vendredi 16 août 2013

Le franco-italien

Le principal obstacle à la diffusion de nos chansons de geste en Italie tenait bien sûr à la barrière de la langue. Les chansons de geste sont, presque toutes, des textes de langue d'oïl. (Il en existe quelques-unes qui sont écrites en langue d'oc (Girart de Roussillon, Daurel et Beton, Aigar et Maurin, Roland à Saragosse, le Fierabras et le Ronsasvals occitans), mais elles ne pèsent pas lourd face à la centaine de textes de langues d'oïl ; d'ailleurs la plupart de ces épopées occitanes sont des adaptations d'originaux de langue d'oïl.) Comment donc diffuser ces épopées de langue d'oïl en un pays de langue de si ?

La solution à ce problème a pris la forme d'un phénomène tout-à-fait étonnant, dont il y a peu d'exemples dans l'histoire humaine : la création d'une langue artificielle, sans aucun locuteur naturel, une langue purement littéraire destinée uniquement à vehiculer des textes poétiques, et encore pas tous. Cette langue, le franco-italien (ou franco-vénitien) a servi quasi-exclusivement à diffuser les épopées de la matière de France. Tout au plus le poète Nicolas de Vérone s'est-il permis de l'employer dans sa Pharsale et sa Passion du Christ, des œuvres dont les sujets pouvaient justifier l'utilisation de la forme épique.

Comment en est-on arrivé à la création de cette langue factice ? Ici, j'atteins la limite de ma compétence. La question est gravement débattue par de doctes chercheurs italiens ; pour autant que je sache, elle n'est pas résolue. Les poètes italiens semblent avoir ressenti, dans un premier temps, le contenu nos épopées comme indissociables de la langue et de la technique littéraire (très raffinée, comme l'a démontré Jean Rychner dans son Art épique des jongleurs, même si le lecteur moderne peut avoir du mal à la goûter) qui le transmettaient. 

Une hypothèse veut qu'ils aient donc essayé, en réécrivant nos épopées ou en en composant de nouvelles, de le faire en français, mais en utilisant involontairement, par habitude, des tournures et des désinences italiennes. Ensuite, tout en conservant la volonté de s'inscrire dans un moule formel venu de nos chansons, ils auraient cessé de vouloir écrire dans notre langue. Mais ce ne sont là que conjectures.

En tout cas, certains textes en franco-italien restent très proches de la langue d'oïl, et demeurent donc parfaitement lisibles pour les habitués de l'ancien français. D'autres, plus proches de l'italien, deviennent d'un abord extrêmement ardu. Un exemple valant mieux qu'un long discours, voici quelque vers tirés de la Geste francor, une compilation de chansons de geste en franco-italien :

Entendés, segnur, qe Jesus beneie,    (Entendez, seigneurs que Jésus bénisse)
Le glorioso, le filz sante Marie.         (Le glorieux, le fils de sainte Marie)
Quant li Danois oit a Karlo otrie       (Quand le Danois eut accordé à Charles)
Qe li fara tota sa comandie,              (Qu'il obéirait à sa volonté)
Li emperer altament li mercie.          (L'empereur l'en remercie hautement)
Elo li parla et dist cun cera pie :        (Il (Ogier) dit, la mine piteuse)
"Ai, mon segnor, quant me faro partie,      (Ah, mon seigneur, quand je serai parti)
En vesta guarda eo lasero mon fie,           (je laisserai mon fils en votre garde)
Qe amo plus qe nula ren qe sie."              (lui que j'aime plus que toute chose)

La Geste francor, édition par Leslie Zarker Morgan, 2009. Traduction par mes soins.

(Dans ce passage, Ogier le Danois, qui a été désigné pour une mission périlleuse par Charlot, le fils de Charlemagne, qui le hait, recommande son fils Baudouin à l'empereur avant de partir.)

Comme vous pouvez le voir, ce n'est pas vraiment de l'italien, mais ce n'est plus du français.

Dans un prochain billet, nous survolerons cette littérature en franco-italien et sa postérité.

2 commentaires:

  1. Passionnant ! J'ignorais absolument l'existence de cette langue.

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    1. Ce qui n'a rien d'étonnant, le sujet étant des plus obscurs.

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