mercredi 23 avril 2014

Une simplicité de bon aloi

"Un certain jour de fête, après la célébration de la messe, il dit aux siens :

 « Ne nous laissons pas engourdir dans un repos qui nous mènerait à la paresse ; allons chasser jusqu'à ce que nous ayons pris quelque animal, et partons tous vêtus comme nous le sommes. » 

La journée était froide et pluvieuse. Charles portait un habit de peau de brebis qui n'avait pas plus de valeur que le rochet dont la sagesse divine approuva que saint Martin se couvrît la poitrine pour offrir, les bras nus, le saint sacrifice. Les autres Grands, arrivant de Pavie, où les Vénitiens avaient apporté tout récemment, des contrées au-delà de la mer, toutes les richesses de l'Orient, étaient vêtus, comme dans les jours fériés, d'habits surchargés de peau d'oiseaux de Phénicie entourées de soie, de plumes naissantes du cou, du dos et de la queue des paons enrichies de pourpre de Tyr et de franges d'écorce de cèdre. Sur quelques-uns brillaient des étoffes piquées ; sur quelques autres, des fourrures de loir.

C'est dans cet équipage qu'ils parcoururent les bois ; aussi revinrent-ils déchirés par les branches d'arbres, les épines et les ronces, percés par la pluie, et tachés par le sang des bêtes fauves ou les ordures de leurs peaux. 

« Qu'aucun de nous, dit alors le malin Charles, ne change d'habits jusqu'à l'heure où on ira se coucher; nos vêtements se sécheront mieux sur nous. »

A cet ordre, chacun, plus occupé de son corps que de sa parure, se mit à chercher partout du feu pour se réchauffer. A peine de retour, et après être demeurés à la suite du roi jusqu'à la nuit noire ils furent renvoyés à leurs demeures. Quand ils se mirent à ôter ces minces fourrures et ces fines étoffes qui s'étaient plissées et retirées au feu, elles se rompirent, et firent entendre un bruit pareil à celui de baguettes sèches qui se brisent. Ces pauvres gens gémissaient, soupiraient, et se plaignaient d'avoir perdu tant d'argent dans une seule journée. 

Il leur avait auparavant été enjoint par l'empereur de se présenter le lendemain avec les mêmes vêtements. Ils obéirent; mais tous alors, loin de briller dans de beaux habits neufs, faisaient horreur avec leurs chiffons infects et sans couleur. Charles plein de finesse dit au serviteur de sa chambre :

« Frotte un peu notre habit dans tes mains, et rapporte-nous-le. » 

Prenant ensuite dans ses mains et montrant à tous les assistants ce vêtement qu'on lui avait rendu bien entier et bien propre, il s'écria : 

« Ô  les plus fous des hommes, quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits ? Est-ce le mien que je n'ai acheté qu'un sou, ou les vôtres qui vous ont coûté non seulement des livres pesant d'argent, mais plusieurs talents? »

Se précipitant la face contre terre, ils ne purent soutenir sa terrible colère. 

Cet exemple, votre religieux père [NdM : Louis II le Germanique ; l'auteur s'adresse à Charles III le Gros, dédicataire de l'oeuvre] l'a imité si bien, non pas une fois seulement mais pendant tout le cours de sa vie, qu'aucun de ceux qu'il jugea dignes d'être admis à le connaître et à recevoir ses instructions, n'osa jamais porter à l'armée et contre l'ennemi autre chose que ses armes, des vêtements de laine et du linge. 

Si quelqu'un d'un rang inférieur, et ignorant cette règle se présentait à ses yeux avec des habits de soie, ou enrichis d'or et d'argent, il le gourmandait fortement, et le renvoyait corrigé et rendu même plus sage par ces paroles :

« Ô toi, homme tout d'or, ô toi, homme tout d'argent, ô toi tout vêtu d'écarlate, pauvre infortuné, ne te suffit-il pas de périr seul par le sort des batailles? Ces richesses dont il eût mieux valu racheter ton âme, veux-tu les livrer aux mains des ennemis pour qu'ils en parent les idoles des Gentils ? »"

Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France, "Faits et gestes de Charles-le-Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall", M. Guizot, Paris, 1824

mardi 22 avril 2014

Le costume des Francs

"Les ornements des anciens Francs, quand ils se paraient, étaient des brodequins dorés par dehors, arrangés avec des courroies longues de trois coudées des bandelettes de plusieurs morceaux qui couvraient les jambes par-dessous des chaussettes ou haut-de-chausses de lin d'une même couleur, mais d'un travail précieux et varié ; par-dessus ces dernières et les bandelettes, de très-longues courroies étaient serrées en dedans et en forme de croix, tant par devant que par derrière ; enfin, venait une chemise d'une toile très-fine ; de plus, un baudrier soutenait une épée, et celle-ci, bien enveloppée, premièrement, par un fourreau, secondement, par une courroie quelconque, troisièmement, par une toile très-blanche et rendue plus forte avec de la cire très-brillante, était encore endurcie vers le milieu par de petites croix saillantes, afin de donner plus sûrement la mort aux Gentils. 

Le vêtement que les Francs mettaient en dernier par-dessus tous les autres, était un manteau blanc ou bleu de saphir, à quatre coins, double, et tellement taillé que, quand on le mettait sur ses épaules il tombait par devant et par derrière jusqu'aux pieds, tandis que des côtés il venait à peine aux genoux. Dans la main droite se portait un bâton de pommier, remarquable par des noeuds symétriques, droit, terrible, avec une pomme d'or ou d'argent, enrichie de belles ciselures. 

Pour moi naturellement paresseux, et plus lent qu'une tortue, comme je ne venais jamais en France, ce fut dans le monastère de Saint-Gall que je vis le chef des Francs revêtu de cet habit éclatant. Deux rameaux de fleurs d'or partaient de ses cuisses ; le premier égalait en hauteur celle du héros, le second croissant peu à peu décorait glorieusement le sommet du tronc, et s'élevant au dessus le couvrait tout entier.

Mais, lorsque cédant au penchant de l'esprit humain, quand les Francs qui vivaient au milieu des Gaulois, virent ceux-ci revêtus de saies brillantes et de diverses couleurs, épris de l'amour de la nouveauté, ils quittèrent leur vêtement habituel et commencèrent à prendre celui de ces peuples. Le sévère empereur, qui trouvait ce dernier habit plus commode pour la guerre, ne s'opposa point à ce changement.

Cependant dès qu'il vit les Frisons, abusant de cette facilité, vendre ces petits manteaux écourtés aussi cher qu'autrefois on vendait les grands, il ordonna de ne leur acheter, au prix ordinaire, que de très longs et larges manteaux. 

« A quoi peuvent servir, disait-il, ces petits manteaux ? Au lit je ne puis m'en couvrir, à cheval, ils ne me défendent ni de la pluie ni du vent, et quand je satisfais aux besoins de la nature, j'ai les jambes gelées. »

Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France, "Faits et gestes de Charles-le-Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall", M. Guizot, Paris, 1824

lundi 21 avril 2014

Le carême de Charlemagne

"Le très-pieux et très-tempérant Charles avait en carême l'habitude, une fois la messe et les vêpres célébrées, de manger à la huitième heure du jour ; il ne violait pas cependant la règle du jeûne, ne prenant rien depuis cette heure jusqu'à la même heure du lendemain, conformément au précepte de Notre-Seigneur. 

Un certain évêque, plus sévère que ne le recommande l'homme sage, et encore plus sot, eut la légèreté d'en reprendre ce prince. Le très-sage empereur dissimulant son indignation, reçut la réprimande avec humilité, puis lui dit : 

« Vous avez bien parlé, brave évêque, mais moi je vous prescris de ne goûter de rien qu'après que les derniers officiers de mon palais auront mangé. » 

Quand Charles était à table, les ducs et les chefs ou rois des diverses nations le servaient. Son repas fini ceux-ci. prenaient le leur, servis par les comtes, les préfets et les grands revêtus de différentes dignités. Lorsque ces derniers sortaient de table, les officiers militaires, et civils du palais s'y mettaient ; les chefs de toute espèce de service les y remplaçaient a ceux-ci succédaient les serviteurs de cette manière les gens du rang le plus inférieur ne mangeaient pas avant le milieu de la nuit. Le carême était près de finir, et l'évêque dont on vient de parler avait subi pendant tout ce temps la punition imposée par Charles. 

« Évêque, lui dit alors ce clément empereur, vous reconnaissez maintenant, j'espère, que si, pendant le carême, je mange avant la nuit ce n'est pas par intempérance, mais par sagesse. »"

Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France, "Faits et gestes de Charles-le-Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall", M. Guizot, Paris, 1824.

samedi 19 avril 2014

mercredi 16 avril 2014

Et pourquoi pas une grosse, tant que vous y êtes ?

"Charles, insatiable de gloire, voyait l'étude des lettres fleurir dans tout son royaume mais il s'affligeait qu'elle n'atteignît pas à la sublimité des anciens Pères de l'Église. Dans son chagrin, formant des voeux au-dessus d'un simple mortel, il s'écria :

« Que n'ai-je onze clercs aussi instruits et aussi profondément versés dans toutes les sciences que Jérôme et Augustin! » 

Le docte Albin, quoique se regardant avec raison comme très-ignorant en comparaison de ces Pères, fut cependant saisi d'indignation, ne put s'empêcher de la laisser éclater un moment, et, osant plus qu'aucun mortel n'aurait osé en présence du terrible empereur, répondit :

« Le Créateur du ciel et de la terre n'a pas fait d'autres hommes semblables à ces deux-là, et vous voulez en avoir une douzaine ! »

Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France, "Faits et gestes de Charles-le-Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall", M. Guizot, Paris, 1824.

mardi 15 avril 2014

Charlemagne, bienfaiteur des lettres

"Le tout-puissant maître des princes, qui ordonne des royaumes et des temps, après avoir brisé l'étonnant colosse, aux pieds de fer ou d'argile, de l'empire romain, a élevé par les mains de l'illustre Charles un autre colosse non moins admirable et à tête d'or, celui de l'empire des Francs. Au moment où ce monarque commença à régner seul sur les régions occidentales du monde, l'étude des lettres était tombée partout dans un oubli presque complet. Le hasard amena d'Irlande sur les côtes de la Gaule, et avec des marchands bretons, deux Écossais, hommes profondément versés dans les lettres profanes et sacrées. Ils n'étalaient aucune marchandise mais chaque jour ils criaient à la foule qui accourait pour faire des emplettes :

« Si quelqu'un desire de la science qu'il vienne à nous et en prenne, car nous en vendons.»

Ils disaient ainsi qu'ils vendaient la science, parce qu'ils voyaient la multitude avide d'acquérir plutôt ce qui s'achète que ce qui se donne gratuitement; et, soit pour exciter le peuple à la désirer aussi ardemment que les autres biens qui s'obtiennent à prix d'argent, soit, comme la suite le prouva, pour frapper d'admiration et d'étonnement par une telle annonce, ils la répétèrent si longtemps que les gens, émerveillés ou les croyant fous, la firent parvenir jusqu'aux oreilles du roi Charles. 

Toujours plein d'un insatiable amour pour la science, il fit venir en toute hâte ces deux étrangers en sa présence, et leur demanda s'il était vrai que, comme le publiait la renommée, ils apportassent la science avec eux. 

« Oui, répondirent-ils, nous la possédons et sommes prêts à la donner à ceux qui la cherchent sincèrement, et pour la gloire de Dieu. » 

Charles s'enquit alors de ce qu'ils prétendaient pour l'accomplissement de leur offre.

« Nous réclamons uniquement, répliquèrent-ils, des emplacements convenables, des esprits bien disposés, la nourriture et le vêtement, sans lesquels nous ne pourrions subsister pendant notre voyage ici. » 

Comblé de joie par ces réponses, le monarque les garda quelque temps, d'abord tous les deux auprès de sa personne mais bientôt après forcé de partir pour des expéditions militaires, il enjoignit à l'un, nommé Clément, de rester dans la Gaule, et lui confia, pour les instruire, un grand nombre d'enfants appartenant aux plus nobles familles, aux familles de classe moyenne et aux plus basses ; afin que le maître et les élèves ne manquassent point du nécessaire, il ordonna de leur fournir tous les objets indispensables à la vie, et assigna pour leur habitation des lieux commodes. Quant à l'autre Écossais, Charles l'emmena en Italie, et lui donna le monastère de Saint-Augustin près de Pavie pour y réunir tous ceux qui voudraient venir prendre ses leçons.

Albin [NdM : c'est-à-dire Alcuin], Anglais de naissance, apprenant avec quel empressement Charles, le plus religieux des rois, accueillait les savants, s'embarqua et se rendit à la cour de ce prince. Disciple de Bède, le plus érudit des commentateurs après saint Grégoire, Albin surpassait de beaucoup les autres savants des temps modernes dans la connaissance des écritures. Charles, à l'exception du temps où il allait en personne à des guerres importantes, eut constamment et jusqu'à sa mort Albin avec lui, se faisait gloire de se dire son disciple, l'appelait son maître, et lui donna l'abbaye de Saint-Martin près de Tours pour s'y reposer, quand lui-même s'éloignerait, et instruire ceux qui accouraient en foule pour l'entendre.

Après une longue absence le très-victorieux Charles, de retour dans la Gaule, se fit amener les enfants remis aux soins de Clément, et voulut qu'ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers ; les élèves sortis des classes moyenne et inférieure présentèrent des ouvrages qui passaient toute espérance et où se faisaient sentir les plus douces saveurs de la science. Les nobles,au contraire, n'eurent à produire que de froides et misérables pauvretés. Le très sage Charles, imitant alors la justice du souverain juge, sépara ceux qui avaient bien fait, les mit à sa droite, et leur dit :

« Je vous loue beaucoup mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions et à rechercher votre propre bien de tous vos moyens. Maintenant efforcez-vous d'atteindre à la perfection ; alors je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes, et vous tiendrai toujours pour gens considérables à mes yeux. » 

Tournant ensuite un front irrité vers les élèves demeurés à sa gauche, portant la terreur dans leurs consciences par son regard enflammé, tonnant plutôt qu'il ne parlait, il lança sur eux ces paroles pleines de la plus amère ironie : 

« Quant à vous, nobles, vous fils des principaux de la nation, vous enfants délicats et tout gentils, vous reposant sur votre naissance et votre fortune, vous avez négligé mes ordres et le soin de votre propre gloire dans vos études, et préféré vous abandonner à la mollesse, au jeu, à la paresse ou à de futiles occupations. » 

Ajoutant à ces premiers mots son serment accoutumé, et levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il s'écria d'une voix foudroyante :

« Par le roi des cieux, permis à d'autres de vous admirer; je ne fais, moi, nul cas de votre naissance et de votre beauté. Sachez et retenez bien que si vous ne vous hâtez de réparer par une constante application votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles. »"

Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France, "Faits et gestes de Charles-le-Grand, roi des Francs et empereur, par un moine de Saint-Gall", M. Guizot, Paris, 1824.

Le "moine de Saint-Gall", auteur de cette chronique, est souvent identifié au musicien et poète Notker le Bègue, qui vécut au IXème siècle. Bien qu'il n'ait pas connu personnellement Charlemagne, il semble avoir écrit d'après le témoignage d'hommes ayant fréquenté la cour de l'empereur. Il n'est pas absolument fiable : ses renseignements sont de seconde main et on le soupçonne d'enjoliver. Néanmoins la plupart des faits qu'il rapporte doivent être vrais en substance. 

L'anecdote ci-dessus est celle à laquelle saint Charlemagne doit d'être le patron des écoliers.