Les chansons de geste en franco-italien furent progressivement remplacées par des chansons en langue italienne, les cantari. Certaines de ces œuvres sont des adaptations plus ou moins libres des chansons franco-italiennes, d'autres sont des créations originales, fortement tributaires du renouvellement de la matière épique initié par L'Entrée d'Espagne. Une loi du monde littéraire semble vouloir qu'un grand auteur soit toujours suivi d'une cohorte d'épigones. Ce fut le cas du Padouan, et ceux qui s'engagèrent à sa suite dans la voie de l'aventure chevaleresque ne traitèrent pas souvent ce thème aussi adroitement qu'il l'avait fait.
Je me dois de préciser que, personnellement, je n'ai jamais lu de ces cantari. La plupart sont encore inédits, même en Italie, et à ma connaissance aucun n'a été traduit. Les chercheurs qui veulent se pencher sur eux doivent encore aller consulter les manuscrits dans les bibliothèques où ils reposent. Ceux qui ont fait cet effort tiennent cette littérature en assez piètre estime. Peut-être pèchent-ils par excès de sévérité, et peut-être découvrira-t-on à l'avenir de remarquables cantari. Mais dans l'ensemble, les successeurs du Padouan s'étaient engagés sur une mauvaise pente. Traduites en espagnol, leurs œuvres sont de celles qui brouilleront la cervelle du malheureux hidalgo de la Manche.
Il faut cependant signaler que, de cette littérature d'un intérêt discutable, quelques œuvres émergent. Notamment les Reali di Francia d'Andrea de Barberino, de la fin du XIVème ou du début du XVème siècle. Il s'agit surtout, il est vrai, d'une compilation en prose de récits tirés de chansons antérieures. Mais l'auteur a une belle plume, de l'imagination et un vrai souci de la cohérence des œuvres disparates qu'il fond en un tout, sans hésiter à remplir les blancs de la légende avec des additions de son cru. Ses Reali sont peut-être la meilleure synthèse du cycle carolingien, la seule qui puisse, dans une certaine mesure, se comparer aux grandes sommes arthuriennes en prose du XIIIème siècle. En cela, Andrea de Barberino était peut-être aidé par le fait qu'étant italien, il pouvait s'affranchir sans aucune vergogne des données de l'Histoire de France, qu'il traite avec un mépris superbe pour écrire de l'épopée pure. Les compilateurs français, en essayant de ménager la chèvre et le chou, Eginhard et Turold, finissent généralement par n'être à la hauteur d'aucun des deux.
A la fin du XVème siècle, deux poètes, dépassant de la tête et des épaules la foule des débiteurs de cantari, se signalent en composant, dans le cadre de la matière de France, deux poèmes important, de considérables dimensions, et sur des sujets nouveaux.
L'un est l'
Orlando innamorato de Matteo Boiardo, dont je vous parlais
ici.
L'autre est le Morgante de Luigi Pulci, oeuvre héroï-comique qui doit son nom a un personnage de géant sympathique et truculent, que Pulci donne pour comparse à Roland et qui tire l'épopée vers le burlesque. L'oeuvre de Pulci a connu un succès mitigé, l'aristocratie ne gouttant qu'à moitié les facéties grossières de Morgante. Elle a néanmoins joui d'un triomphe populaire. Rabelais s'amusa beaucoup du Morgante, et s'en inspira peut-être pour dépeindre ses propres géants drolatiques.
Enfin, l'Arioste donna, au début du XVIème siècle, une suite à l'oeuvre de Boiardo : l'Orlando furioso, qui devait éclipser en célébrité tout ce qui avait précédé. Ce qui veut dire que le public se passionne pour la suite d'une histoire dont il n'a pas lu le début, et dont les personnages ne lui ont pas été présentés.
Non, moi non plus, je ne comprends pas. Les gens sont étranges.
J'ai dit trois mots de l'
Orlando furioso ici. Je vous suggère de savourer ce texte, car j'y ai commis ma plus mauvaise métaphore à ce jour : le "vent lesté", qui figurera au bêtisier de ce blog lorsque j'en composerai un. C'est entièrement la faute de Renaud Camus.
Les trois poètes dont je viens de vous entretenir ont renouvelé l'épopée dans le fond comme dans la forme.
Quant à la forme, ils ont usé d'une strophe héritée de Boccace, l'ottava rima, qui remplace chez eux la laisse épique traditionnelle. Ils y perdent la capacité qu'avaient les chansons de geste à souligner l'action par des laisses qui s'ajustaient à elle, mais les strophes courtes et énergiques dont ils usent valent incontestablement mieux que les longues laisses énervées et flasques des chansons de la décadence.
Quant au fond, tous trois délaissent largement les thématiques épiques traditionnelles pour s'engager entièrement sur la voie, ouverte par le Padouan, de l'aventure solitaire : chevaliers errants, merveilleux feérique et intrigues amoureuses pulluleront sous leur plume. Il faut toutefois leur reconnaître qu'ils traiteront avec grand talent ces thèmes, qui en des mains plus malhabiles n'engendrent que médiocrité et mauvais feuilleton avant la lettre.
C'est de ce trio de poètes, et de l'Arioste plus que des autres, que vient l'image que nous avons de l'épopée italienne, un peu frivole, mais tellement gracieuse ! Désormais, l'épopée italienne, née de nos chansons de geste, s'en éloigne irrémédiablement. Les chansons de geste en franco-italien parlaient encore de Renaud, d'Ogier et de Roland. A présent, ils disparaissent pour céder la place à Rinaldo, Uggieri et Orlando, qui leur ressemblent bien encore un peu, mais qui en diffèrent déjà à tellement d' égards !
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Mais non, pas celui-là, enfin ! |
On pouvait s'attendre à ce que notre cycle épique, divisé en deux branches, suive désormais, en France et en Italie, deux chemins séparés.
Ce ne fut pas le cas.