"Mais ce retour des âmes vers un passé lointain, qui était surtout le passé de la race allemande, devait produire en Allemagne de tout autres effets encore que des effets littéraires. Les vieilles légendes que l'on exhumait et les chants populaires prirent alors une singulière dignité. En ce conte que contait un paysan, en cette chanson qu'il chantait, on crut voir des fragments d'Iliades brisées, des survivances de mythes presque aussi anciens que la parole humaine, des témoins de la force créatrice du génie populaire aux âges primitifs.
Quand Herder, à l'imitation de Percy, eut recueilli de toutes parts, en Ecosse et en Lithuanie, en Esthonie et en Saxe, des chansons de paysans, il intitula sa collection les Voix des Peuples, die Stimmen der Volker. Mieux encore, il lui semblait y entendre, a-t-il dit, « la Voix vivante de l'Humanité. » De ces « ballades » et de ces « romances » s'étaient formées les épopées. A cette idée, qu'il anima de son enthousiasme, F. -A. Wolf prêta bientôt l'autorité de son érudition. Pour Herder, antérieurement à toute convention et à tout calcul, sans rien devoir à l'action réfléchie des individus, par la seule tension de cette force vive que recèle la conscience d'une nation, la Poésie naît spontanément, dans chaque peuple, du peuple tout entier. Toutes les grandes créations de la vie sont de même impersonnelles, anonymes, collectives.
Non pas à tâtons et par des approximations successives, mais d'un coup et sans effort, par la vertu d'une intuition immédiate, et qui est la manifestation du divin dans l'homme, le génie populaire a créé le langage, le mythe, la loi, la poésie. On voit ainsi se former cette catégorie du spontané et cette théorie du primitif de l'esprit humain, dont Renan a dit qu'elle est la plus grande découverte de la pensée moderne. Aux temps de Herder et bientôt de Savigny et de Schelling, ces idées ont correspondu à une haute espérance. La tâche était alors de reconstruire l'Allemagne, et cette tâche semblait difficile entre toutes. Mais les mots facile et difficile n'ont pas de sens, appliqués au spontané. L'Allemagne morcelée, émiettée, détruite, qui saurait la refaire ? Non pas tel prince, ni tel groupement de diplomates, non pas tel individu ni tel groupement d'individus, mais bien la conscience même du peuple. La fière originalité des créations du génie allemand aux âges anciens, la grandeur de l'ancienne épopée allemande semblaient les gages de cet espoir : l'âme allemande se referait d'elle-même, spontanément. Et c'est de là, pour une large part, de cette mystique patriotique, que naquirent, en la période du Sturm und Drang, puis aux temps des romantiques, la philologie allemande, la science allemande, et particulièrement les systèmes du XIXe siècle sur l'origine du langage, sur la formation des mythes, et sur la formation des épopées nationales.
A ces grands faits de l'histoire et de la pensée il n'est permis de toucher, fût-ce en passant, que d'une main assurée. Pour en traiter dignement, j'ai trop peu pratiqué, je le sais, les Herder et les Schelling, et je me reprocherais de recourir ici à la prétérition, la plus hypocrite des figures de rhétorique. Mais, s'il me serait impossible, il m'est inutile aussi de détailler tous les aspects anciens des théories sur les poésies populaires. Il me suffit de les prendre à la veille du jour où pour la première fois elles vont s'appliquer aux romans français. Entre tant de formes qu'elles revêtirent alors, au début du XIXe siècle, chez les romantiques de Heidelberg, je choisirai, pour la décrire seule, la plus harmonieuse, celle que leur ont donnée les frères Grimm. J'ai beaucoup lu leurs écrits, et qui les a jamais lus sans s'éprendre d'admiration, et, si j'ose dire, de tendresse pour la beauté de leurs âmes si charmantes et si hautes, si grandes ? Ce sont les Grimm qui ont le plus agi sur les théoriciens du XIXe siècle, et c'est pourquoi il n'importe guère que Fauriel, s'en tenant aux travaux de Wolf, des deux Schlegel et de Lachmann, n'ait peut-être pas utilisé directement les leurs : les idées de Grimm, on le verra bientôt, ont filtré en France, et du temps même de Fauriel, par d'autres canaux. Je résumerai donc leur doctrine, très brièvement; et il est possible de la resserrer en un résumé schématique, car elle est ferme, et même impérieuse ; mais elle est souple aussi, et comment communiquer en quelques pages l'impression de cette souplesse et de cette fluidité ?
Le bien que j'attends du moins de cet exposé, trop sommaire et trop rigide, est qu'éveillant la curiosité du lecteur, il l'invitera à se reporter au livre que M. Ernest Tonnelat vient de consacrer aux frères Grimm . C'est en lisant cette très belle étude qu'on saisit les tenants et les aboutissants de leurs idées, qu'on voit par quels liens elles se rattachent à l'ensemble de la pensée romantique. A suivre les deux frères dans le détail de leurs controverses avec von der Hagen, avec F. -A. Schlegel, Görres, Arnim, Lachmann, on comprend à plein ce que notre exposé ne fera qu'indiquer, à savoir que la théorie de l'origine populaire des épopées fut en ces temps-là quelque chose de plus qu'une théorie de philologues, une philosophie, et quelque chose de plus qu'une philosophie, un esprit, une foi.
Selon les frères Grimm, partout où nous nous remontons aux temps primitifs de la vie d'un peuple, Poésie et Histoire sont inséparables, confondues dans l'Epopée, identiques. En toute circonstance historique où il y a dans ce peuple formation ou reformation de la conscience nationale, il se produit une fermentation épique.
« Charlemagne créa la France et vécut de longs siècles dans la poésie de la France. Le Cid assura le premier à l'Espagne sécurité contre les Arabes et durée, et par là même lui donna une poésie nationale. » On objecterait vainement que les Hagen et les Siegfried des Nibelungen semblent n'être pas des personnages historiques : « ils ont existé, répondent les Grimm ; les grandes actions que les chants leur attribuent se sont produites, » car l'épopée ne chante que des héros vrais.
Mais, quand on parle du vrai dans l'épopée, il faut se garder de donner aux mots un sens étroit et scolastique : « Tout ce qu'une nation a vécu, soit en réalité, soit en esprit et comme en rêve, tout ce qu'une tradition mystérieuse lui a légué, l'épopée se l'assimile. Elle ne compile pas des faits, mais saisit dans le réel ce qui porte témoignage de l'esprit. Cette haute façon d'interpréter le réel, voilà ce qui n'appartient qu'à elle, ce qui est de son essence. » « La forme primitive des Nibelungen, comme aussi de toute poésie nationale, c'est le chant court, ou, d'un nom d ailleurs peu satisfaisant, la romance. Quiconque s'en sentait le plaisir ou la force, c'est-à-dire quiconque était poète, chantait les héros de sa nation, et, par une sorte de nécessité intérieure, se pliait à une certaine cadence, à une certaine norme. Ainsi naquit le Chant, avec le Rythme et la Rime... Il se forma bientôt une classe de chanteurs qui renouvelèrent les chants populaires et les réunirent en de plus vastes ensembles (à peu près comme a fait Herder pour les romances du Cid). » La poésie nationale allemande se transmit ainsi oralement ; mais au XIIe et au XIIIe siècles, « l'écriture étant devenue d'usage plus courant, les chanteurs commencèrent à fixer par écrit les poèmes, qui allaient toujours s'accroissant ; ils les fixèrent sous les formes où ils vivaient alors dans la tradition orale ; et c'est de la sorte qu'ayant déjà subi, au cours de maints siècles, bien des changements, ces chants des âges reculés nous furent conservés ».
Les Légendes épiques, Joseph Bédier, 1912.