dimanche 29 décembre 2013

La chanson d'Aiquin, ou Charlemagne en Bretagne

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la Chanson d'Aiquin n'est pas notre épopée la plus connue. Il y a de bonnes raisons à cela. L'oeuvre, peut-être composée au XIIe siècle, ne nous est parvenue que dans un manuscrit très tardif et délabré. Le début manque, la fin également, et même la portion de texte conservée (un peu plus de 3000 vers) présente quelques lacunes. Pire encore : la chanson, rédigée en décasyllabes, présente une quantité énorme de vers fautifs, de onze ou neuf syllabes, ou encore mal coupés : le texte est vraisemblablement tombé entre les pattes d'un copiste malhabile, voire d'un de ces exécrables remanieurs qui, à la fin du Moyen Âge, s'efforçaient de rajeunir les chansons anciennes, et que Léon Gautier fustige à juste titre. En l'état, la valeur littéraire de ce débris, miraculeusement sauvé, peut donc paraître médiocre.

Il est infiniment regrettable que le texte soit si fragmentaire, car les prolepses et les analepses qui y figurent nous indiquent que les parties manquantes devaient livrer de précieux renseignements sur Salomon de Bretagne. Ce personnage récurrent de la matière de France, qui ne joue nulle part ailleurs les premiers rôles et possède quelques prétentions à l'historicité, devenait roi de Bretagne dans la fin perdue du poème. Sans doute cette dignité était-elle la récompense de quelque haut fait, mais la portion de texte conservée ne nous en apprend pas grand-chose.

Pourtant, de nombreuses raisons devraient recommander ce monument à la curiosité de l'honnête homme, et je vais vous les exposer.

Tout d'abord, si nous savons passer outre la forme détestable infligée au texte par le remanieur, la chanson présente un caractère d'ancienneté frappant : des premières chansons de geste, composées avant que le genre ne dérive vers le romanesque, l'intrigue d'Aiquin a la simplicité, la pureté austère et pour ainsi dire romane, l'unité d'action, le souffle épique. Les caractères des héros et ceux de leurs ennemis sont taillés à la serpe, mais empreints de grandeur. Certaines scènes, comme l'engloutissement sous les eaux de la ville de Gardaine ou la résistance désespérée du duc Naimes et de ses hommes sur l'île de Cézembre, sont d'une majesté digne du Roland.

En outre, Aiquin occupe une place à part dans la "Geste du Roi", dans la mesure où il s'agit presque de la seule chanson de geste (si l'on écarte Les Enfances Ogier) qui se situe (du point de vue narratif ; la question des dates de rédaction est une toute autre affaire) entre Mainet et Aspremont, c'est à dire entre les exploits de jeunesse de Charlemagne et le moment où Roland devient le compagnon actif de l'empereur. Il s'agit donc de la seule et unique épopée qui donne le premier rôle aux "cadres" de l'univers carolingien, ces personnages, tels que le duc Naimes, le maréchal Fagon ou Salomon de Bretagne, qui forment la "vieille garde" des barons de Charles et sont partout ailleurs relégués au second rang par les jeunes preux de la génération de Roland. Charlemagne lui-même, souvent confiné dans un rôle d'inspirateur des exploits guerriers et de pivot autour duquel se meuvent les autres héros, est ici un protagoniste important et actif.

De plus, Aiquin est l'unique chanson de geste se déroulant en Bretagne. On lui donne parfois le titre de "Conquête de la Bretagne par Charlemagne", mais il est mal choisi : Charlemagne n'y est pas un conquérant, mais un libérateur, accouru à la demande des barons bretons, ses vassaux, pour aider à repousser un envahisseur païen qui n'est autre qu'Aiquin, le roi de "Nort-Pays". L'épopée a été composée par un trouvère breton, qui en situe précisément les épisodes dans son terroir, prête aux belligérants des itinéraires réalistes que l'on peut suivre pas à pas, évoque de manière pittoresque des lieux qui lui sont bien connus, met en scène des héros bretons aux fiefs bien repérables, et fait en somme de la couleur locale comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Tout cela confère à Aiquin une atmosphère particulière et un charme diffus.

Le récit baigne dans un merveilleux breton non dénué de poésie, mais qui n'est pas celui, littéraire, courtois et quelque peu factice, des romans arthuriens, qui sont "bretons" comme Les Natchez de Chateaubriand sont un roman américain. Ici, nous sommes au contact direct du légendaire des anciens bretons, où l'ont rencontre saints locaux aux miracles bizarres, villes englouties et une étrange princesse bâtisseuse qu'accable la découverte d'un corbeau mort.

Enfin, il faut signaler que cette chanson est la seule qui mette Charlemagne aux prises, non pas avec les Saxons ou les Sarrasins d'Espagne, mais avec des Vikings. Il s'agit, il est vrai, d'un anachronisme, et pourtant la chanson conserve le souvenir, certes assez vague, de faits historiques : les expéditions scandinaves qui ont réellement frappé la Bretagne au Xe siècle. Aiquin est, semble-t-il, le reflet littéraire d'un chef viking assez obscur qui a pu s'appeler Hakon.

Le poète du XIIe siècle ne disposait sur les Vikings que de données assez minces. Il les dépeint tout naturellement comme des "Sarrasins" conventionnels, adorant, comme tous leurs coreligionnaires épiques, Mahomet, Tervagant et les autres. Pourtant, certains détails trahissent leurs origines scandinaves : le nom de "Norrois" qui leur est donné, le royaume de "Nort-Pays" dont ils sont originaires, leur fréquente utilisation de navires pour voyager d'un point de la Bretagne à un autre et leur habileté de marins, qui n'a rien de typique des Païens de chanson de geste.

Et si tout cela ne vous convainc pas de l'intérêt de cette chanson, reste à souligner les liens qui la rattachent à la figure de Bertrand du Guesclin, notre fameux connétable. Mais ce sera l'objet d'un prochain billet.

samedi 28 décembre 2013

Un baron révolté est-il un hors-la-loi ?

Le site des Cahiers de Recherche Médiévales et Humanistes propose de nombreux articles portant sur la chanson de geste. A titre d'exemple, je reproduis ici le début d'un texte de Philippe Haugeard sur le droit féodal dans Girart de Roussillon :

"Un baron révolté est-il un hors-la-loi ? La question peut paraître de faible rendement de prime abord. Apposer le concept de hors-la-loi au type épique du vassal rebelle ne semble pas en effet autre chose que soulever une nouvelle fois un problème qui a déjà été amplement traité par la critique, celui de la responsabilité du héros dans le déchaînement de violences que provoque sa révolte dans les chansons de geste dites « des vassaux rebelles ». Les termes de ce problème sont désormais solidement établis : victime d’un déni de justice ou d’un abus de pouvoir, le héros entre en conflit avec la puissance royale pour défendre sa personne et ses droits ; le conflit s’éternise et s’intensifie en violence, les deux ennemis étant animés par la même démesure et le même orgueil ; si la responsabilité du conflit est d’abord, indiscutablement, du côté du souverain, la question juridique des droits et des torts se complique par la suite, le baron révolté commettant à son tour, lui ou ses alliés, des crimes qui le condamnent et qui ne font qu’attiser la haine du souverain ; en dépit de la négativité du souverain en tant que personne, les chansons de révolte ne remettent pas en cause la royauté comme institution, à laquelle elles sont favorables et qu’elles font triompher finalement de la rébellion du vassal. Une idéologie royale sous-tend ainsi la rédaction de textes qui inscrivent la révolte et la violence de ses développements dans le cadre juridique de la féodalité, non pas pour trancher les questions de droit, mais pour tirer parti de la complexité des situations et accroître la tension dramatique d’un conflit dont le ressort premier n’est en réalité ni politique, ni juridique, mais proprement psychologique :

Quelles que soient les modalités narratives de l’ouverture des crises […], c’est toujours l’orgueil, le sens du lignage ou une insuffisante maîtrise de soi qui sont les vrais principes générateurs des conflits. Le roi, le vassal, éventuellement les traîtres, le droit, la justice sont les éléments cristallisateurs et les supports de la crise dans cet univers du politique où se meut normalement la chanson de geste. Ils jouent, bien entendu, un rôle important : mais ils ne constituent peut-être pas le vrai sujet de ces œuvres. La surdétermination des conflits, dans tous les cas de figure que nous avons pu examiner, le laisse déjà supposer : en compliquant la question des responsabilités, et en soulignant l’échec des voies judiciaires, les auteurs prouvent qu’ils ne cherchent pas à illustrer des situations emblématiques pour dire le droit ou le tort des parties.

Après de telles analyses on voit mal de prime abord ce que le concept de hors-la-loi pourrait apporter de plus à la réflexion critique sur la révolte du vassal – réflexion critique qui ne pose d’ailleurs pas la question en termes de loi mais de droit.

Mais tout l’intérêt du concept de hors-la-loi se trouve justement là, dans l’obligation qu’il génère de prendre en compte une notion de toute évidence jugée inappropriée par la critique (c’est un constat, pas un reproche) pour interroger les comportements des protagonistes des chansons de révolte, individus qui se réfèrent volontiers au droit et à l’éthique pour justifier leurs actes et leurs choix mais qui n’apparaissent pas en effet soumis à un corps unique de règles et de principes à valeur universelle et constituant pour eux un ordre supérieur contraignant, reconnu par tous et s’imposant à tous de la même façon. La périphrase « hors-la-loi » suppose au contraire un monde régi par un ordre clair, repérable et immédiatement identifiable – cette loi qu’on peut respecter ou enfreindre, ensemble de prescriptions et d’interdictions devenu comme tangible, constituant un espace presque physique à l’intérieur ou à l’extérieur duquel l’individu choisit de vivre ou d’agir, et qui, s’imposant à tous sans abolir la liberté de chacun de s’y soumettre ou de s’en affranchir, dessine une ligne de partage clairement visible entre les justes, les honnêtes gens d’un côté, l’immense majorité des hommes, et les mauvais, les vils criminels de l’autre côté, une poignée d’individus qui font exception et qui sont l’objet d’une condamnation générale et unanime. Inadéquat donc, a priori, pour qualifier le héros des chansons de révolte (comme d’ailleurs tous leurs autres protagonistes), le concept de hors-la-loi remplira ici une fonction essentiellement heuristique : en effet, la question du baron rebelle hors-la-loi constitue pour nous une hypothèse de recherche à partir de laquelle nous croyons possible d’approfondir notre connaissance des dimensions juridiques, éthiques et psychologiques des conflits sanglants qui font la matière des chansons du cycle des barons révoltés, œuvres qui décrivent une société féodale profondément travaillée par la question du droit, mais où le droit n’est pas encore la loi.

L’étude portera sur Girart de Roussillon. Pour deux raisons. La première est que l’auteur marque peu d’intérêt pour les récits de bataille, préférant à l’héroïsme épique de la guerre les développements à caractère juridique : les scènes de conseil, d’ambassade et de négociation sont nombreuses et occupent une place exceptionnelle par rapport à la production épique contemporaine ; le texte propose ainsi une ample matière à partir de laquelle il est possible de mieux cerner la réalité de ce qu’on appelle communément le droit féodal, notion à laquelle la critique littéraire recourt volontiers, sans toujours s’interroger suffisamment sur ce dont il s’agit exactement au XIIe siècle. La deuxième raison est que le héros finit par porter seul la responsabilité du déchaînement de violence que provoque sa résistance à l’abus de pouvoir que représente la tentative de Charles Martel de reprendre par la force à Girart les terres qu’il lui avait concédées auparavant en alleux ; le tort, dans le déclenchement de l’interminable et désastreux conflit qui oppose les deux protagonistes, est indiscutablement du côté du roi mais c’est Girart que l’on voit, à un certain moment du récit, devoir prendre la fuite, se cacher et faire l’expérience d’une souffrance physique et morale puis d’une déchéance sociale explicitement données comme le châtiment de son orgueil – cet orgueil de grand seigneur qui l’a conduit à contester l’autorité du souverain et, ce faisant, à mettre à feu et à sang le royaume, emporté parfois par une haine qui l’aveugle et le pousse à commettre des gestes impies. Banni par le roi, maudit des hommes, châtié par Dieu, le héros devient un paria et un réprouvé qui a profondément porté atteinte, par sa démesure, à l’ordre des choses. Parmi les différentes chansons des barons rebelles, Girart de Roussillon nous paraît donc particulièrement propice pour poser la question du rapport entre le droit, censé régir les relations humaines dans le sens de l’harmonie sociale, et la violence – violence dont la responsabilité incombe aux individus mais dont le déchaînement est favorisé par la nature même du droit auquel se réfèrent ces mêmes individus, un droit qui est avant tout une morale de classe et qui s’avère incapable de brider la volonté de puissance des principaux protagonistes du récit : le droit, omniprésent pourtant dans Girart de Roussillon, ne fait donc pas force de loi, et cela parce qu’il n’est pas encore de même nature que la loi – c’est ce que nous voudrions montrer."

Référence papier
Philippe Haugeard, « Un baron révolté est-il un hors-la-loi ? », Cahiers de recherches médiévales, 18 | 2009, 279-291.

Référence électronique
Philippe Haugeard, « Un baron révolté est-il un hors-la-loi ? », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 18 | 2009, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 28 décembre 2013. URL : http://crm.revues.org/11712 ; DOI : 10.4000/crm.11712