Les réécritures de chansons de geste que je vous ai proposées ici n'ont pas eu tout-à-fait l'effet escompté. D'abord, parce qu'il me semble que peu de lecteurs ont eu la patience de les lire, ce que je peux comprendre. Ensuite, parce que, si j'en juge par les commentaires recueillis, mes lecteurs sont peut-être passés à côté des enjeux les plus intéressants de ces textes.
Prenons le cas de Charles Martel, par exemple. Il est bien évident qu'au moyen âge, les mythes entourant le personnage n'ont pas pour fonction première de prôner le rejet des Sarrasins d'Espagne, qui n'y figurent d'ailleurs qu'à la marge, pour fournir une nécessaire opposition, et pourraient sans inconvénient être remplacés par d'autres ennemis. La chanson de Garin le Lorrain, une de nos plus fameuses épopées, en fait d'ailleurs des Vandales. Ailleurs, ce sont des Saxons. Cela n'importe guère.
Ce qui importe, en revanche, c'est que ces récits affirment la continuité de la dynastie royale, en faisant de Charles Martel le descendant d'une mérovingienne imaginaire, Blithilde, et en lui faisant épouser la fille d'un roi mérovingien, ce qui légitime pleinement Pépin le Bref et, bien sûr, Charlemagne. Citons par exemple le Myreur des Histors, du gesteur et chroniqueur Jean d'Outremeuse :
"Ons dist que la lignie Clovis, le promier roy de Franche cristien, fallit à Pipin et à Char-Martel son père ; mains chu n’est pais veriteit, car Char-Martel oit le filhe le roy de Franche Hildebert, dont ilh issit Pipin. Et encors issit Pipin et son père Char-Martel d’altre costeit del roy Cloveis, car li roy Clotaire, ly fis Cloveis, oit une une filhe qui fut nommée Blitilde, laqueile oit à marit Albert le senateur de Austrie ; si en oit I fis qui oit à nom Adulphe, qui fut prevoste d’Austrie : et chis fut li père sains Arnuls l’evesque de Mes, qui avoit esté mariés et prevoste d’Austrie awec Pipin, le fis Farlamant, duc de Campangne, al temps le secon Clotaire, roy de Franche ; lyqueis sains Arnuls oit de sa femme, qui oit à nom Doda, et en oit II fis, assavoir Clodulphe, qui fut evesque de Mes apres son père, et Ansegis qui oit à femme sainte Beghe : si en issit Pipin le Gros, le peire Char-Martel. Enssi appert que Char-Martel issi de propre sanc Cloveis, qui fut ly promier roy cristien de Franche."
Oui, je sais, c'est du moyen françois. Y en a encore qui vont râler. Faites un effort, bande de pignoufs, vous verrez que c'est très lisible ! Non, mais qui est-ce qui m'a fichu des branlotins pareils...
Donc, les Carolingiens, par les femmes, descendent des Mérovingiens. Des récits similaires existent d'ailleurs pour raccorder, de la même façon, les Capétiens aux Carolingiens. Pour les hommes du moyen âge, tous nos rois ne sont qu'une seule et même lignée sacrée, régnant sans interruption depuis Clovis, et même depuis son ancêtre mythique Faramond. Notez que les textes affirmant cette filiation ne sont pas que des épopées naïves. On la trouve dans des ouvrages savants, à vocation historique, tels que les Chroniques, latines et françaises, élaborée en l'abbaye de Saint-Denis. Ces élucubrations généalogiques sont, avec des variantes, couramment acceptées à l'époque.
Ce sont encore nos chansons de geste qui sont les plus simples. Alors que les ouvrages historicisants se perdent en complexes considérations lignagères, nos épopées, plus populaires de ton et moins faussement érudites, se contentent souvent d'assurer rondement que Charles Martel était tout simplement déjà roi, et roi légitime, sans que nulle rupture dynastique soit seulement mentionnée. Du moins est-ce le cas dans toutes les chansons où Charles Martel n'est qu'un personnage de second plan. Dans les œuvres dont il est le héros, comme les Histoires de Charles Martel de David Aubert, la filiation par les femmes apparaît. Et tout le monde est content.
Et la loi salique, dans cette choucroute, me demanderez-vous ? Normalement, ça vaut pas, la filiation par les femmes !
Eh bien, nous en reparlerons.