mercredi 18 juin 2014

De la diffusion des chansons de geste

"Les chansons de geste étaient destinées au chant et furent très longtemps chantées effectivement ou déclamées en public. Des témoignages nombreux en font foi. Voici, dans le roman parodique d'Audigier, une portée de musique notée qui donne un thème mélodique de chanson de geste. Voici des chansons d'amour, provençales ou françaises, où le poète dit qu'il conforme son chant « au chant du vieil Fromont » ou « au chant de Beuve de Hanstone », c'est-à-dire qu'il emprunte à telle chanson de geste un air connu.Voici des couplets de chansons de geste, dans les Aliscamps par exemple, où les jongleurs réclament des deniers en salaire, annoncent qu'ils vont quêter, remercient, la quête finie; des passages de Fierabras ou d'Hervi de Metz, où, pour flatter leur auditoire, ils affectent de s'intéresser à ses soucis, et ce sont les soucis de marchands assemblés au Lendit de Saint-Denis ou à la foire chaude de Provins. Et voici tant et tant de textes qui montrent les chanteurs de geste passant du parvis d'une église ou d'un champ de foire à la salle d'un château, au jour de quelque fête seigneuriale, mariage, adoubement, tournoi... 

Mais si même tous ces témoignages avaient péri, la technique des chansons de geste, technique de la versification et technique narrative, aurait suffi, semble-t-il, à nous renseigner. Ces strophes qui frappent indéfiniment la même assonance ou la même rime, monotones à notre gré parce que nous sommes réduits à les lire seulement des yeux, mais qui devaient s'animer d'une vie véhémente et diverse quand un récitant habile tantôt les lançait à pleine voix, tantôt variait et nuançait les mouvements et les tons, les déclamait en un mot comme des « vers de théâtre » ; ce style à la fois très simple et très soutenu, qui procède ainsi que la fresque par larges touches sans apprêt, qui est déjà un style noble et qui pourtant s'interdit le raffinement et la subtilité, — tous ces traits concordent et un même mot les rassemble, les exprime et les explique : les chansons de geste relèvent d'un art essentiellement forain.

Il n'y a pas dans notre littérature du moyen âge d'oeuvres qui visent à une plus large audience. Prétendre, comme on l'a souvent fait, que seule la « caste chevaleresque » devait s'intéresser à des romans de chevalerie, c'est un contresens ; autant vaudrait dire que l'Arcadia de Sannazar s'adresse à des bouviers, les romans de cape et d'épée d'Alexandre Dumas à des mousquetaires. C'est méconnaître que, dans les théâtres de nos boulevards extérieurs, les drames de la « haute vie » et du « grand monde » forment le meilleur du répertoire, et que le cinéma propose de préférence à l'applaudissement populaire la pompe des cours royales, l'appareil de triomphe des Césars, des scènes de bataille, des défilés de troupes victorieuses. C'est oublier que les renouvellements en prose de nos chansons de geste, les Quatre Fils Aymon, Galien le rhétoré, Ogier de Danemark, sans cesse réimprimés sur papier de chandelle, ont fait du seizième au dix-neuvième siècle la fortune de la librairie de colportage et la joie des publics les moins aristocratiques. A des cercles raffinés de seigneurs, aux « chambres des dames », les romans subtils d'un Chrétien de Troyes et d'un Raoul de Houdenc ; à des publics plus larges, instables, mêlés, les chansons de geste."

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

Relativisons le propos de Bédier : il semble bien, du moins à en croire les travaux plus récents d'un Siciliano, que les chansons de geste aient d'abord été destinées à la noblesse, aux fêtes et aux banquets des princes et des grands,  et se soient diffusées au petit peuple par une sorte de mouvement descendant. Surtout, je ne voudrais pas que, de l'idée d'une représentation chantée, on passe témérairement à celle d'une genèse orale : il faut souligner que les chansons de geste sont des oeuvres résolument littéraires, méditées, composées par écrit par des poètes et des clercs qui étaient tout sauf des rustres. On peut dire qu'elles étaient diffusées oralement comme le sont l'opéra et le théâtre. ça ne fait pas de Wagner et de Molière des confrères d'Assurancetourix.

1 commentaire: