"Parmi les barons, Roland a cherché, pour le désigner à Charles comme messager, le plus vaillant, le plus sage : il a trouvé Ganelon. Il pense lui faire honneur, et tous le comprennent ainsi, et Ganelon lui-même le comprendrait ainsi, si un autre que Roland l'avait désigné ; mais il se méprend, il croit que Roland veut sa mort, et sa méprise vient de ce qu'une haine obscure, ancienne, dont lui-même ne sait pas encore toute l'intensité, l'anime contre son fillâtre :
"« Francs chevaliers, dit l'empereur Charles, élisez-moi un baron de ma marche, qui porte mon message au roi Marsile. Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon parâtre. — Certes, il le fera bien, disent les Français ; lui écarté, vous n'en enverrez pas un plus sage. » Or le comte Ganelon en fut rempli d'angoisse, il rejette de son cou sa grande fourrure de martre et reste en son bliaut de soie. Ses yeux sont vairs, fière est sa face, beau son corps, large sa poitrine. Il est si beau que tous ses pairs le regardent. Il dit à Roland : « Félon, quelle frénésie te prend ? Oui, je suis ton parâtre, on le sait bien, et voici que tu m'as jugé pour aller vers Marsile. Si Dieu permet que je revienne de là-bas, j'attirerai sur toi tel dommage, qui durera autant que ta vie. » Roland répond : « J'entends paroles d'orgueil et de folie. On le sait, que je n'ai cure d'une menace ; mais il faut pour cette ambassade un homme sage ; si le roi le veut bien, je suis prêt à la faire à votre place. »
Ganelon répond : « Tu n'iras pas à ma place. Tu n'es pas mon vassal, ni moi ton seigneur. Charles me commande pour son service : j'irai donc vers Marsile à Saragosse ; mais, avant que je n'apaise ce grand courroux où tu me vois, j'aurai fait quelque tour de ma façon. » Roland l'entend et rit.
Quand Ganelon voit que Roland s'en rit, il pense éclater de deuil et de colère; il a presque perdu la raison. Il dit au comte : « Je ne vous aime pas, vous qui par félonie m'avez fait choisir ! Droit empereur, me voici à vos ordres. Je veux remplir jusqu'au bout votre commandement.
Je le sais, qu'il me faut aller à Saragosse : qui va là-bas n'en revient pas. Rappelez-vous surtout que j'ai de votre soeur un fils, le plus beau qui soit, Baldewin ; un jour, s'il vit, il sera un prudhomme. Je lui lègue mes alleux et mes fiefs. Prenez-le bien en votre garde, je ne le reverrai de mes yeux. » Charles répond : « Votre coeur s'attendrit trop vite. Puisque je le commande, il vous faut aller.
Ganelon, approchez, dit le roi, et recevez le bâton et le gant. Vous l'avez entendu, c'est vous que les Francs désignent. — Sire, dit Ganelon, c'est Roland qui a tout fait. Je ne l'aimerai de ma vie, ni Olivier, parce qu'il est son compagnon, ni les douze pairs, parce qu'ils l'aiment tant. Je les défie, sire, à vos yeux. » Le roi dit : « Vous avez trop de courroux. Vous irez, parce que je le commande. — Oui, j'irai, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basile et son frère Basant. »
L'empereur lui tend son gant droit ; mais le comte Ganelon eût voulu n'être pas là. Quand il pensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Français disent : « Dieu, quel signe est-ce là ? De ce message nous viendra grande perte. — Seigneurs, dit Ganelon, vous en entendrez nouvelles.
« Sire, dit Ganelon, donnez-moi le congé; puisque je dois partir, je n'ai que faire de tarder. » Le roi dit : « Allez, par le congé de Jésus et par le mien. » Il l'absout et le bénit de la main droite, puis lui livre le bâton et le bref."
Ganelon s'équipe, pleuré déjà comme un mort par ses chevaliers. Que signifie le présage du gant qu'il a laissé choir ? Qu'a-t-il voulu dire par ses menaces ? Lui-même ne le sait pas encore. Il sait seulement qu'on ne revient guère de Saragosse et qu'il a défié Roland. Il défend qu'aucun de ses chevaliers l'escorte. Il envoie son dernier salut à sa femme, à son fils, et part (v. 342-365)."
Joseph Bédier, Les Légendes épiques, 1912.
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