jeudi 13 février 2014

Le problème des origines : les deux théories

"Ce qu'on appelle l'épopée française, ou — d'un nom plus familier aux hommes du moyen âge — les chansons de geste, ce sont soixante-dix ou quatre-vingts romans, tous du XIIe ou du XIIIe siècle. Ils sont pour la plupart des romans historiques, car ils mettent en scène des personnages qui vécurent réellement du Ve au Xe siècle, Clovis ou Charles le Chauve, Girard ou Charlemagne, Roland ou Raoul de Cambrai. Pourquoi des poètes du XIIe siècle ont-ils pris pour héros de leurs romans des hommes morts depuis tant de siècles ? 

En cette question tient tout le problème de l'origine des chansons de geste. On y peut faire deux réponses, et deux seulement :

Ou bien les poètes du XIIe siècle se sont intéressés à ces personnages du temps jadis parce que d'autres poètes l'avaient fait avant eux, ou d'autres conteurs, dont les plus anciens avaient été des contemporains soit de Raoul de Cambrai, soit de Charlemagne, soit de Clovis, et les romans du XIIe siècle sont alors des renouvellements de ces antiques récits ou poèmes.

Ou bien les poètes du XIIe siècle se sont intéressés à ces personnages parce qu'ils avaient des raisons à eux, vivantes de leur temps, de s'y intéresser ; en ce cas, les romans du XIIe siècle sont des romans du XIIe siècle, et il faut les interpréter comme tels : en interrogeant, non pas les lointains âges carolingiens, mérovingiens, ou franks, mais la vie contemporaine, mais la vie du XIIe siècle, et, pour les plus anciens de ces romans, la vie de l'époque immédiatement antérieure, le XIe siècle.

De là deux théories qui s'opposent toutes les fois qu'il s'agit d'expliquer « l'élément historique » d'une chanson de geste."

Les Légendes épiques, Joseph Bédier, 1912.

mardi 11 février 2014

La Geste des Barons révoltés (3/3)

"Les péripéties se succèdent, les deux chefs de clan s'acharnent, la guerre se prolonge et parfois les violents meurent sans repentir, Raoul de Cambrai entre autres, au cours même de leurs forfaits. Parfois aussi, ils se reconnaissent au moment de périr : Isembard, qui reniant Dieu, n'a jamais voulu renier la mère de Dieu, invoque Notre-Dame à son heure dernière, et peut-être a-t-elle obtenu son pardon. 

Mais, le plus souvent, ces orgueilleux, que la démesure a presque dépossédés d'eux-mêmes, Dieu les prend en pitié. Il les avertit par des signes. Il les élève, il les abaisse tour à tour. Il les appelle. Longtemps un Girard de Roussillon résiste à cet appel. Dieu a beau lui imposer les châtiments les plus graves, l'exil, la ruine, la vie misérable au fond d'une forêt ; il retourne de sa forêt au siècle, et l'amour de la guerre se réveille en lui. Dieu, qui l'aime, le reprend par d'autres épreuves encore (la mort de ses enfants) et par des marques nouvelles de ses desseins sur lui (les victoires qu'il lui accorde), jusqu'au jour où, définitivement humilié et grandi pour s'être humilié, Girard s'abandonne au Seigneur. Peu à peu, intérieurement changés, ces révoltés comprennent que Dieu a souffert leurs crimes et leur a imposé leurs souffrances pour inspirer à tous l'horreur de la guerre, et qu'il les a dirigés, par les rudes voies de la tentation et de l'épreuve, vers la pénitence et vers le salut.

Alors Ybert de Ribemont, sur l'emplacement de ses sept châteaux, monuments de son orgueil, dresse sept églises, monuments de son humilité. Alors Ogier de Danemark revêt à Saint-Faron le cilice. Alors Thierry d'Ardenne s'achemine déchaus vers le Saint-Sépulcre. Alors Girard de Roussillon monte le sable et la chaux au haut de la colline de Vézelay, afin que l'église de Marie-Madeleine domine et apaise la contrée qu'il ensanglanta. Alors Maugis* d'Aigremont se retire au fond de son ermitage d'Andenne. Alors Renaud s'embauche à Cologne comme valet des maçons de Saint-Pierre. Alors, — comme il est dit à la dernière laisse de Girart de Roussillon, — « les guerres sont finies et les oeuvres commencent ».

Les trouvères ont peiné à relier entre eux ces superbes, ces révoltés, par des liens généalogiques, ces nobles poèmes d'orgueil et de repentir par des pièces de raccord. Ce fut la Geste de Doon de Mayence, la seule des trois qu'ils aient constituée sur le tard, la seule dont les éléments trop disparates et trop dispersés ne soient jamais parvenus à un haut degré de cohésion. Mais leur tentative, même inachevée, suffit à prouver qu'ils avaient senti du moins l'intime parenté de ces légendes et l'unité profonde de l'idée qui les suscita. En regard de la guerre sainte (Geste du roi et de Garin de Monglane) la guerre félonne (Geste de Doon). Comme dans les « chansons de preudomie » s'exprime la France qui sut faire les Croisades, de même dans les « chansons d'orgueil et de folie » se manifeste la France qui sut faire la Trêve de Dieu. Ce ne sont qu'une seule et même France, celle du onzième et du douzième siècle, et ses pensées les plus chères, ses moeurs, ses passions, ses coutumes, se reflètent dans les trois grandes gestes comme en de purs miroirs."

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

lundi 10 février 2014

La Geste des Barons révoltés (2/3)

"Renaud, qui soupçonne son seigneur Yon de vouloir l'envoyer, lui et ses frères, à un guet-apens, où ils risquent de périr, a-t-il le droit d'avertir ses frères de son soupçon? 

Jusqu'où va, pour Turpin, le devoir de combattre l'ennemi de Charlemagne, Ogier ? Ogier est le parent et le compagnon de Turpin : si Turpin trouve Ogier endormi et désarmé, est-il tenu de le livrer au roi ? 

Un moment ne viendra-t-il pas où l'écuyer Bernier pourra légitimement cesser de suivre Raoul de Cambrai dans une guerre qu'il sait injuste? Il est le « nourri » de Raoul, il a reçu de lui de grands bienfaits; il l'aime. Mais Raoul court de crime en crime ; il vient d'attaquer et de brûler le bourg d'Origny, et l'abbesse du lieu, la propre mère de Bernier, a péri dans l'incendie ; Bernier n'est-il pas libre désormais? Cependant il dompte encore sa colère et sa douleur et comme, après le combat, son seigneur forcené demande du vin, qu'il boira à la ruine de ses ennemis, Bernier s'agenouille dans l'herbe et lui tend la coupe ; il guette, le redoutant et le désirant à la fois, un nouvel outrage, qui peut-être l'affranchira. 

Nos trouvères se sont ingéniés à poser de tels cas de conscience, souvent subtils, à les faire jaillir des situations, en casuistes, en juristes qui seraient bons dramaturges. Que l'on est loin des passions uniformes, collectives, des caractères typiques que peignaient les poètes de la Geste du roi ! Ce sont ici les drames intimes, particuliers, de la conscience individuelle. Et ces romans, pourtant pleins de violence, servent surtout, — c'est leur grand caractère, — à mettre en relief la plus belle vertu du moyen âge, celle qui avait noué les mailles du tissu féodal, la religion de la foi donnée ou reçue."

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

samedi 8 février 2014

La Geste des Barons révoltés (1/3)

"Les trouvères opposent aux « chansons de preudhomie » les « chansons d'orgueil et de folie ». Charlemagne traque de refuge en refuge le rebelle Ogier (chanson de la Chevalerie Ogier). Il abat Aigremont, repaire de Bovon, Nanteuil, repaire de Doon ; il poursuit, obstiné, de Montessor à Montauban et à Tremoigne, les fils d'Aymon révoltés (chansons des Quatre Fils Aymon, de Maugis d'Aigremont, de la Mort Maugis). Pendant des années et des générations, des rancunes inexpiables mettent aux prises avec leurs feudataires les rois de France, Charles Martel ou Charlemagne, ou Charles le Chauve, ou tel et tel roi Louis (chansons d'Aubri le Bourguignon, de Basin, de Girart de Roussillon, de Gormond). Sans fin s'entre-tuent les barons du Vermandois et ceux du Cambrésis (chanson de Raoul de Cambrai), les barons du Bordelais et ceux de la Lorraine (chansons des Lorrains).

L'orgueil, la desmesure, inspire et soutient ces luttes. Mais il est très rare que l'on mette en scène des criminels qui le soient par nature, comme Lambert d'Oridon. Presque toujours, c'est une persécution injuste ou c'est un malentendu tragique qui a poussé hors de la droite voie un chevalier jusqu'alors sans reproche, Ogier comme Renaud, Isembard comme Bovon d'Aigremont, Raoul de Cambrai comme Girard de Roussillon. L'erreur ou le crime de leur principal adversaire justifie en quelque mesure leur révolte, en sorte que notre sympathie se partage et que, dans les deux camps adverses, les coeurs sont pareillement partagés. Car les deux personnages en lutte entraînent après eux tous leurs vassaux. De ces vassaux les uns ont épousé pleinement la cause du chef de clan et s'appliquent à attiser ses passions : Guerri le Sor est l'âme damnée de Raoul de Cambrai, Hardré l'âme damnée de Charlemagne, Bernard de Naisil l'âme damnée de Fromont.

Mais d'autres vassaux, les plus nombreux, restent froids de raison ; ils déplorent la querelle et combattent sans haine. Les deux camps sont pleins d'amis qui suivent leurs amis, de parents qui suivent leurs parents, de « chasés » et de « nourris » qui suivent leurs seigneurs, malgré leur coeur, parce qu'ils le doivent. Ils reconnaissent tous une même doctrine : « Quiconque abandonne son ami doit être méprisé en toute bonne cour », dit un personnage de Girart de Roussillon, et un personnage de Renaud de Montauban dit pareillement :

« Nus ne doit son droit seignor boisier. »

Et Garin le Lorrain dit de même :

« N'est pas richece ne de vair ne de gris.
D'or ne d'argent, de murs ne de roncins ;
Mais est richece de parens et d'amis ;
Li cuers d'un homme vaut tout l'or d'un païs. »

Et le conseil de Marsent à son fils semble à tous le précepte des préceptes :

« Tes sire est fel et pire que Judas :
Ser ton seignor. Dieu en gaaigneras. »

Ces maximes sont claires. Pourtant n'y a-t-il pas, dans la complication des rapports féodaux, des circonstances où elles s'obscurcissent ? où, par exemple, l'on se doive à la fois à deux seigneurs rivaux ? où l'on se doive à ses fils, comme le vieil Aymon, plutôt qu'à son suzerain ?"

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

vendredi 7 février 2014

La Geste de Guillaume d'Orange (3/3)

"Et sans doute chacun de ces romans traite à peu près les mêmes thèmes d'aventure et de chevalerie que les romans du cycle du roi. Mais du seul fait que les poètes disposent d'un thème de plus, le thème de l'orgueil du lignage, et qu'ils nous laissent entrevoir le grave foyer féodal et les mères, Ermenjart, Huistace, Guibour, assises à ce foyer, de ce seul fait les thèmes d'aventure et de chevalerie prennent une autre couleur. 

Le thème du compagnonnage d'armes se fait plus pathétique quand c'est l'aïeul Aymeri qui mène les batailles et qu'au moment de la charge, à son cri de « Narbonne !», il écoute s'ébranler derrière lui la chevauchée de ses fils et de ses petits-fils. Le thème du secours apporté à une troupe en péril se teint de nuances plus tendres, quand c'est la « mesnie privée » de Guillaume qui l'appelle. Le thème de la rivalité entre les vieux et les jeunes émeut davantage, quand ce sont des vaillants sortis de lui que gabe Aymeri, rudoyant ses fils comme de petits enfants, et rudoyé par eux. Le thème des « enfances » s'enrichit à l'infini, quand au jour de leur adoubement, les petits chevaliers voient devant eux assemblés à la cour de l'aïeul leurs propres ascendants, ce Guibert aux mains percées de clous, comme celles du Christ, cet Aïmer qui a fait voeu de toujours tenir la campagne et de ne jamais coucher sous les lattes d'un toit et que, fiers de tels modèles, les enfants s'engagent à leur tour par des pactes d'une sévérité croissante, et jurent, par exemple, de ne jamais fuir en bataille de la longueur d'un arpent mesuré.

Que tout ce qui précède représente une schématisation plus ou moins outrée, nous le savons ; mais nous croyons aussi qu'elle souligne des faits incontestables. Considérer tour à tour les trois grandes gestes, c'est tout autre chose, semble-t-il bien, qu'user d'un procédé commode et artificiel de dénombrement ; c'est remonter aux idées poétiques, à la fois très peu nombreuses et très fécondes, qui furent les génératrices de ces fictions innombrables. Le personnage de Charlemagne une fois conçu, le reste suit ; le personnage de Guillaume une fois conçu, le reste suit ; et ce sont les quarante ou cinquante chansons du cycle du roi et du cycle de Garin de Monglane qui découlent de ces quelques « idées-forces ». Non pas que nous prétendions, par recours à quelque vague théorie dynamique de l'invention, prêter mystiquement à ces idées une puissance propre de prolification spontanée; elles ont prolifié parce que des lignées de bons poètes, et qui savaient leur métier, y ont pris peine.

Mais nous n'avons encore considéré que les quarante ou cinquante romans qui développent l'idée de guerre sainte. Tant d'autres restent, qui décrivent aussi des guerres, mais entre chrétiens : les crimes de l'ambition, de la haine et de la brutalité. Ce n'est plus le sentiment national qu'elles exaltent, et « douce France » ne peut que gémir de ces tristes querelles. Ces romans dispersés procèdent-ils, eux aussi, d'une idée commune? et quelle peut être cette idée?"

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

jeudi 6 février 2014

La Geste de Guillaume d'Orange (2/3)

"Quel vaste champ se découvre dès lors aux yeux des poètes, et quelles larges perspectives, si, remontant de Guillaume et de ses six frères vers leurs aïeux, si, descendant de Guillaume et de ses six frères vers leurs fils, ils entreprennent de célébrer la constance des vertus héréditaires !

Ils feignent donc que Guillaume et ses frères ne font qu'imiter et répéter leurs aïeux; que, dès le temps de la prime jeunesse de Charlemagne, les Narbonnais furent des vassaux fidèles, mais ombrageux et prompts à exiger du roi réciprocité d'estime et de services ; que, de père en fils, ils lui ont redit cette parole de l'un d'eux :

« Tant com voldrez, je serai vostre amis.
Et, quant voldrez, par le cors saint Denis,
Je reserai de vostre amor eschis. »

Ils feignent que, de père en fils, les Narbonnais ont conquis sur les Sarrasins leurs domaines, leurs femmes, leurs trésors, en vertu de la tradition familiale. Car jadis, leur ancêtre, Garin, chevalier sans terre, avait demandé au roi de France, pour prix de ses « soudées », un fief inaccessible, le château sarrasin de Monglane :

« Un castel me donez que tienent mescreant :
Il n'i a crucefis ne autel en estant... »

Il avait conquis le fief étrange. Il y avait élevé ses quatre fils, Hemaut, Renier, Milon, Girard, puis, quand ils avaient été en âge d'être armés chevaliers, loin de leur partager sa terre, il les en avait chassés, chassés « aux quatre parts du monde », avec l'ordre de se tailler, comme lui, des fiefs en pays ennemi. Les quatre frères avaient obéi ; puis, le temps venu, ils avaient à leur tour imposé à leurs fils la même loi. Ainsi s'était formée la famille de proie et de sacrifice, la « geste honorée », « la fiere geste que Dieus parama tant ». Tous ses membres n'ont au coeur qu'un désir : « retraire au lignage », comme ils disent, ressembler aux aïeux.

Dès lors, les vingt-quatre chansons du cycle se déploient à travers le temps. Les romanciers peuvent à leur gré choisir tour à tour, comme principal personnage, Guillaume (les Enfances Guillaume, le Couronnement de Louis, le Charroi, la Prise d'Orange, Aliscans, le Montage Guillaume, etc.) ou l'un de ses frères (Bovon de Commarcis, le Siège de Barbastre, Guibert d'Andrenas, la Prise de Cordoue), ou l'un de leurs ascendants (Aymeri de Narbonne, Girard de Vienne, la Mort Aymeri, Garin de Monglane, etc.), ou l'un de leurs descendants (les Enfances Vivien, Foucon de Candie, la Bataille Loquifer, Renier, etc.) ; le vrai protaganiste, c'est toujours « le Lignage »."

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

mercredi 5 février 2014

La Geste de Guillaume d'Orange (1/3)

"Aux approches de sa mort, Charlemagne couronne son fils Louis, et Guillaume promet de défendre l'enfant envers et contre tous. Charlemagne meurt et Guillaume tient sa promesse (le Couronnement de Louis). Les années passent. Louis supporte avec peine qu'un vassal le protège et remplisse à sa place son devoir de roi ; mais incapable de les remplir lui-même, irrémédiablement faible et lâche, il laisse les Sarrasins ravager la terre chrétienne. Alors Guillaume lui demande, pour seul prix de ses services, un « don », celui de s'en aller, à la tête d'une troupe d'aventuriers qu'il lèvera, combattre les ennemis de Dieu ; il ne requiert du roi qu'un secours tous les sept ans. Il part, délivre Nîmes (le Charroi de Nîmes). Il conquiert Orange, repousse au loin les Sarrasins vers Barcelone (la Prise d'Orange). Ainsi la tâche de Charlemagne sera dignement continuée.

La donnée centrale reste donc celle d'une mission héroïque dévolue à la France; tout comme dans la Geste du roi, il s'agit toujours de défendre et « d'essaucier » la chrétienté ; mais désormais un camp de croisés unanimes n'est plus l'unique théâtre de l'action. Les poètes disposeront d'une double scène : en terre ennemie, le camp de Guillaume ; là-bas, à Paris ou à Laon, la cour, pleine de luxe et de joie, que trouble parfois le retour de Guillaume, venu pour réclamer le secours promis et pour reprocher au roi son indolence; et lors même qu'on n'a pas sous les yeux les deux « mansions » dressées à la fois, on sent toujours que la couardise du roi et de ses barons, qui s'abritent, fait  repoussoir à la prouesse de Guillaume et des siens, qui se sacrifient ; par là des sources, à peu près interdites aux poètes de la Geste du roi, s'ouvrent, les sources profondes du tragique. Le contraste et le conflit du roi défaillant et de son impérieux vassal, voilà l'idée poétique nouvelle, très anciennement dérivée de l'idée de la perpétuelle croisade française, et qui se développera parallèlement à elle. Regardons-la courir sa chance à son tour.

Par définition, la charge de mener cette croisade n'est plus remplie par tous les barons de France, mais par une élite, et qui se connaît comme telle. D'où vient à Guillaume sa fierté et force ? De sa mesnie, de la bande de chevaliers qu'il a emmenés de la cour avec lui et qui, associés à sa fortune, forment sa famille fictive ; mais aussi et surtout de sa famille réelle, de son père Aymeri, de ses six frères, Bernard, Bovon, Hernaut, Garin, Aïmer, Guibert, qui correspondent aux douze pairs de l'autre geste. Servir en bons vassaux le roi Louis, bien qu'ils attendent peu de son aide et qu'ils le méprisent, se battre sans répit, établis ou plutôt campés en territoire conquis, à Orange ou à Gérone, à Narbonne ou à Barbastre, vivre aux dépens des Sarrasins et mourir de leurs coups, c'est le lot qu'ils se sont choisi. S'ils s'offrent ainsi, victimes volontaires, à un holocauste toujours renouvelé, c'est sans doute parce qu'ils veulent être, tout comme les héros de la Geste du roi, les champions de « douce France » et parce qu'ils aiment, tout comme eux, l'aventure et la gloire ; mais c'est surtout parce qu'ils se doivent les uns aux autres, comme membres d'un même lignage. L'amour et l'orgueil de leur lignage, voilà leur propre et leur force."

Histoire des lettres, Joseph Bédier, 1929.

mardi 4 février 2014

La Geste du Roi (3/3)

"Pourtant, la donnée de la longévité de Charlemagne en contenait, ou en suggérait presque nécessairement une autre, celle de sa caducité. Tandis qu'il use sous lui l'une après l'autre les générations, à mesure que ses compagnons disparaissent, sa cour se peuple de chevaliers nouveaux qui, à son gré, ne valent pas les anciens ; comme Moïse, il ressent l'isolement de sa grandeur et de sa vieillesse, et, près de mourir à son tour, il s'alarme à la pensée de sa tâche, qu'il laissera inachevée ; qui donc, après lui, saura la poursuivre? 

Ce thème de l'inquiétude du roi, indiqué déjà dans la Chanson de Roland, nous le trouvons médiocrement exploité, et comme enlisé, dans une série de poèmes sans beauté (Gaydon, Macaire, etc.), ceux qui montrent Charlemagne affaibli, en proie à de mauvais conseillers, bafoué. Mais, d'autre part, on imagina aussi, très anciennement, — et ce fut l'invention d'un vrai poète, — que le vieillard, tourmenté de n'avoir pour héritier qu'un enfant débile, son fils Louis, cherche dans sa cour un vassal fidèle à qui le confier. Un tout jeune homme est là, récemment entré à son service, le fils de l'un de ses anciens compagnons d'armes, Aymeri de Narbonne. Il s'appelle Guillaume. 

En ce soudoyer perdu dans la foule, presque inconnu, mais issu d'un bon lignage, Charlemagne a reconnu celui qu'il cherchait. Le jour où il l'arme chevalier, il lui remet sa propre épée, Joyeuse, « l'espée de France ». Il placera son fils sous la tutelle de Guillaume et pourra mourir en paix.

Le trouvère qui, ployant à ses fins d'antiques poèmes sur Guillaume de Gellone, inventa cette fable, très simple et très grande, introduisait dans la Geste du roi un ressort nouveau : à son insu, il créait une geste nouvelle."

Histoire des Lettres, Joseph Bédier, 1929.

lundi 3 février 2014

La Geste du Roi (2/3)

"Continûment fidèles à cet esprit non mystique, non ascétique, non ecclésiastique, tout séculier au contraire, les poètes, profitant de la longévité de Charlemagne, lui donnent à conduire jusqu'à trois générations de héros, et quand il est devenu trop vieux pour chevaucher, ils le montent encore sur un char d'ébène et d'ivoire pour le traîner vers de nouveaux combats. Ainsi ils reprennent sans fin l'idée unique de la geste, l'idée de « la sainte mellée » et du pèlerinage perpétuel, et c'est joie d'observer la diversité des ressources qu'elle leur offre et des effets qu'ils en tirent, soit, par exemple, qu'ils insistent plutôt sur les aspects joyeusement aventureux de la vie guerrière ou plutôt sur ses âpres misères.

Ici les fières emprises d'armes, les barons qui « sor lor armes vont les crois acousant », et l'équipée des petits « bachelers » trop jeunes pour les suivre, qui volent pourtant un cheval à l'étable et rejoignent leurs aînés, et les messages vaillamment portés à l'ennemi, et les belles « chevaleries », si belles que parfois au cours d'un combat, un Sarrasin, séduit par la hardiesse de son adversaire et par sa courtoisie, s'éprend de lui malgré son coeur et se fait en pleine lutte l'ami du chrétien et son vassal. Là au contraire, les désastres, les charniers, les sombres chevauchées, les barons qui murmurent, harassés, affamés, et le roi Charles qui les fouaille et réclame d'eux encore quelque prouesse impossible, irrité, « debout sur ses grands étriers ». 

Et voici les thèmes magnifiques du compagnonnage d'armes : les héros liés deux à deux, Olivier et Roland, et ceux dont les noms eux-mêmes sont presque indiscernables : Ami et Amile, Gerin et Gerier, Ivon et Ivorie, qui souffrent l'un par l'autre et meurent d'une même mort. Et voici, par contraste, les thèmes non moins grands de la rivalité entre chevaliers, de l'émulation jalouse qui oppose tantôt les barons du Hurepoix à ceux des autres pays français, tantôt les jeunes aux vieillards, quand par exemple, dans Gui de Bourgogne, les « fils de France », venus en Espagne à la rescousse de leurs pères, luttent à part, pour bien montrer qu'ils les valent, jusqu'à l'instant où, leurs deux troupes se rencontrant, le soir d'une bataille, les fils tombent à genoux devant leurs pères, et les pères devant leurs fils, car leur jalousie mutuelle n'était que mutuel amour. Et voici le thème du dévouement de l'écuyer, — et le thème de la captivité courageusement endurée, — et le thème des « enfances » du héros, — et le thème de sa confession sur le champ de bataille, — et le thème du regret des morts...

Ces thèmes sont beaux, mais ce sont des thèmes : des aventures passe-partout, et dont les héros sont indéfiniment   « interchangeables ». Puisque, selon la donnée essentielle de tous ces romans, Charlemagne mène en guerre des preux uniquement dévoués à ses causes, ses preux sont donc par nature moins des caractères que des types, ou plutôt ils ne représentent que des variétés, assez diverses d'ailleurs, du même type. Aucun d'eux n'a de passions qui ne soient, à des degrés d'intensité différents, les passions de tous ses compagnons ; l'idée de la Geste du roi le veut ainsi, et c'est à la fois sa noblesse et son infirmité. Qu'un poète imagine parfois, dans la Chanson de Roland, le conflit des deux compagnons, dans Aspremont le conflit de Charlemagne et de Girard de Fraite, dans L'Entrée en Espagne le conflit de Roland et de Charlemagne, ce seront les rares et exceptionnelles trouvailles du talent ou du génie ; pour l'ordinaire, les poètes qui travaillent dans la Geste du roi doivent se résigner à ne peindre que les passions collectives de coeurs unanimes."

Histoire des Lettres, Joseph Bédier, 1929.

La Geste du Roi (1/3)

"L'idée de la Geste du roi, nous l'avons vue se former déjà ; c'est l'idée, toute théocratique, d'une mission confiée à la France par Dieu, et que remplit Charlemagne, assisté de ses barons. Élu de Dieu, il règne sur toute la chrétienté, comme Saül sur Israël, et les douze pairs sont autour de lui comme les douze apôtres autour de Jésus-Christ. Il va où Dieu le veut. Quand il se bat, l'ange de Dieu le réconforte ; quand il dort, Dieu lui parle par la voix des songes, et saint Gabriel veille à son chevet. S'il envoie au péril un de ses fidèles, il lui dit : « Allez, au nom de Jésus et au mien », et il l'absout. A l'instant où ses Français entrent dans la bataille, il les bénit de sa main droite.

Paré de sa vieillesse surnaturelle, majestueux, hiératique, il émeut pourtant, il reste proche de nous, car il ressent la dureté de sa vocation : il sait beaucoup, puisqu'il sait la douleur :

Mult ad apris, qui bien conust ahan.

Quand son devoir est fait, son devoir recommence. A peine a-t-il vengé Roncevaux et tandis qu'il pleure encore ses morts, l'ange de Dieu vient à lui, implacable, et le lance à nouveau vers une autre guerre, vers la lointaine cité d'Imphe, où des chrétiens l'appellent à leur aide :

Deus, dist li reis, si penuse est ma vie !...

Son camp, sa cour, n'en resplendissent pas moins d'entrain guerrier et d'allégresse. Son épée s'appelle du plus beau nom que puisse porter une épée : Joyeuse, et c'est la joie, en effet, que respirent ses chevaliers, la joie hautaine d'avoir librement accepté leur tâche et d'aimer la gloire, celle que l'on conquiert au service d'une juste cause, et dont on jouit sur terre, puis au paradis en fleurs, parmi les Innocents.

Une telle idée,—cœur de la geste, — ne peut s'exprimer d'une façon digne d'elle que si elle est largement et puissamment orchestrée, c'est-à-dire si elle se développe en de longs poèmes qui décriront chacun l'une des guerres saintes du roi. Ce sera donc la quintuple série de ses guerres saintes en Italie (chansons d'Aspremont, d'Otinel, des Enfances Ogier, de Balan, de Jean de Lanson, de Berte et Milon), — de ses guerres saintes en Palestine (chansons de Miran, du Pèlerinage à Jérusalem), — de ses guerres saintes pour délivrer les Sept églises de Bretagne (chanson d'Aiquin), — de ses guerres saintes pour repousser loin du Rhin les Saxons (chanson des Saisnes), — de ses guerres saintes en Espagne (chansons de l'Entrée en Espagne, de la Prise de Pampelune, de Fierabras, d'Agolant, de Roland, de Galien, d'Anseïs, etc.).

Dans tous ces romans, l'action, les péripéties, les épisodes, commandés par une même pensée directrice, se ressemblent. Défis, ambassades injurieuses des Sarrasins, appel du ban et de l'arrière-ban, camps dressés dans les plaines, escarboucles qui brillent au faîte des tentes, les fers de Veillantif, de Broiefort, de Passecerf, sonnant au long des routes sur les dalles romaines, combats singuliers et batailles rangées, cris d'armes qui retentissent, gonfanons déployés au vent, prouesses de Durendal, de Hauteclaire, de Courrouceuse, de toutes les épées saintes, ruses pour forcer les villes, embûches et assauts, victoires et revers, le mouvement de chacun de ces romans imite nécessairement le mouvement d'une armée en marche, et chacun d'eux combine nécessairement, selon des formules variables, les mêmes ingrédients guerriers.

L'esprit, pourtant, pouvait être autre. Qu'on suppose, par exemple, que l'idée de guerre sainte eût été infléchie par un poète, si peu que ce fût, vers plus de mysticisme, la face et la destinée de toute cette poésie changeaient aussitôt. Il suffit, pour se le représenter, de songer un instant aux romans du Grand saint Graal et de la Queste du saint Graal. Là aussi, une pieuse milice s'agite, et Dieu la mène. Mais, confits en oraison, extatiques, les Nascien et les Mordrain, les Perceval et les Galaad ne marchent qu'à coups de prophéties et de prodiges, et Dieu, pour la moindre infraction, même involontaire, à ses ordres obscurs, les frappe, comme des serfs misérables, de lances invisibles, les relègue dans l'Ile tournoyante, les emmure vifs en des tombeaux ardents. 

Rien de tel dans les chansons de geste. L'idée théocratique y a été contenue en ses justes limites et refrénée, comme elle le fut aussi, dans la réalité de la vie, par les croisés de Tancrède et par les croisés de Louis VII. Les chansons de geste n'usent du surnaturel chrétien qu'avec modération. Seul Charlemagne reçoit des messages divins, et si Dieu l'aide parfois, c'est que d'abord il s'est aidé lui-même. Turpin sait rester discrètement à son rang. Roland ne demande pas, n'espère pas de miracles, et — remarque surprenante et pourtant vraie — jamais il ne prie pendant qu'il se bat. Les douze pairs et leurs compagnons ne sont pas des chevaliers-moines, ils sont des chevaliers tout court. Ils sont sans mysticisme. C'est librement qu'ils s'offrent au martyre : « Si l'action n'a quelque splendeur de liberté, dira Montaigne, elle n'a point de grâce ni d'honneur. »"

Histoire des Lettres, Joseph Bédier, 1929.

dimanche 2 février 2014

Bertrand du Glay-Aquin (3/3)

"Or vous ai-je racompté la première fondation et venue de messire Bertran de Claiequin, que nous dussions dire du Glay-Aquin. Et vous dy que messire Bertran disoit, quand il ot bouté hors le roy dam Piètre de son roiaulme de Castille et couronné le roy Henry de Castille et d'Espaigne, que il s'en vouloit aler au roiaulme de Bougie, (il ne avoit que la mer à traverser), et disoit que il vouloit reconquérir son royaulme et son héritaige. Et l'eust sans faulte fait, car le roy Henry luy vouloit prester gens à plenté en bons navires pour aler en Bougie, et s'en douta moult grandement le roy de Bougie ; mais ung empeschement luy vint qui rompit tout ; et fut quand le prince de Galles guerroia le roy Henry, et il ramena le roy dam Piètre et par puissance il le remit en Castille...

Et pour ces causes et autres se desrompirent les propos de messire Bertran, car la guerre de France et d'Angleterre renouvella. Si fut tellement occupé et ensonnié que il ne pot oncques ailleurs entendre, mais pour tant ne demeure mie qu'il ne soit issu du droit estoc du roy Aquin, qui fut roy de Bougie et de Barbarie. Or vous ay-je racompté de l'ancienne geste et extrassion de messire Bertran du Glay-Aquin."

 [...]

"Qui sait, ajoute M. Siméon Luce dans son excellente Histoire de du Guesclin, si ces illusions entretenues sans doute dès l'enfance n'ont pas exercé quelque influence sur l'ambition, et par suite sur les destinées du connétable ?" Nous le croyons, et pour nous la légende d'Aquin doit figurer dans la biographie de du Guesclin, à côté de la prédiction de la converse juive.

Il importe cependant de remarquer que le récit de Froissart n'est pas seulement celui de la chanson de geste. Il s'y est ajouté une continuation. Dans le poème que nous publions, se trouve bien une tour d'Oregle ou d'Oreglé, qui rappelle évidemment celle de Glay, mais Aquin et sa femme n'y oublient aucun enfant. Cet enfant est inconnu du premier trouvère ; il faut donc admettre une reprise du vieux thème sous une forme plus romanesque. A-t-elle donné lieu à une autre chanson aujourd'hui perdue ? On ne peut le savoir."

Le roman d'Aquin ou la conqueste de la Bretaigne par le roy Charlemaigne, chanson de geste du XIIe siècle publiée par F. Joüon des Longrais, Nantes, Société des bibliophiles bretons et de l'histoire de Bretagne, 1880.

Eh bien, vous savez tout, chers lecteurs. Et je suis sûr que vous aurez désormais à coeur de prononcer correctement le nom du bon connétable.

samedi 1 février 2014

Betrand du Glay-Aquin (2/3)

"Le roy Aquin sur la mer, assés près de Vennes, fit faire une tour moult belle, que l'on appeloit le Glay, et là se tenoit ce roy Aquin trop volentiers. 

Sy advint, quand le roy Charlemaine ot accompli son voiage et acquitté Galice et Espaigne et toutes les terres encloses dedans Espaigne, et mors les roys sarrazins, et bouté hors les mescroians, et toute la terre tournée à la foy chrestienne, il s'en retourna en Bretaigne et mit sus ses gens aux champs. 

Si livra une bataille grosse et merveilleuse contre le roy Aquin, et y mors et desconfis tous les roys sarrazins et leurs gens qui là estoient, ou en partie, tellement que il convint ce roy Aquin fuir ; et avoit sa navie toute preste au pié de la tour du Glay.

Il entra dedans, et sa femme et ses enffans, mais ils furent si hastés des François qui les chassoient, que le roy Aquin et sa femme n'eurent loisir de prendre un petit fils qui dormoit en celle tour et avoit environ un an ; mais ils esquipèrent en mer et se sauvèrent ce roy et sa femme et ses enffans.

Si fut trouvé en la tour du Glay ce jeune enffant, et fut porté au roy Charlemaine, qui en out très-grant joye et voult qu'il fuist baptisié. Si le fut, et le tindrent sur fons Rolant et Olivier, et ot nom celluy enffant Olivier, et luy donna l'empereur bons mainbours pour le garder et gouverner et toute la terre que son père Aquin avoit acquise en Bretaigne. 

Et fut cel enffant, quant il vint en eage d'homme, bon chevallier, saige et vaillant, et l'appeloient les gens Olivier du Glay-Aquin, pour tant qu'il avoit esté trouvé en la tour du Glay et que il avoit esté fils du roy Aquin, mescréant, qui onques puis en Bretaigne ne retourna, ne homme de par luy."

Le roman d'Aquin ou la conqueste de la Bretaigne par le roy Charlemaigne, chanson de geste du XIIe siècle publiée par F. Joüon des Longrais, Nantes, Société des bibliophiles bretons et de l'histoire de Bretagne, 1880.

(Notez que Glay-Aquin, "le Glay d'Aquin", est un génétif absolu, comme Pont-L'Evêque ou Plessis-Hébert.)

A suivre...

Bertrand du Glay-Aquin (1/3)

"La légende même du roi Aquin se lie intimement à la glorieuse histoire de Bertrand du Guesclin. Nous faisons allusion à un passage de Froissart, qui ajoute beaucoup à l'importance relative de cette chanson et lui donne un intérêt inattendu.

Froissart nous raconte que, chevauchant entre Angers et Tours, vers l'année 1390, il rencontra un chevalier de Bretagne appelé Guillaume d'Ancenis, avec lequel il se prit à converser. L'entretien tomba sur du Guesclin. Au milieu des éloges et des regrets associés à sa mémoire, Guillaume d'Ancenis, qui était parent ou allié de la famille de du Guesclin, ne put s’empêcher de relever en souriant la façon singulière dont Froissart prononçait le nom du bon connétable. Celui-ci disait, selon l'usage du temps, Claiequin. Or le seigneur de la maison d'Ancenis connaissait par ses souvenirs de famille la bonne forme du nom, sa véritable étymologie reposant sur une histoire merveilleuse. [...]

"Lors commença messire Guillemme d'Anssennis à faire son compte :

"Au temps que le grant Charles de France régnoit, qui fut si grant conquéreur et qui tant augmenta la sainte chrestienté et la noble couronne de France, et fut empereur de Rome, roi de France et d'Allemaigne, et gist à Aix-la-Chapelle, ce roy Charles, si comme on lit et treuve ès croniques et gestes anchiennes, fut en Espaigne par plusieurs fois, et plus y demoura une fois que autres. Une fois entre les autres saisons, il y demoura noeuf ans, sans partir ne retourner en France, mais toujours conquéroit avant sur les ennemis de la foy.

En ce temps avoit un roy fort puissant, Sarrasin, qui s'appeloit Aquin, lequel roy estoit de Bougie et de Barbarie à l'opposite d'Espaigne et des circonstances, car Espaigne mouvant des Pors, est grande à merveilles... et jadis conquist le grant roy Charlemaine toutes icelles terres et royaulmes.

En ce séjour que il y fist, le roy Aquin, qui roy estoit de Bougie et de Barbarie, assambla ses gens en grand nombre, et s'en vint par mer en Bretaigne et arriva au port de Vennes, et avait emmené sa femme et ses enffans, et se amassa là entour au pays, et ses gens aussi s'y ammassèrent en conquérant tousjours avant. Bien estoit le roy Charlemaine infourmé de l'entreprinse, mais il ne vouloit pas pour tant rompre ne defaire son voiage d'Espaigne ne son emprinse. Et disoit :

"Laissiés-le amasser et s'enarroyer en Bretaigne, ce nous sera ung petit de choses à délivrer le pays de lui et de ses gens, après que nous aurons acquittié les terres de deçà les mons et tout réduit à la foy crestienne."

Le roman d'Aquin ou la conqueste de la Bretaigne par le roy Charlemaigne, chanson de geste du XIIe siècle publiée par F. Joüon des Longrais, Nantes, Société des bibliophiles bretons et de l'histoire de Bretagne, 1880.

A suivre...