne nie pas qu'une plus ancienne Chanson de Roland ait pu exister, différente et plus fruste. J'ai montré que le poème de Turold est fait « de main d'ouvrier », rien de plus ; mais c'est aussi le cas de l'Iphigénie de Racine, et, quand on l'a reconnu, il n'en reste pas moins que d'autres Iphigénie ont précédé celle de Racine, et que Racine les a exploitées ; pareillement, avant Turold, un autre poète moins doué a pu, j'en conviens, essayer le sujet. A quoi donc a tendu notre analyse ? 1° A montrer qu'il n'y a dans le poème de Turold nulle trace de « cantilènes » antérieures et que la théorie de la lente élaboration de la Chanson de Roland à partir du VIIIe siècle, à travers des versions bretonne, angevine, ou autres, est sans base ; 2° à décourager les critiques qui se servent du poème de Turold pour rebâtir ses modèles hypothétiques.

Racine a exploité les plus anciennes Iphigénie ; mais, pour des critiques littéraires ou pour des philologues qui, transportés dans une île lointaine, ne connaîtraient que son Iphigénie et ne conserveraient nul espoir de se procurer des versions plus anciennes, qui n'auraient même nul témoignage de leur existence, ce serait temps et peine perdus que d'essayer de les reconstruire ; ce qu'ils reconstruiraient n'aurait nulle chance de ressembler à l'Iphigénie de Rotrou ou à celle d'Euripide. Et quand ils auraient accumulé les combinaisons conjecturales et les systèmes, celui-là serait dans la vérité qui viendrait leur dire : « Chassez enfin cette obsédante préoccupation des versions antérieures : elle est stérile. Prions les dieux qu'ils nous les révèlent; en attendant, puisque nous avons du moins ce peu de chose, l'Iphigénie de Racine, tâchons de nous contenter de ce peu de chose. Elle offre assez de cohérence et d'harmonie pour qu'en tout état de cause il apparaisse que Racine a repensé les versions antérieures ; les repensant, il les a recréées. Recréer et créer sont termes exactement synonymes. N'appelons pas Racine « le dernier rédacteur », le « remanieur », mais, de préférence, le poète. » C'est ce que je dis de la Chanson de Roland : ce qui en fait la beauté, comme de l'Iphigénie de Racine, c'en est l'unité, et l'unité est dans le poète, en cette chose indivisible, que jamais on ne revoit deux fois, l'âme d'un individu."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

jeudi 24 juillet 2014

Turoldus vindicatus 14 : la mort de Roland

"Roland appelle quand il ne lui reste plus que soixante hommes, parce qu'alors « le devoir est fait ». Sa souffrance est d'avoir perdu la bataille, non de l'avoir livrée. Il est humilié, non repentant : « Je le ferais encor si j'avais à le faire », c'est sa seule pensée quand il dit son adieu à ceux qui sont morts où vont mourir par sa volonté :

1854 « Seignors barons, de vos ait Deus mercit
Tutes vos anmes otreit il Pareïs,
En seintes flurs il les facet gesir !
Meillors vassals de vus unkes ne vi...
Terre de France, mult estes dulz pais!...
Barons Franceis, pur mei vos vei murir ;
Jo ne vos pois tenser ne guarantir :
Aït vos Deus, ki unkes ne mentit !
Oliver frere, vos ne dei jo faillir ;
De doel murrai, s'altre ne m'i ocit.
Sire cumpainz, alum i referir. »

Li quens Rollanz el champ est repairet. ..

Il y retourne, pour voir hélas ! mourir avant lui ses derniers compagnons, et avant lui, le plus cher, Olivier, et pourtant cette heure suprême, pleine d'angoisse, sera pleine aussi d'une joie renaissante, grandissante. Si l'on se rappelle maintenant quelle était sa superbe d'avant la bataille, si l'on se souvient qu'il repoussait alors comme une chose inconcevable, comme une pensée de couard, l'idée qu'il pourrait d'être vaincu, et comment cette foi en son invincibilité, l'ayant soutenu durant la première bataille, a décru peu à peu, s'est évanouie au cours de la seconde, pour ne laisser à sa place au début de la troisième que la certitude de sa défaite, on constate que le poète a fait descendre son héros, de marche en marche, toujours plus bas vers plus de détresse, jusqu'à l'instant où il sonne l'olifant ; mais voici qu'à partir de cet instant, la courbe remonte, tracée avec une délicatesse et une sûreté de main merveilleuses, remonte de la détresse vers l'espoir, vers la joie, vers la sérénité. La victoire, que Roland avait prédite, à laquelle lui seul avait cru d'abord, et dont la promesse avait semblé à tous une parole de fou, la victoire, que lui-même maintenant croit impossible, il l'aura. Le fils de Marsile tué de sa main (v. 1904), et Marsile qui fuit, le poing droit tranché (v. 1913), et les dernières troupes sarrasines qui faiblissent, la lui présagent. Maintenant Charles peut venir :

1928 « Quant en cest camp vendrai Caries mi sire,
De Sarrazins verra tel discipline,
Cuntre un des noz en truverat morz quinze,
Ne lesserat que nos ne beneïsse. »

Sur le champ de Roncevaux, qui est à lui (v. 2183), il mourra « conqueranment » . Les corps de ses pairs qu'il a recherchés dans la plaine, rapportés dans ses bras et bien rangés sur un même rang pour la dernière bénédiction, ses adieux à Turpin, à Durendal, les trois coups qu'il frappe de son épée pour la briser sur le rocher, chacune de ces scènes de deuil est une scène de gloire. Il choisit sa place pour mourir, la tête tournée vers la terre ennemie, comme il convient à un vainqueur ; et, comme il convient à un martyr, sa Passion est à la fois toute souffrance et toute joie :

"Roland sent que la mort le prend ; elle descend de sa tête sur son cœur. Il va courant vers un pin, se couche sur l'herbe verte, face contre terre. Il met sous lui l'épée et l'olifant, et tourne sa tête vers la gent païenne : il l'a fait, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu'il est mort en vainqueur, le noble comte. Il bat maintes fois sa coulpe. Pour ses péchés il tend à Dieu son gant. Roland sent que son temps est fini. Il est sur une hauteur escarpée qui regarde l'Espagne. De l'une de ses mains il bat sa poitrine : « Dieu, meâ culpâ, pour les péchés, pour les grands, pour les menus, que j'ai faits depuis ma naissance jusqu'à ce jour où la mort m'atteint. » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les anges du ciel descendent à lui.

Le comte Roland est couché sous un pin. Il a tourné son visage vers l'Espagne. Il lui souvient de plusieurs choses, de tant de terres qu'il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l'a nourri. Il en pleure et soupire, et ne peut s'en empêcher ; mais, ne voulant pas s'oublier lui-même, il bat sa coulpe, demande merci à Dieu : « Vrai Père qui n'as jamais menti, qui as ressuscité saint Lazare et défendu Daniel contre les lions, défends mon âme contre tous périls, à cause des péchés que j'ai faits en ma vie. » Il a offert à Dieu son gant droit ; saint Gabriel l'a pris de sa main. Il a reposé sa tête sur son bras ; il est allé, mains jointes, à sa fin. Dieu lui a envoyé son ange Chérubin et saint Michel du Péril de la mer ; avec eux, saint Gabriel. Ils emportent l'âme du comte en Paradis. 

Roland est mort. Dieu a son âme dans les cieux."

Il y retrouve tous ses compagnons : parce qu'ayant tous peut-être pensé ainsi qu'Olivier, ils ont tous affronté la mort comme s'ils avaient pensé ainsi que Roland, le poète les place ensemble, tous égaux, dans le plus haut ciel, « el greignur pareïs ». Roland eût-il mieux fait de ne pas les sacrifier ? Leur seigneur et douce France auraient-ils plus gagné, s'ils avaient vieilli autant que le vieux Nayme ? ou vaut-il mieux qu'ait été chantée d'eux la « bone chançon » ? Tel est le jeu parti que Turold a proposé. Olivier l'a résolu dans un sens, Roland dans l'autre : le poète les approuve tous les deux, les enveloppe tous les deux de la même tendresse :

1093 Rollanz est proz et Olivier est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage.
Bon sunt li cunte et lur paroles haltes.

Entre le « preux » et le « sage » il n'a pas choisi, trop humain pour choisir.

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mercredi 23 juillet 2014

Turoldus vindicatus 13 : Roland sonne du cor

"Cependant Turpin a entendu leur querelle : « Hélas ! dit-il, elle n'a plus d'objet. Pourtant, sire Roland, oui, sonnez l'olifant, afin que du moins le roi nous venge et que nos corps ne soient pas mangés des loups et des chiens. »

Le comte Roland a mis l'olifant à sa bouche. Il sonne à « longue haleine », « par grant dolur ». Sa chair, que les lances sarrasines n'ont pas offensée, éclate sous l'effort ; son sang jaillit de sa tempe rompue. Il sonne « par peine et par ahans », « il se démente », et cet instant où enfin il apparaît qu'il souffre, achève de le justifier. 

Pour tous ceux d'ailleurs qui aux siècles lointains ont entendu chanter la Chanson de Roland, pour tous ses lecteurs modernes, plus ou moins obscurément, sa justification a commencé plus tôt, s'il est vrai que c'est la vaillance et la mort de ses compagnons qui le justifie progressivement, et qu'à mesure qu'il en mourait davantage, nous avons souhaité davantage que Roland n'appelât point. Les vingt mille ont combattu, sont morts sans jamais dire s'ils étaient du parti de Roland ou du parti d'Olivier, et peut-être tous ont-ils pensé ainsi qu'Olivier et tous se sont pourtant offerts à la mort comme s'ils pensaient ainsi que Roland. Roland leur devait cette mort, puisqu'ils en étaient dignes ; il la devait à leur seigneur Charles, aux larmes mêmes de Charles et à ses pressentiments ; il la devait à Ganelon, dont le calcul était un hommage. Puisque Ganelon avait escompté que les vingt mille feraient la folie de rester jusqu'au bout ils devaient rester jusqu'au bout, et puisque Ganelon les avaient investis martyrs, mériter l'investiture. 

Au début, Roland, étant Roland, étant celui qui s'élève d'emblée non à la conception, mais à la passion de son devoir, ne pouvait pas appeler ; plus tard, à mesure qu'il élevait ses compagnons aussi haut que lui, il ne devait pas appeler. On comprend d'autre part qu'il se montre à Roncevaux le même qu'il s'est montré jusque là, le téméraire, disait Ganelon dès le début du poème (v. 390), « qui chascun jur de mort s'abandunet » ; que sa défaite à Roncevaux n'est que la rançon de ses victoires passées ; que la condition de ses exploits fut toujours son « orgueil » et sa « folie » . Son orgueil, ce n'est pas en lui seulement qu'il le met, c'est en son lignage et en douce France ; et sa folie est de croire que la moindre diminution, et ce n'est pas assez dire, le moindre risque de diminution du moindre des Français est une diminution pour la France elle-même. 

Ainsi peut-on comprendre, expliquer, justifier le héros que Turold a dépeint ; mais, à vrai dire, on ne comprend, on n'explique, on ne justifie pas un héros, non plus qu un saint."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mercredi 16 juillet 2014

Turoldus vindicatus 12 : la troisième bataille

"Marsile lance une troisième armée pour achever ceux des Français que Dieu a épargnés. Une troisième bataille s'engage (vers 1661-2183), et bientôt il ne reste plus debout que soixante chrétiens. Alors, quand nous pensons que Roland, obstiné, s'en tiendra à les regarder mourir comme il a regardé les autres, quand c'en est fait, semble-t-il, de l'espoir qu'il rappellera Charlemagne, on le voit s'approcher d'Olivier, cherchant à dire une chose qu'il ne sait comment dire : « Nous avons bien droit de plaindre France, la belle... Pourquoi Charles n'est-il pas là..? » Olivier le laisse parler, comme s'il ne comprenait pas. « Comment faire ? » reprend Roland, et, se décidant enfin : « Si je sonnais l'olifant ?... » Et c'est alors que le poète, recourant à ce procédé de symétrie contrastée dont il tire ses plus puissants effets, construit, comme pendant à la scène où Roland disait ses arguments pour ne pas appeler, une seconde scène où Olivier, ironique, cruel, reprend à son compte contre Roland les arguments de Roland lui-même :

"Roland appelle Olivier : « Beau sire cher, compagnon, pour Dieu, que vous semble ? Vous voyez tant de bons vassaux gisants. Nous avons bien droit de plaindre France douce, la belle : privée de tels barons, comme la voilà déserte ! Ah ! roi, ami, que n'êtes-vous ici ? Olivier, frère, comment faire ? Comment lui mander la nouvelle ? — « Je ne sais pas, dit Olivier. Le rappeler ? On en parlerait à notre honte ; j'aime mieux la mort. »

Roland dit : « Je sonnerai l'olifant. Charles l'entendra, qui passe les Ports. Je vous le jure, les Francs reviendront. » Olivier dit : « Ce serait grande vergogne ; on en ferait reproche à tous vos parents, et cette honte serait sur eux toute leur vie. Quand je vous disais de le faire, vous n'en fîtes rien. Si vous le faites maintenant, ce ne sera pas par mon conseil. Sonner ne serait pas prouesse. (Et, comme s'il s'attendrissait malgré lui :) Comme vos deux bras sont sanglants ! » Le comte répond : « J'ai frappé de beaux coups. »

Roland dit : « Notre bataille est rude. Je sonnerai ; Charles l'entendra. » Olivier dit : « Ce ne serait pas d'un preux. Quand je vous disais de le faire, compagnon, vous n'avez pas daigné. Si l'empereur était venu, nous n'aurions pas subi ce dommage. (Et, montrant les morts :) Ce n'est pas sur ceux que voilà qu'en doit tomber le blâme. Par cette mienne barbe, si je puis revoir ma gente soeur Aude, vous ne coucherez jamais entre ses bras. »

Roland dit : « Pourquoi m'avez-vous pris en haine? » Et Olivier répond : « Compagnon, c'est votre faute, car prouesse n'est pas folie, et mieux vaut mesure qu'orgueil. C'est par votre démesure que les Français sont morts. Jamais plus nous ne ferons le service de Charles. Si vous m'aviez cru, mon seigneur serait ici ; nous aurions gagné cette bataille ; Marsile serait mort ou pris. Votre prouesse, Roland, c'est à la malheure que nous l'avons vue. Charles, le Magne — jamais il n'y aura tel homme jusqu'au jugement dernier, — n'aura plus notre aide. Vous allez mourir et France en sera honnie. (Et, comme s'il s'attendrissait à nouveau, malgré lui :) Voici la fin de notre loyal compagnonnage ; avant ce soir nous nous séparerons, et ce sera dur. »

Olivier a libéré sa conscience. Mais Roland, énigmatique jusqu'ici, saura-t-il se justifier enfin ? A ces reproches, les plus durs qu'il puisse entendre, où tant de tendresse se mêle à tant de cruauté, et qui lui viennent de son plus cher compagnon, que répondra-t-il ? Va-t-il réfuter Olivier ? ou bien confesser son erreur, son remords ? Que répondra-t-il ? Il se tait, et ce silence est la chose la plus sublime de la Chanson de Roland."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mardi 15 juillet 2014

Turoldus vindicatus 11 : la deuxième bataille

"Dans cette seconde bataille (v. 1449-l660), il ne sera plus question de vaincre. Elle s'ouvre, comme la première, par un discours de Turpin, mais combien différent de l'autre ! Car Turpin n'exhorte plus les barons à bien mourir, s'il le faut : il constate seulement qu'il ne leur reste qu'à bien mourir :

1518 « Asez est mielz que moerium cumbatant.
Pramis nus est lin prendrum aïtant:
Litre eest jurn ne serum plus vivant.
Mais d'une chose vos sui je ben guarant :
Saint Pareïs vos est abandunant ;
As Innocenz vos en serez seant. »

Ils se savent désormais des martyrs ; mais, dit le poète, leur allégresse de se battre s'en accroît :

1524 A icest mot si s'esbaldissent Franc ;
Cel nen i ad Munjoie ne demant.

Tandis que dans la première bataille chaque laisse amenait la mort d'un pair païen, dans la seconde, des combats, narrés de même en laisses symétriques, s'achèvent chacun par la mort d'un pair chrétien. Roland voit tomber tour à tour Engelier de Gascogne, Samson, Anseïs, Gerin et Gerier, Berengier... Lui qui peut sauver encore le reste de la noble « maisniee », est-il donc entendu qu'il ne veut pas ? Ou bien en serait-il resté, lui seul, à espérer la victoire ? Serait-il seul à ne pas comprendre ?

Non : lui aussi, il sait désormais, il voit. Cherchez en effet dans tout ce récit de la seconde bataille le propos qu'il répétait si souvent dans la première, qu'il était sûr de vaincre, vous ne l'y retrouverez pas. Il parle plusieurs fois dans la mêlée, et c'est pour répéter les mêmes arguments qu'il employait au début :

1466 « Male chançun n'en deit estre cantée... »

1560 « Fur itels colps nos ad Charles plus chiers... »

1592 « Devers vos est li orguilz et li torz... »

Il les répète tous, sauf celui qui au début les justifiait : la promesse de la victoire. Il voit donc, maintenant, à son tour, aussi clair qu'Olivier. Il n'est plus aveuglé : serait-il insensible ?"

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

lundi 14 juillet 2014

Hymne national




Vous imaginez le co-prince laïc d'Andorre en train de chanter ça ?

Les paroles, au fait :

El gran Carlemany, mon Pare dels àrabs em deslliurà
I del cel vida em donà de Meritxell, la gran Mare
Princesa nasquí i Pubilla entre dues nacions neutral
Sols resto l'única filla de l'Imperi Carlemany.
Creient i lliure onze segles, creient i lliure vull ser
Siguin els furs mos tutors i mos Prínceps defensors!
I mos Prínceps defensors!

vendredi 11 juillet 2014

Turoldus vindicatus 10 : la première bataille

"Ainsi, avec sa force et sa hardiesse coutumières, Turold a osé placer son héros dans les conditions les plus défavorables, au risque de faire apparaître sa décision comme un caprice de son orgueil et de nous faire admirer ses compagnons à son détriment, si Roland les sacrifie, en une bataille de pure magnificence, à un point d'honneur suspect. Mais par là, Turold a obtenu que l'intérêt ne sera point dans les épisodes extérieurs, dans les grands coups d'épée ; l'intérêt sera tout entier dans le conflit d'Olivier et de Roland, dans la curiosité passionnée qui désormais nous porte à observer Roland. 

Puisqu'il espère la victoire, qu'il commence donc la bataille ; mais, s'il n'est pas un aliéné, l'heure viendra, que nous attendons, où il se dédira. A tout moment, selon les événements, selon ce que seront ses compagnons, selon ce qu'il est lui-même, il peut se dédire, et par là, à nouveau, les personnages sont agissants, non plus agis ; c'est leur volonté qui, à nouveau, règne, et l'action, qui semblait « nouée », condamnée à l'immobilité, la voilà relancée en avant.

Le poète la divise en trois actes. Roland soutiendra trois batailles, dont la beauté réside dans leur dissemblance : à chacune correspond, chez Roland et chez les autres, un changement d'attitude. La première (vers 1110-1448) est toute gravité et toute joie. Au moment de combattre, l'archevêque absout les barons :

1127 « Seignurs baruns, Carles nus laissat ci :
Pur nostre rei devum nus ben murir;
Cristientet aidez a sustenir.
Bataille avrez, vos en estes tuz fiz,
Kar a vos oilz veez les Sarrazins.
Clamez vos culpes, si preiez Deu mercit ;
Asoldrai vos pur voz anmes guarir.
Se vos murez, esterez seinz martirs,
Sieges avrez el greignor Pareïs. »
Franceis descendent, a terre se sunt mis,
E l'arcevesque de Deu les beneïst ;
Par pénitence lur cumandet a ferir.

Turpin leur a promis la gloire céleste s'ils meurent ; mais Roland leur promet autre chose : la victoire, le butin, un butin plus riche, dit-il, que n'en gagna jamais roi de France. Et telle est en effet la vertu du cri d'armes « Montjoie ! », et telle la fougue des dix combats où dix pairs sarrasins s'abattent tour à tour, au milieu des brocards, tués chacun par un pair chrétien, et telle est la gaieté de la lutte sous le soleil clair, que tous sont soulevés jusqu'à l'espoir de Roland. Ils ne pensent plus qu'à la victoire, au riche butin promis, tous, jusqu'au sage Olivier, qui s'écrie lui-même :

1233 « Ferez i, Francs, kar très ben les veintrum ! »

1274 Dist Olivier: « Gente est nostre bataille ! »

Les païens meurent « par milliers, par troupeaux » : mais bientôt, pour les Français aussi, la bataille se fait « merveilluse et pesant » (v. 1412), et voici que ces vers sonnent par deux fois comme des glas :

1401 Tant bon Franceis i perdent lor juvente;
Ne reverrunt lor meres ne lor femes,
Ne cels de France ki as Porz les atendent.

1420 Franceis i perdent lor meillors guarnemenz,
Ne reverrunt ne peres ne parenz,
Ne Carlemagne ki as Porz les atent.

Ils ont défait pourtant la première armée sarrasine. Une deuxième entre en ligne :

1448 Li reis Marsilie od sa grant ost lor surt."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

jeudi 10 juillet 2014

Turoldus vindicatus 9 : Roland est preux et Olivier est sage

"Il n'y a point de solution imaginable, hormis celle que la Chanson de Roland nous offre, et que seul un poète de génie pouvait trouver. Roland, maître d'appeler, refuse d'appeler, mais pour des raisons qui semblent étranges, et qui le sont en effet, puisqu'elles choquent Olivier, son plus cher compagnon, son double. Olivier est monté sur une hauteur, d'où il a vu les troupes ennemies, innombrables. Il revient et dit :

« J'ai vu les païens ; jamais nul homme sur terre n'en vit plus. Ceux de devant sont cent mille, l'écu au bras, le heaume lacé, vêtus de blancs hauberts, la lance droite, et leurs épieux bruns reluisent. Vous aurez bataille, telle qu'il n'y en eut jamais. Seigneurs Français, que Dieu vous donne le courage! Tenez ferme dans ce champ, afin que nous ne soyons pas vaincus. » Les Français disent : « Honni qui s'enfuira ! S'il s'agit de mourir, pas un ne vous fera défaut ! »

Olivier dit : « Les païens sont en force et nos Français sont bien peu. Roland, mon compagnon, sonnez votre cor. Charles l'entendra et fera revenir l'armée. » Roland répond : « Ce serait agir en fou. J'en perdrais ma gloire en douce France. Mais je frapperai de Durendal de grands coups ; sa lame saignera jusqu'à l'or de la garde. Les félons païens sont pour leur malheur venus aux défilés. Je vous le jure, ils sont tous condamnés à la mort. »

« Roland, mon compagnon, sonnez l'olifant. Charles l'entendra, il fera revenir l'armée, il nous secourra avec toute sa baronnie. » Roland répond : « Ne plaise à Dieu qu'à cause de moi mes parents soient blâmés et douce France avilie. Mais je frapperai de Durendal, de ma bonne épée que j'ai ceinte au côté ; vous en verrez la lame ensanglantée. C'est pour leur malheur que les félons païens se sont assemblés. Je vous le jure ; ils sont tous livrés à la mort. »

« Roland, mon compagnon, sonnez votre olifant. Charles l'entendra, qui passe les Ports. Je vous le jure, les Français reviendront. » « Ne plaise à Dieu, lui répond Roland, qu'il soit jamais dit de nul homme vivant que j'ai sonné du cor pour des païens ; mes parents n'en auront pas le reproche. Mais, quand je serai dans la grande bataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrez tout sanglant l'acier de Durendal. Les Français sont preux ; ils frapperont bien. Ceux d'Espagne n'échapperont pas à la mort. »

Olivier dit : « Pourquoi vous blâmerait-on (D'iço ne sai jo blasme) ? J'ai vu les Sarrasins d'Espagne. Les vaux et les monts en sont couverts, et les landes et toutes les plaines. Grandes sont leurs armées et bien petite notre compagnie. » Roland répond : « Or mon désir de me battre s'en accroît (Mis talenz en engraigne). Ne plaise au Seigneur Dieu, à ses saints, à ses anges, qu'à cause de moi France perde sa valeur. Plutôt mourir qu'encourir une honte. C'est pour les beaux coups que nous frappons que l'empereur nous aime. »

On les écoute, on s'étonne. Que pense le poète de leur débat ? Il ne le dit pas, il semble les approuver tous les deux :

"Roland est preux et Olivier est sage. Tous deux sont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamais pour éviter la mort ils n'esquiveront une bataille. Les deux comtes sont bons et leurs paroles hautes."

Mais encore, lequel a raison? Sans doute on admire les paroles de Roland ; il ne veut pas, dit-il, que par sa faute son lignage soit honni et douce France abaissée ; il aimerait mieux la mort. Mais les mêmes paroles, lequel des vingt mille vaillants qui sont là, prêts à son service, ne les dirait pas aussi bien, ailleurs qu'à Roncevaux ?  A Roncevaux, est-ce le cas de les dire ? A Roncevaux, il ne s'agit pas de défendre le sol natal — nul ne le menace —, mais seulement de tirer d'une laide embûche les meilleurs hommes de Charles, sa « maisniee gente », «  la flur de France ». Tant que l'on a pu douter de la trahison, on est resté au lieu choisi par le traître, pour lui prouver qu'on n'avait pas peur ; on le pouvait alors, on le devait; mais maintenant ! S'il y a honte à appeler à l'aide quand on peut se battre seul, en quel temps, en quel pays, quel chef, surpris par un ennemi trop nombreux, a jamais hésité à demander du renfort ? « D'iço ne sai jo blasme », dit très justement Olivier. Certes, ce qui distingue Roland d'Olivier, c'est que Roland espère vaincre ; mais s'il l'espère, ce n'est pas en capitaine qui aurait apprécié les forces ennemies ; il n'a même pas daigné monter sur la hauteur, comme a fait Olivier, pour les apprécier; et plus Olivier lui dit qu'elles sont immenses, plus il s'exalte : « Mis talenz en engraigne », dit-il, en sorte que, si elles croissaient encore, son désir de bataille croîtrait d'autant. Il est « preux », dit le poète, et Olivier est « sage ». Qu'est-ce donc, être preux, et qu'y a-t-il en ce mot ? Prouesse, ne serait-ce qu'orgueil, le pire des vices, au sentiment chrétien? Ne serait-ce que folie, comme le pense Olivier ?"

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mercredi 9 juillet 2014

Turoldus vindicatus 8 : Turold acculé ?

"Charlemagne s'est éloigné, laissant Roland en « l'estrange marche », et le poète déploie son adresse à exploiter le pathétique de cette situation. Elle lui offre un premier motif, dire la douleur des Francs qui s'éloignent :

841 Carles li Magnes ne poet muer nen plurt ;
Cent milie Francs pur lui unt grant tendrur
Et de Rollant merveilluse poür.

Elle lui offre un second motif, dire la joie des ennemis embusqués (v. 852-1001), qui escomptent leur victoire et la célèbrent par avance :

937 « Li doze per tuit sunt jugez a perdre ;
Franceis murrunt et France en ert déserte ;
De bons vassals avrat Carles suffraite. »

Elle lui offre enfin ce troisième et dernier motif, opposer à la douleur des Francs qui s'éloignent, aux « vantances » des païens, le sursaut de courage des vingt mille à l'instant où ils entendent au loin retentir les trompes sarrasines :

1006 Dist Oliver : « Sire cuinpamz, ço crei,
De Sarrazins purum bataille aveir. »
Respont Rollanz : « Et Deus la nus otreit !
Ben devuns ci ester pur nostre rei.
Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz
Et endurer et granz chalz et granz freiz,
Sin deit hom perdre et del quir et del peil.
Or guart chascuns que granz colps i empleit ;
Male cançun ja chantée n'en seil !
Paien unt tort et chrestiens unt dreit;
Malvaise essample n en serai ja de mei. »

Turold a bien discerné et bien exploité ces trois motifs, mais il ne lui reste plus, semble-t-il, qu'à broder sur eux de perpétuelles variations : l'action est finie. Du moment que Charles s'est éloigné, on sait d'avance le dénoûment; on est déjà au dénoûment. Les vingt mille n'ont plus qu'a mourir ; il est entendu qu'ils mourront jusqu'au dernier, et bravement, et l'on n'attend plus rien que le récit d'une vaste tuerie. Si le poète invente des péripéties propres à la prolonger, s'il imagine, par exemple, que les chrétiens, tour à tour repoussant les païens et repoussés par eux, passent par des alternatives d'espoir et de découragement, toute invention de cet ordre, n'étant qu'un artifice, fera longueur; et s'il s'applique à décrire ce qui se passe dans les cœurs des personnages, à dire leur regret de la vie, leur espoir de la récompense céleste, leur exaltation progressive aux approches de la mort, ce seront de beaux thèmes, sans doute, mais rien que des thèmes lyriques. Les vingt mille sont à Roncevaux des emmurés, des « entombés ». Dès le moment où des martyrs sont livrés aux bêtes dans le cirque, le poète épique comme le dramaturge n'a plus qu'à les abandonner : l'action est finie.

Il est vrai que 1'on peut imaginer, par une combinaison facile, que la route n'est point fermée derrière les Français, que Roland est le maître de rappeler Charlemagne, s'il lui plaît, soit par un messager, soit par la voix de son cor. Mais de quoi pourra servir une telle invention? Si Roland use de la faculté qu'il a de rappeler Charles, les Sarrasins n'auront plus qu'à fuir, et le drame tournera à la comédie."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mardi 8 juillet 2014

Turoldus vindicatus 7 : Poète ou Légion ?

" Tout ce travail d'invention, nous l'avons attribué en ce qui précède à « Turold », au « poète », comme si nous avions oublié que le problème est précisément de savoir s'il ne faut pas le répartir entre plusieurs poètes. Nous ne l'avons pas oublié pourtant, et nous demanderons donc ici une première fois : peut-on voir dans l'exposition de la Chanson de Roland soit une compilation de chants lyrico-épiques, soit un rapetassage d'un poème déjà maintes fois rapetassé ? Ce qu'elle nous offre, ce n'est pas seulement un scénario construit avec adresse, mais un scénario dont les incidents sont commandés par une certaine conception du caractère de Ganelon et du caractère de Roland. Nous sommes en présence d'une combinaison unique, et si délicate que la moindre intervention d'un remanieur quelconque ne peut que la fausser. La chose est facile à vérifier. Il suffit de lire l'un des renouvellements que nous avons de la Chanson de Roland, pris au hasard, par exemple celui du manuscrit C.

Selon ce manuscrit, quand Ganelon, désigné pour l'ambassade, défie les pairs, l'empereur le tance de la sorte :

« Cuvert, dist il, li cors Dieu te maudie !
Ge t'ai prové de meinte felonie.
Por cel Seignor qe tot a en bailie,
Se je te pren a ren de trecherie,
Tot l'or del mont ne te gariroit mie !... »

Et, plus clairement encore, au moment même où Charlemagne investit Ganelon de son office de messager, il prédit que Ganelon vendra les douze pairs à Marsile :

« De félonie lo voi mot escaufé.
Li rois Marsille, se il lo sert a gré,
Vers traïson avra son cors torné ;
Toz nos vendra por sa grant cruauté.
Terre de France, hui chés en grant vilté ! »

De même plus loin, quand Roland se voit désigné par Ganelon, il s'incline devant Charlemagne, et, absurdement : « Empereur, dit-il,

« Tut sunt vendu li doze compegnon :
Je vos plevis qu'il a fait traïson. »

Comme on le voit, ce remanieur, simplement pour avoir admis que Ganelon était un traître de naissance, et pour avoir ajouté quelques vers qu'il croyait inoffensifs, a compromis la combinaison la plus délicate. C'est que la cohérence des premières scènes du Roland n'a d'égale que leur hardiesse, et nul ne peut y toucher sans les gâcher.

Si donc il nous plaît d'appeler Turold  « le dernier rédacteur  », il nous faut supposer, avant la « rédaction » de Turold, ou bien un poème semblable au sien, et qui n'en sera que le double inutile inutile, ou bien un poème dissemblable, mais dont nous ne pourrons jamais rien savoir, sinon qu'il ne contenait rien de ce qui fait la beauté de ces premières scènes, et ce poème hypothétique nous est, par suite, très indifférent. "

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

lundi 7 juillet 2014

Turoldus vindicatus 6 : la scène prodigieuse

"Et voici, en son équilibre délicat, mais savant et sûr, la scène prodigieuse :

"Le jour s'en va, la nuit est tombée. L'empereur Charles dort. Il songea qu'il était aux plus grands Ports de Cize et qu'il tenait entre ses poings sa lance de frêne. Le comte Ganelon l'a saisie ; il la secoue si violemment que les éclisses en volent en l'air. Charles dort ; il ne s'éveille pas.

Après ce songe, un autre lui vint. Il était en France, en sa chapelle d'Aix. Une bête méchante le mordait au bras droit. Devers l'Ardenne il vit venir un léopard qui, à son tour, l'attaqua cruellement ; mais de la salle descend un lévrier qui bondit sur eux, tranche l'oreille droite à la première bête et combat furieusement le léopard. Les Français regardent le grand combat et ne savent lequel des deux vaincra. Charles dort, il ne s'est pas réveillé.

La nuit s'en va, l'aube se lève claire. L'empereur chevauche à vive allure. Il regarde dans les rangs de l'armée. « Seigneurs barons, dit-il, voyez les Ports et les défilés étroits ; désignez qui fera l'arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre, que voici ; vous n'avez baron de si grande prouesse. » Le roi l'entend, le regarde : « Vous êtes un démon, lui a-t-il dit, une haine mortelle vous est entrée au corps. Et qui sera devant moi à l'avant-garde ? »  Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n'avez baron qui puisse mieux le faire. »

Le comte Roland s'est entendu désigner. Il parle comme il convient à un chevalier : « Seigneur parâtre, je dois bien vous aimer, vous qui m'avez désigné pour l'arrière-garde. Le roi Charles de France n'y perdra, j'espère, palefroi ni destrier, mulet ni mule, cheval de selle ni cheval de charge que l'on n'ait d'abord disputé par l'épée. Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

Le comte Roland s'est entendu désigner. Il dit, irrité, à son parâtre : " Ah ! truand, méchant homme de méchante souche, avais-tu donc cru que je laisserais tomber le gant de Charles, comme tu as fait de son bâton ?

« Droit empereur, dit Roland, donnez-moi l'arc que vous tenez au poing. On n'aura pas à me reprocher, j'espère, qu'il me tombe de la main, comme fit le bâton de la main de Ganelon. » L'empereur tient la tête baissée, tire et tourmente sa barbe ; il ne peut se tenir de pleurer.

Alors Naime s'avança, le meilleur vassal qui fût en sa cour. Vous l'avez entendu, lui dit-il ; le comte Roland est plein de colère. Le voilà désigné pour l'arrière-garde ; vous n'avez baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui votre arc et trouvez-lui bonne aide. » Le roi donne l'arc et Roland l'a pris.

L'empereur dit à Roland : « Beau seigneur, mon neveu, vous savez bien que je vous laisserai la moitié de mon armée. Gardez-la avec vous, c'est votre salut. » Le comte dit : « Je n'en ferai rien ; Dieu me confonde si je démens mon lignage ! Je retiendrai vingt mille Français bien vaillants. Passez les Ports en toute tranquillité. Vous n'avez personne à craindre, moi vivant. »

Le comte Roland monte sur son destrier. Vers lui vient Olivier, son compagnon. Gerin y vient et le preux comte Gerier ; et Oton vient et Berengier vient, et Samson vient et Anseïs le fier, et le vieux Girard de Roussillon et le riche duc Gaifier. L'archevêque dit : « J'irai, par mon chef. » « Et moi avec vous, dit le comte
Gautier; je suis homme de Roland, je ne dois pas le laisser. » Vingt mille chevaliers se désignent eux-mêmes. 

... Hauts sont les monts et ténébreuses les vallées, et les roches bises, et les défilés étranges. Ce jour-là les Français passèrent à grande douleur : de quinze lieues on entend leur marche. Ils arrivent à la Terre des Ancêtres, voient la Gascogne, le pays de leur seigneur : alors il leur ressouvient de leurs fiefs et de leurs alleux, des jeunes filles de chez eux et de leurs gentes femmes épousées. Il n'en est pas un qui ne pleure de pitié. Sur tous les autres, Charles est plein d'angoisse. Il a laissé son neveu aux Ports d'Espagne. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s'en tenir."

Plus on regarde, plus on admire en chacun de ces personnages la vérité de son maintien, la justesse de ses propos. C'est Charles, qui, au premier mot de Ganelon, a compris le péril et mesuré l'impuissance où il est de le conjurer. C'est Naime, qui conseille, par acquit de conscience, de donner bonne aide à Roland, de renforcer l'arrière-garde, sachant bien que Roland refusera. C'est Roland, qui dit tour à tour à son parâtre son remerciement ironique, puis son mépris. C'est Ganelon qui savoure pareillement l'ironie de Roland et son mépris, et qui, à la promesse que fait Roland de bien se battre, répond ce seul mot : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

Et là est en effet le ressort de toute Faction. Ganelon a spéculé sur la fierté de Roland et de ses compagnons ; pour qu'ils devinssent ses prisonniers, il n'a eu rien à déclencher que leur fierté. En vérité, nous voilà bien loin du thème vulgaire qui nous aurait proposé des malheureux subissant à leur insu la fatalité de leur destin. La seule fatalité qui les domine, c'est la noblesse de leur cœur. Inventer des circonstances de fait telles que les vaillants destinés au guet-apens le pressentent, le devinent à demi ; leur prêter des façons de sentir telles que, prévoyant le péril, maîtres de léviter, ils préfèrent pourtant s y engager ; nous tenir en suspens, incertains de leur choix, nous faire les témoins de leur angoisse, puis les juges de leur décision, gagner ainsi pour eux non pas notre banale pitié, mais notre louange et notre admiration, en un mot transporter l'action du monde fatal des faits dans le monde libre des volontés, voilà ce que Turold a su faire."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

jeudi 3 juillet 2014

Turoldus vindicatus 5 : les poids de la balance

"Comment le poète peut-il risquer une telle invraisemblance ? ont demandé maints critiques. Comment comprendre que Charles, Roland, les autres ne pénètrent pas le dessein de Ganelon, si facile à pénétrer pourtant, et qu'ils acquiescent à sa demande? — La combinaison est hardie, en effet, inquiétante à force de hardiesse ; et pourtant, si l'on y regarde de plus près, elle est merveilleuse par la justesse du calcul, et puisque plusieurs ont méconnu à quel point elle est adroite, savante, spirituelle, que ce soit l'excuse de la glose que voici.

Certes, au premier mot de Ganelon, tous, se rappelant ses menaces, son défi, comprendront que par laides représailles il cherche la mort de Roland. Ils le comprendront au premier mot, et Ganelon le sait bien et le veut ainsi. Roland refusera donc de rester à l'arrière-garde ? Il est bien tenu d'accepter, au contraire : il faut bien que quelqu'un reste, quel qu'il soit, comme naguère il a bien fallu que quelqu'un se chargeât de l'ambassade, quel qu'il fût. Le péril était-il alors moins évident qu'aujourd hui ? Ganelon s'y est-il dérobé ? Ganelon a-t-il accepté qu'un autre le courût à sa place ? 

Mais si le souci de son honneur suffit à retenir Roland au Port de Cize, quelle force oblige Charlemagne à l'y laisser ? Ne devrait-il pas du moins doubler, tripler l'arrière-garde ? Il ne le peut davantage, car il pressent un danger, mais il ne sait lequel : si par hasard sa crainte d'une embûche était vaine ? si, lui parti, personne n'attaquait l'immense arrière-garde ? s'il ne se passait rien au Port de Cize ? L'inutile précaution ferait rire et Roland serait honni.

N'importe, dira-t-on ; puisque l'empereur redoute une attaque des Sarrasins, préparée par Ganelon, qu'il aille jusqu'au bout de son soupçon : qu'il se saisisse sur l'heure de Ganelon, et fût-ce au risque de quelque ridicule pour Roland, qu'il lui laisse la moitié de son armée, qu'il le protège ! Mais ici le poète dispose de ces moyens, dont il a bien calculé la force : la fierté de Roland, d'abord, qui ne s'accommoderait pas de telles précautions, et surtout — ce qui est la trouvaille admirable — l'impossibilité où est Charles d'aller jusqu'au bout de son soupçon ; il peut bien craindre en effet, mais non croire pleinement que Ganelon ait fait accord avec les Sarrasins, car en ce cas, pense-t-il, Ganelon ne se livrerait pas à lui  pieds et poings liés, comme il le fait. Charles ne sait pas, ni ne peut deviner que Ganelon est l'homme qu'il est, celui qui, pour la volupté de cette heure, a fait le sacrifice de sa vie. Charles ne le sait pas, ni ses barons ; nous sommes seuls à le savoir, et ce a pour avoir vu tout à l'heure, à Saragosse, Ganelon braver Marsile et nous révéler à la fois son mépris de la mort et la puissance de sa haine, en cette scène dont nous achevons enfin de comprendre ici l'utilité. Ganelon tient bien sa proie, mais seulement parce qu'il est prêt à mourir, et c'est ce que Charles ne peut deviner. 

Dès lors, le poète, sûr de sa combinaison, s'amuse à charger presque également les deux plateaux de la balance :  dans l'un, il a mis la fierté de Roland, l'audace de Ganelon, l'impuissance de Charles à apprécier jusqu'où va cette audace ; dans l'autre plateau, par amour du franc jeu, il mettra des poids presque équivalents, la tendresse de Charles pour son neveu, ses pressentiments, l'inquiétude des songes prophétiques qui l'ont averti."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

mardi 1 juillet 2014

Turoldus vindicatus 4 : la trahison

"Adossé au pin, l'épée nue, Ganelon attend. Sans doute Marsile, qui s'est retiré à l'écart et qui se concerte avec ses principaux chevaliers, va le faire saisir (v. 501). Mais Blancandrin avertit alors Marsile que le Français est prêt à son service. On l'appelle, on l'interroge : « Ce vieil empereur, deux fois centenaire, quand donc sera-t-il las de guerroyer ? — Jamais, dit Ganelon, tant que vivront Roland, son neveu, et les douze pairs qu'il aime tant, et qui toujours vont à son avant-garde avec vingt mille Français. » Encore agité de colère, mais espérant maintenant une aide, Marsile ne parle de rien moins que de risquer toutes ses forces en bataille contre l'armée entière de Charlemagne. 

Avec adresse, Ganelon l'en dissuade et concentre sur Roland cette haine qu'il vient de porter à son paroxysme. Affronter Charlemagne et toute son armée, ce serait folie, dit-il ; il sait un meilleur conseil. Ne suffirait-il pas de saisir dans une embuscade Roland, les douze pairs, ces vingt mille Francs de France qui toujours vont à l'avant-garde? Sans eux, que serait Charlemagne? Roland tué, Charlemagne aurait perdu « le destre braz del cors » (v. 597), et les grandes guerres seraient achevées. Que Marsile feigne donc de se soumettre : qu'il livre à Ganelon, pour rassurer l'empereur, les otages promis, le tribut, les clefs de Saragosse ; Charles reprendra la route du retour ; Marsile n'aura qu'à aposter son armée au Port de Cize ; lui, Ganelon, il se charge du reste. Le pacte est conclu, scellé par des serments, par des présents.

Comment Ganelon s'y prendra-t-il pour l'exécuter ? Marsile ne s'est pas enquis de ce détail, et nous n'en sommes pas plus curieux que Marsile. Le poète ne nous a-t-il pas avertis par deux fois (v. 560 et v. 584) que l'armée de Charles est toujours protégée dans sa marche, quand elle s'avance en pays ennemi, par un corps de vingt mille hommes, commandés par Roland et les douze pairs? Nous sommes donc préparés à ce qu'au jour où l'armée se retirera du pays ennemi, ce corps reste à l'arrière-garde. Par la vertu de cette combinaison, ou de toute autre aussi facile à inventer, Roland et les douze pairs, s'il plaît au poète, resteront au poste de péril, parce que c'est leur place ordinaire ; avec vingt mille hommes, parce que c'est le nombre ordinaire. Dès lors, la situation de mélodrame que nous redoutions se dessine, hélas ! et il semble que le poète ne pourra pas l'esquiver. 

Tout se passe en effet comme Ganelon l'avait prévu : il a regagné le camp de Charles ; voici les otages, le tribut, les clefs de Saragosse. Charles remercie le bon messager ; sa guerre est finie ; il achemine son armée vers le Port de Cize ; déjà les Sarrasins l'attendent, cachés dans les montagnes. Le traître bien à l'abri dans la coulisse, sûr de l'impunité, ses victimes menées confiantes au coupe-gorge, comme des moutons à l'abattoir, c'est, en toute sa médiocrité vulgaire, la situation redoutée ; et à ce moment, il semble que nous n'ayons plus qu'à nous y résigner. Or voici que le poète en dévoile une autre, qu'il préparait à notre insu dès le début de l'action ; à notre insu, il n'a cessé de disposer des ressorts, qui, maintenant tous tendus, vont se détendre tous à la fois.

Il veut que, venues au Port de Cize, les victimes que Ganelon s est choisies apprennent leur péril. Qui donc dénoncera Ganelon ? Il se dénoncera lui-même, non par maladresse, mais de propos délibéré. Naguère, quand il s'était agi d'envoyer un messager à Marsile, Charles avait consulté ses barons; maintenant, quand il s'agit de choisir qui restera à l'arrière-garde, Turold feint que Charles consulte de même ses barons. Il ose construire une seconde scène, symétrique de la première. Naguère, quand Charles avait demandé : « Qui fera le message périlleux ? » Roland, s'avançant, avait répondu :

277 « C'ert Guenes, mis parastre ! »

De même, à la question de Charles : « Qui commandera l'arrière-garde périlleuse ? » Ganelon, s'avançant, répond :

743 « Rollanz, cist miens fillastre ! »"

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.