vendredi 23 août 2013

Luigi Pulci, le railleur ému

Nous avons parcouru du chemin, depuis que nous sommes partis, en plein moyen âge, sur les routes de pèlerinage en direction de Rome, dans le sillage de nos jongleurs. Nous voici auprès de Pulci, Boiardo et l'Arioste, ces trois grands poètes de la Renaissance italienne.

Halte !

Nous allons passer quelques moments en leur compagnie. Ils le méritent bien, et notre vieil ami, Léon Gautier, aimerait nous en dire quelques mots. Laissons-lui ce loisir : en général, on gagne à l'écouter.

"C'est dans la seconde moitié, ou plutôt, vers la fin du XVème siècle que nous faisons commencer cette quatrième et dernière période de notre histoire de l'Epopée française en Italie à laquelle nous avons pu donner le nom de "Renaissance". Le mot d'ailleurs ne saurait s'appliquer ici à notre épopée expirante, mais à la poésie italienne qui, en pleine et superbe floraison, ne nous empruntera plus désormais que les noms de nos héros et quelques traits de leur légende.

Cette "Renaissance" ne s'explique que trop bien, si l'on songe à l'avalanche de méchants petits poèmes, consacrés surtout à Roland et à Renaud, qui exerçaient de véritables ravages dans la littérature italienne à l'époque où Pulci parut. 

Celui-ci n'était pas sans connaître, de façon à tout le moins indirect, les fictions venues de France. A coup sûr, la légende de Roland lui était familière et son Morgante, au dire des meilleurs juges, n'est sans doute que "le remaniement d'un poème ignoré" qui devait avoir des sources françaises. Entre la Spagna en prose et le poème de Pulci, Pio Rajna a constaté certaines rencontres qui ne sauraient surprendre.

Quant au héros du Morgante, c'est un géant qui, comme on l'a observé avant nous, n'est guère qu'"une caricature  de Ferragus, de Rainouart" et de tous ces géants un peu niais et très brutaux dont les poèmes français sont peuplés. Rien ne provoquait mieux le rire de nos pères que de voir une force grossière, mise parfois au service du bien. Pulci a poursuivi la tradition, et a mis son héros au service de Roland dont il devient l'écuyer.

A travers les péripéties plus ou moins banales d'une guerre de Charles contre les païens, on voit, dans le Morgante, passer et repasser sans cesse les figures bien connues de Roland et de Renaud. Ce qu'il y a de nouveau, ce n'est certes pas le canevas de l'oeuvre, mais c'est la broderie. On pourra longtemps encore discuter ce poème étrange, mais ce qui est certain, c'est qu'il faut y voir une manière de Don Quichotte, une parodie, une satire.

Seulement c'est un Don Quichotte plus dissimulé que l'autre, une parodie qui n'a pas l'air d'en être une, une satire ingénieusement "enveloppée". Agacé par la lecture de ces poèmes stupides qui pullulaient de son temps et par cette idiote chevalerie qui y triomphait, Pulci s'est irrité, mais sans violence, et a su si bien cacher son jeu que ses contemporains s'y sont laissés prendre et l'ont pris au sérieux.

Mais, chose plus surprenante, ce railleur a fini, comme nous le verrons plus loin, par s'émouvoir lui-même et par éclater en larmes. Quand il raconte la mort de Roland, quand il montre le héros ficher en terre sa Durendal et baiser la croix de son épée, quand il s'écrie à cette vue : "O dolce fine, o anima ben nata", il sent que l'émotion lui étrangle la voix, il s'écrie en dedans : "Que c'est beau !" et il pleure pour de vrai.

Il y a, pour l'honneur de la race humaine, bien peu de railleurs qui n'aient pas de ces moments-là."

Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1894.

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