lundi 30 juin 2014

Turoldus vindicatus 3 : l'ambassade de Ganelon

"Il a rejoint sur la route les messagers sarrasins. Il chevauche près de Blancandrin et tous deux devisent « par grant saveir », s'épiant l'un l'autre. Le poète ne rapporte leurs propos que très sommairement (v. 370-402) ; il en marque du moins le sens général et la conclusion : « L'obstacle à la paix, a dit Ganelon, c'est l'orgueil de Roland :

389 « Li soens orgoilz le devreit bien cunfundre,
Kar chascun jur de mort s'abandunet.
Seit ki l'ociet, tute pais avriumes. »

402 Tant chevalcherent Guenes et Blancandrins
Que l'un a l'altre la sue feit plevit
Que il querreient que Rollanz fust ocis.

Dès ce moment donc, Ganelon est résolu à la trahison. Pourtant, sans laisser à Blancandrin le temps d'en avertir son maître, le poète mène aussitôt (v. 403) Blancandrin et Ganelon en pleine cour sarrasine. Là, devant Marsile et tous ses vassaux, Ganelon, à notre surprise, parle non pas en allié des Sarrasins, mais en adversaire. Au péril de sa vie, il dit le message dont il s'est chargé. Que le Sarrasin se soumette, ou Charles viendra l'assiéger à Saragosse, l'emportera jusqu'à Aix, lié sur une bête de somme, l'y fera périr de mort vile. Tandis qu'il parle, Marsile irrité brandit contre lui un dard ; mais lui, tire l'épée et redouble d'insolence. Il est le messager de Charles ; il tient à dire son message jusqu'au bout, fièremen t; Roland lui-même ne l'aurait pas dit plus fièrement.

Comment comprendre son attitude ? Serait-ce, comme on l'a souvent dit, qu'un brusque et passager revirement de conscience aurait subitement réveillé en lui le chrétien, le chevalier ? Il n'en est rien : il reste bien tel que le poète, dix vers plus haut, nous l'a montré sur la route, décidé à livrer Roland, car transmettant aux Sarrasins les conditions de Charles, il y mêle un commentaire haineux contre Roland, et l'on voit par là que pas un instant il n'oublie sa rancune. En outre, si son attitude est fière, elle n'est pas d'un messager loyal. Roland lui-même, disions-nous, n'aurait pas transmis les paroles de Charles plus fièrement ; mais Roland les aurait transmises autrement, sans y mettre cette violence arrogante, qui dépasse les intentions de Charles. 

Non seulement Ganelon rapporte en toute leur dureté les conditions de l'empereur, il est remarquable qu'il enchérit encore sur leur dureté. Il dissimule en effet à Marsile que Charles est prêt à rentrer en France sans rien lui demander pour l'instant due des otages, des présents, de simples promesses, c'est-à-dire rien autre chose que ce que Marsile vient d'offrir de lui-même. Il laisse au contraire entendre au Sarrasin que Charles exige sa soumission immédiate, son baptême immédiat. Lui qui sait Marsile découragé, désemparé, prêt à s'humilier très bas pourvu que Charles s'éloigne, il s'acharne à réveiller sa colère, et, ce qu'un messager sincère, ce que Roland n'eût pas fait, il l'injurie, gratuitement, à plaisir, il le fouaille de son message, comme à coups de fouet.

Quel est donc son dessein et le dessein du poète ? Ni Ganelon ne commente ses actes, ni le poète ne prend le soin de les commenter. Un romancier a le droit d'intervenir pour expliquer ses intentions. Homère, Virgile interviennent sans cesse ; non pas Turold. Son art, sobre, elliptique, s'interdit toute glose. Ses personnages se contentent d'agir ; mais leurs actes, ou leurs propos, qui sont toujours des actes, sont à l'ordinaire si justes, si cohérents, qu'on les comprend sans effort. Ici, comme nous n'en sommes qu'au début de l'action, et parce que Ganelon est encore pour nous presque un inconnu, le parti pris de sobriété du poète engendre quelque obscurité, et cette scène offre la difficulté la plus réelle de la Chanson de Roland ; il est possible pourtant, croyons-nous, d'en apercevoir la raison d'être, la convenance, et, mieux encore, la nécessité.

Au jeu qu'il joue, Ganelon risque sa vie. Certes, mais c'est précisément ce qu'il veut, et c'est ici l'intention profonde de la scène et sa justification. Le Ganelon que Turold a voulu peindre n'est pas un couard qui se venge de la peur qu'il a eue ; il est un haineux qui veut se créer contre Roland un grief autre que sa peur. Il a fait à Charles cette promesse (v. 309) : « Je remplirai jusqu'au bout votre commandement » ; il veut la tenir, non parce qu'elle est une promesse, mais pour se créer le droit d'exiger bientôt que Roland en fasse une semblable. Il veut que Roland l'ait réellement mis à deux doigts de la mort pour que demain, quand, à son tour, il exposera Roland à la mort, il puisse se dire qu'il ne fait que réclamer son dû. A cet instant qu'il a cherché, quand, adossé à la tige d'un pin, l'épée nue, il attend les coups des Sarrasins, il jouit de son péril, et qui sait même s'il n'aimerait pas mieux être frappé là, mourir là, pourvu que la nouvelle de sa mort parvienne à Charles, à Roland, et que Roland en porte longuement le remords et la honte ?

Supprimez cette scène, comme le veulent plusieurs critiques : Ganelon ne sera plus rien qu'un pauvre homme qui a eu grand'peur à l'idée de partir pour Saragosse et qui a cherché dans la trahison un moyen de sauver sa vie. Gardez la scène : elle aura merveilleusement mis en relief, et seule elle pouvait le faire, que Ganelon est celui qui subordonne à sa haine tout ce qui n'est pas elle, à commencer par le souci de sa vie. Or ce n'est point par luxe et à plaisir que le poète a construit ainsi ce caractère. Il a besoin : 1° que Ganelon soit tel qu'il vient de nous apparaître, et 2° qu'il le soit à l'insu de Charlemagne et de ses compagnons, lesquels continueront à voir en lui, malgré son différend avec Roland, un baron preux, noble et sage. Le poète a besoin de ces deux ressorts. A quelles fins ? On le verra bientôt."

Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.

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