samedi 31 août 2013

Boiardo, le fantaisiste

Lorsque j'ai entrepris de vous parler de la fortune rencontrée en Italie par nos épopées, mon but avoué était de finir par nous ramener en France, l'aventure italienne n'étant qu'un détour nécessaire à la compréhension de ce qu'a été l'histoire de notre matière après le Moyen Âge. Je n'ai jamais perdu cet objectif de vue, mais, force m'est de l'avouer, on ne peut pas dire que j'y vole promptement. Le sujet est vaste, le trajet sinueux, et ma capacité à garder de la suite dans les idées limitée. Essayons tout de même de reprendre notre fil.

"Ce n'était pas un railleur que l'auteur de l'Orlando Innamorato ; mais un fantaisiste, un dilettante, nous allions presque dire un romantique. Bojardo, en homme d'esprit, avait compris qu'on ne pouvait pas encore se passer en Italie des héros français et qu'il n'y avait encore en son pays, ni dans le monde entier, de figures aussi universellement, aussi puissamment populaires. 

Au reste que lui importait le cadre ? Un siège de Paris par les païens, c'était bien vulgaire assurément, et Roland lui-même était un héros dont on avait étrangement abusé. Mais est-ce qu'un peintre habile n'est pas de taille à rajeunir un vieux sujet ? Est-ce qu'il ne lui est pas permis d'imaginer un épisode nouveau et de se servir d'autres couleurs que ses devanciers ? Est-ce qu'il n'y a pas enfin l'éternelle variété des caractères, des passions, des âmes ?

Sans doute, Bojardo n'a pas de profondeur, mais il a de l'éclat, de la verve, et surtout une féconde, une inépuisable imagination. Nul n'en a mieux parlé que G. Paris, qui lui a consacré une des plus belles pages de son Histoire poétique de Charlemagne

"L'auteur de l'Orlando Innamorato, dit-il, ajoute à sa matière un élément nouveau, l'amour : non pas l'amour chaste et presque austère de Roland pour Aude, mais l'amour romanesque, chevaleresque et galant né dans les contes de la Table Ronde. A cela s'ajoutent la pompe, les fêtes, les brillants tournois. La surprise, provoquée par des enchantements perpétuels, des coups d'épée extravagants, des aventures du fantastique le plus libre, remplace le sérieux intérêt de la lutte entre païens et chrétiens ; tout un monde impossible, vrai rêve d'une cour italienne du XVIème siècle, se dresse devant l'esprit qu'il éblouit de ses prestiges, mais pour s'évanouir, sans y laisser de traces. Comme poète épique, Bojardo ne peut être pris au sérieux, surtout par nous qui mesurons la distance entre son échafaudage de théâtre et les vieux monuments de la grande tradition populaire. Sa grande gloire est d'avoir préparé l'Arioste."

Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1894.

jeudi 29 août 2013

Faut-il manger les Syriens ?

Dans un précédent billet, nous avons vu qu'il arrivait, lors de la Première Croisade, que les Syriens, se prévalant de leur qualité de chrétiens pour se faire admettre, se mêlassent à l'ost des Croisés afin de l'espionner. Heureusement, l'un des barons francs, personnage matois et madré, avait trouvé la parade à des infiltrations de ce genre. Il s'agissait de ce diable de Bohémond de Tarente, qui conjuguait rouerie normande et fourberie sicilienne.

Laissons René Grousset nous raconter l'épisode, qui prend place durant le siège d'Antioche.

"Des espions musulmans, déguisés en Arméniens, infestaient l'armée franque. On ne savait comment s'en débarrasser. Bohémond s'en chargea. Un soir, à l'heure du dîner, il pria ses cuisiniers de lui accommoder pour sa table un lot de prisonniers turcs. "On leur coupa la gueule, dit le chroniqueur, on les embrocha et on se prépara à les faire rôtir." A qui l'interrogeait sur ces étranges préparatifs, Bohémond, le plus naturellement du monde, répondit qu'on améliorait l'ordinaire de l'état-major en mettant les espions à la broche. Tout le camp accourut pour s'assurer du fait. Rien de plus exact : les Turcs, dûment lardés, cuisaient à grand feu. Le lendemain tous les espions, horrifiés, avaient disparu sans demander leur reste."

L'épopée des Croisades, René Grousset, Perrin, 1995.

L'anecdote figure dans la Chanson d'Antioche, une chanson de geste du cycle de la Croisade. En la lisant pour la première fois, j'ai cru qu'il s'agissait d'une de ces outrances épiques, de ces plaisanteries héneaurmes qu'affectionnaient les gesteurs et leur public. Mais non : des chroniqueurs tout-à-fait sérieux rapportent également la chose.

Sous un autre billet, l'ami Aristide remarquait que tout est dans les chansons de geste, même la recette du far au pruneau. Le far au pruneau, je n'en suis pas certain, mais on y trouve tout de même la recette du Turc au lard, plat plus original.

mercredi 28 août 2013

On ne peut pas faire confiance aux Syriens

"Les Syriens sont assez rarement nommés. Dans la Chanson de Guillaume, il est question des "païens de Syrie". Dans la Chanson de Roland, un Syrien vient annoncer à l'émir Baligant l'approche des armées de Charlemagne. Mais quel est exactement ce Syrien ? Il est informateur, presque espion. Il renseigne l'émir sur les mouvements de l'armée chrétienne. Son rôle est tout à fait conforme à celui que les Syriens chrétiens jouent très souvent chez les chroniqueurs de la 1ère Croisade, notamment lors du siège d'Antioche par les Croisés en Octobre 1097 :

"Les Arméniens et les Syriens, qui étaient à l'intérieur de la ville, écrit le Chroniqueur Anonyme, en sortaient comme pour fuir et se trouvaient chaque jour avec nous, tandis que leurs femmes restaient dans la cité. Ils s'enquéraient habilement de nous et de notre situation et rapportaient tout à ces excommuniés qui étaient enfermés dans la ville".

Dans Albert d'Aix, un Syrien chrétien est envoyé en 1098 par le gouvernement d'Azaz auprès de Godefroi de Bouillon pour lui demander du secours contre le malik d'Alep Ridwan. Un autre, au siège de Jérusalem, indique aux Croisés où l'on peut trouver du bois pour construire des machines de siège. Un prêtre syrien fait abandonner aux Turcs la construction d'une forteresse dans le Val Moïse en 1108 en leur annonçant la fausse nouvelle de l'approche du roi de Jérusalem avec toutes ses forces. On le voit : le Syrien de la Chanson de Roland ne joue pas un rôle sans lien avec la réalité historique.

Le rôle équivoque du Syrien de la Chanson de Roland, la présence d'un corps d'Arméniens chrétiens dans l'armée de Baligant ont été relevés par Bédier. "Notre surprise, écrit-il, n'est autre que celle dont furent remplis les Croisés, quand ils constatèrent la présence d'Arméniens et de Syriens dans les armées de Corbaran et de Cassian". La relation qui s'établit ici entre la Chanson de Roland et l'expérience de la 1ère Croisade peut faire supposer que la Chanson de Roland est postérieure ou du moins contemporaine de la 1ère Croisade.

Ajoutons que le Syrien de la Chanson de Roland n'est vraisemblablement pas un Syrien musulman d'Espagne. Les Syriens établis en Espagne à l'époque de la conquête et de l'islamisation de l'Espagne formaient une aristocratie militaire installée sur des fiefs héréditaires. Notre Syrien a dans la Chanson un rôle obscur incompatible avec un tel rang.

Dans la Chanson de Mainet figurent des Syriens de religion musulmane qui forment un détachement de 10 000 hommes sous la conduite de Mainet et qui demanderont spontanément le baptême après la victoire. Cette conversion peut avoir été imaginée par le poète en raison de l'instabilité politique et de l'opportunisme des Chrétiens de Syrie, dont les chroniqueurs des croisades fournissent de nombreux exemples, qu'il s'agisse de Syriens chrétiens ou d'Arméniens."

Les Musulmans dans les Chansons de Geste du Cycle du Roi, Paul Bancourt, Université de Provence, 1982.

vendredi 23 août 2013

Luigi Pulci, le railleur ému

Nous avons parcouru du chemin, depuis que nous sommes partis, en plein moyen âge, sur les routes de pèlerinage en direction de Rome, dans le sillage de nos jongleurs. Nous voici auprès de Pulci, Boiardo et l'Arioste, ces trois grands poètes de la Renaissance italienne.

Halte !

Nous allons passer quelques moments en leur compagnie. Ils le méritent bien, et notre vieil ami, Léon Gautier, aimerait nous en dire quelques mots. Laissons-lui ce loisir : en général, on gagne à l'écouter.

"C'est dans la seconde moitié, ou plutôt, vers la fin du XVème siècle que nous faisons commencer cette quatrième et dernière période de notre histoire de l'Epopée française en Italie à laquelle nous avons pu donner le nom de "Renaissance". Le mot d'ailleurs ne saurait s'appliquer ici à notre épopée expirante, mais à la poésie italienne qui, en pleine et superbe floraison, ne nous empruntera plus désormais que les noms de nos héros et quelques traits de leur légende.

Cette "Renaissance" ne s'explique que trop bien, si l'on songe à l'avalanche de méchants petits poèmes, consacrés surtout à Roland et à Renaud, qui exerçaient de véritables ravages dans la littérature italienne à l'époque où Pulci parut. 

Celui-ci n'était pas sans connaître, de façon à tout le moins indirect, les fictions venues de France. A coup sûr, la légende de Roland lui était familière et son Morgante, au dire des meilleurs juges, n'est sans doute que "le remaniement d'un poème ignoré" qui devait avoir des sources françaises. Entre la Spagna en prose et le poème de Pulci, Pio Rajna a constaté certaines rencontres qui ne sauraient surprendre.

Quant au héros du Morgante, c'est un géant qui, comme on l'a observé avant nous, n'est guère qu'"une caricature  de Ferragus, de Rainouart" et de tous ces géants un peu niais et très brutaux dont les poèmes français sont peuplés. Rien ne provoquait mieux le rire de nos pères que de voir une force grossière, mise parfois au service du bien. Pulci a poursuivi la tradition, et a mis son héros au service de Roland dont il devient l'écuyer.

A travers les péripéties plus ou moins banales d'une guerre de Charles contre les païens, on voit, dans le Morgante, passer et repasser sans cesse les figures bien connues de Roland et de Renaud. Ce qu'il y a de nouveau, ce n'est certes pas le canevas de l'oeuvre, mais c'est la broderie. On pourra longtemps encore discuter ce poème étrange, mais ce qui est certain, c'est qu'il faut y voir une manière de Don Quichotte, une parodie, une satire.

Seulement c'est un Don Quichotte plus dissimulé que l'autre, une parodie qui n'a pas l'air d'en être une, une satire ingénieusement "enveloppée". Agacé par la lecture de ces poèmes stupides qui pullulaient de son temps et par cette idiote chevalerie qui y triomphait, Pulci s'est irrité, mais sans violence, et a su si bien cacher son jeu que ses contemporains s'y sont laissés prendre et l'ont pris au sérieux.

Mais, chose plus surprenante, ce railleur a fini, comme nous le verrons plus loin, par s'émouvoir lui-même et par éclater en larmes. Quand il raconte la mort de Roland, quand il montre le héros ficher en terre sa Durendal et baiser la croix de son épée, quand il s'écrie à cette vue : "O dolce fine, o anima ben nata", il sent que l'émotion lui étrangle la voix, il s'écrie en dedans : "Que c'est beau !" et il pleure pour de vrai.

Il y a, pour l'honneur de la race humaine, bien peu de railleurs qui n'aient pas de ces moments-là."

Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1894.

lundi 19 août 2013

De Roland à Orlando

Les chansons de geste en franco-italien furent progressivement remplacées par des chansons en langue italienne, les cantari. Certaines de ces œuvres sont des adaptations plus ou moins libres des chansons franco-italiennes, d'autres sont des créations originales, fortement tributaires du renouvellement de la matière épique initié par L'Entrée d'Espagne. Une loi du monde littéraire semble vouloir qu'un grand auteur soit toujours suivi d'une cohorte d'épigones. Ce fut le cas du Padouan, et ceux qui s'engagèrent à sa suite dans la voie de l'aventure chevaleresque ne traitèrent pas souvent ce thème aussi adroitement qu'il l'avait fait.

Je me dois de préciser que, personnellement, je n'ai jamais lu de ces cantari. La plupart sont encore inédits, même en Italie, et à ma connaissance aucun n'a été traduit. Les chercheurs qui veulent se pencher sur eux doivent encore aller consulter les manuscrits dans les bibliothèques où ils reposent. Ceux qui ont fait cet effort tiennent cette littérature en assez piètre estime. Peut-être pèchent-ils par excès de sévérité, et peut-être découvrira-t-on à l'avenir de remarquables cantari. Mais dans l'ensemble, les successeurs du Padouan s'étaient engagés sur une mauvaise pente. Traduites en espagnol, leurs œuvres sont de celles qui brouilleront la cervelle du malheureux hidalgo de la Manche.

Il faut cependant signaler que, de cette littérature d'un intérêt discutable, quelques œuvres émergent. Notamment les Reali di Francia d'Andrea de Barberino, de la fin du XIVème ou du début du XVème siècle. Il s'agit surtout, il est vrai, d'une compilation en prose de récits tirés de chansons antérieures. Mais l'auteur a une belle plume, de l'imagination et un vrai souci de la cohérence des œuvres disparates qu'il fond en un tout, sans hésiter à remplir les blancs de la légende avec des additions de son cru. Ses Reali sont peut-être la meilleure synthèse du cycle carolingien, la seule qui puisse, dans une certaine mesure, se comparer aux grandes sommes arthuriennes en prose du XIIIème siècle. En cela, Andrea de Barberino était peut-être aidé par le fait qu'étant italien, il pouvait s'affranchir sans aucune vergogne des données de l'Histoire de France, qu'il traite avec un mépris superbe pour écrire de l'épopée pure. Les compilateurs français, en essayant de ménager la chèvre et le chou, Eginhard et Turold, finissent généralement par n'être à la hauteur d'aucun des deux.

A la fin du XVème siècle, deux poètes, dépassant de la tête et des épaules la foule des débiteurs de cantari, se signalent en composant, dans le cadre de la matière de France, deux poèmes important, de considérables dimensions, et sur des sujets nouveaux.

L'un est l'Orlando innamorato de Matteo Boiardo, dont je vous parlais ici.

L'autre est le Morgante de Luigi Pulci, oeuvre héroï-comique qui doit son nom a un personnage de géant sympathique et truculent, que Pulci donne pour comparse à Roland et qui tire l'épopée vers le burlesque. L'oeuvre de Pulci a connu un succès mitigé, l'aristocratie ne gouttant qu'à moitié les facéties grossières de Morgante. Elle a néanmoins joui d'un triomphe populaire. Rabelais s'amusa beaucoup du Morgante, et s'en inspira peut-être pour dépeindre ses propres géants drolatiques.

Enfin, l'Arioste donna, au début du XVIème siècle, une suite à l'oeuvre de Boiardo : l'Orlando furioso, qui devait éclipser en célébrité tout ce qui avait précédé. Ce qui veut dire que le public se passionne pour la suite d'une histoire dont il n'a pas lu le début, et dont les personnages ne lui ont pas été présentés.

Non, moi non plus, je ne comprends pas. Les gens sont étranges.

J'ai dit trois mots de l'Orlando furioso ici. Je vous suggère de savourer ce texte, car j'y ai commis ma plus mauvaise métaphore à ce jour : le "vent lesté", qui figurera au bêtisier de ce blog lorsque j'en composerai un. C'est entièrement la faute de Renaud Camus.

Les trois poètes dont je viens de vous entretenir ont renouvelé l'épopée dans le fond comme dans la forme. 

Quant à la forme, ils ont usé d'une strophe héritée de Boccace, l'ottava rima, qui remplace chez eux la laisse épique traditionnelle. Ils y perdent la capacité qu'avaient les chansons de geste à souligner l'action par des laisses qui s'ajustaient à elle, mais les strophes courtes et énergiques dont ils usent valent incontestablement mieux que les longues laisses énervées et flasques des chansons de la décadence.

Quant au fond, tous trois délaissent largement les thématiques épiques traditionnelles pour s'engager entièrement sur la voie, ouverte par le Padouan, de l'aventure solitaire : chevaliers errants, merveilleux feérique et intrigues amoureuses pulluleront sous leur plume. Il faut toutefois leur reconnaître qu'ils traiteront avec grand talent ces thèmes, qui en des mains plus malhabiles n'engendrent que médiocrité et mauvais feuilleton avant la lettre.

C'est de ce trio de poètes, et de l'Arioste plus que des autres, que vient l'image que nous avons de l'épopée italienne, un peu frivole, mais tellement gracieuse ! Désormais, l'épopée italienne, née de nos chansons de geste, s'en éloigne irrémédiablement. Les chansons de geste en franco-italien parlaient encore de Renaud, d'Ogier et de Roland. A présent, ils disparaissent pour céder la place à Rinaldo, Uggieri et Orlando, qui leur ressemblent bien encore un peu, mais qui en diffèrent déjà à tellement d' égards !

Mais non, pas celui-là, enfin !

On pouvait s'attendre à ce que notre cycle épique, divisé en deux branches, suive désormais, en France et en Italie, deux chemins séparés.

Ce ne fut pas le cas.

dimanche 18 août 2013

Au Padouan inconnu, la patrie reconnaissante !

La plupart des chansons de geste franco-italiennes sont des adaptations, plus ou moins altérées, d’œuvres françaises. Avec le temps, des créations originales de qualité apparaissent néanmoins : le Rolandin, qui narre la naissance et la prime jeunesse de Roland ; le Macaire, qui traite des circonstances entourant la naissance de Louis le Débonnaire, le fils de Charlemagne... A vrai dire, la connaissance du contenu du Macaire est attestée de bonne heure en France, si bien que l'on peut supposer l'existence d'un original français perdu. La plus grande partie de cette littérature ne semblait pas promettre à notre cycle épique un avenir radieux.

Cependant, parmi cette floraison d’œuvres souvent médiocres, il en est une qui constitue un jalon important, tant par son indéniable valeur littéraire que par son influence sur les textes postérieurs. Il s'agit de L'Entrée d'Espagne, chanson du XIVème siècle d'un poète anonyme qui nous apprend, au coin d'un vers, qu'il était de Padoue. On l'appelle donc le Padouan, ce qui est bien triste, mais pas plus que d'être connu comme "Saxo Grammaticus" ou "Pseudo-Denys l'Aréopagite"  pour les siècles des siècles.

L'Entrée d'Espagne n'est pas une oeuvre entièrement originale : elle atteint un parfait équilibre entre tradition et innovation. Elle puise à des traditions préexistantes, relatives aux combats livrés par Charlemagne pour franchir les Pyrénées et aller libérer le tombeau de saint Jacques, qui nous sont connues par le Pseudo-Turpin et par le Charlemagne de Girart d'Amiens, notamment : on suppose, là aussi, qu'une chanson de geste française perdue (antérieure à l'oeuvre de Girart qui n'est qu'une compilation) a du exister à ce sujet. Des épisodes de cette légende sont représentés sur les vitraux de la cathédrale de Chartres.

Même s'il a eu un modèle pour le passage de son oeuvre qui concerne la traversée des Pyrénées, le Padouan l'a surpassé. Versificateur remarquable et vrai poète, il a su tirer le meilleur parti de la légende qu'il remaniait. Surtout, il a su ajouter brillamment des épisodes entièrement de son cru, en les mêlant de manière habile à ceux dont il héritait.

Le principal de ces épisodes est celui qui voit Roland, furieux après avoir été souffleté par Charlemagne pour une désobéissance (un élément qui se trouvait déjà dans nos chansons les plus anciennes), quitter l'armée de son oncle pour aller poursuivre, en Orient, des aventures solitaires, tel un chevalier errant du monde arthurien. Le Padouan se livre donc à un syncrétisme littéraire audacieux. Mais chez lui, l'aventure chevaleresque n'est jamais gratuite, comme elle le deviendra chez ses épigones, et surtout elle n'estompe nullement les thématiques, chrétiennes et guerrières, propres à l'épopée, des thématiques qui trouvent au contraire, sous sa plume, une de leurs plus belles illustrations. De sorte qu'Antoine Thomas, l'éditeur de la chanson, a pu écrire que le Padouan "possède à un haut degré cet esprit religieux qui, sans être celui de toute l'épopée française, domine cependant dans le groupe des chansons de geste qui célèbrent les luttes de Charlemagne contre les Sarrasins".

Car si Roland semble un moment s'écarter de son devoir pour partir divaguer en de lointaines contrées, n'oublions pas qu'il en revient, et qu''il en revient meilleur : devenu humble, il est capable de s'agenouiller devant Charlemagne et de lui demander pardon. Le fait mérite d'être souligné. La "psychologie", dans les premières chansons de geste, est assez fruste. On y voit surtout se mouvoir des personnages tout d'une pièce, qui sont tout dans leurs actes et ne se remettent guère en question. Le bien et le mal sont en jeu à travers le combat qui oppose les chevaliers de Dieu à ceux de Mahomet. Avec L'Entrée d'Espagne, le bien et le mal entrent dans les personnages. Le combat se fait intérieur, et l'aventure quête spirituelle. Roland, en quittant furieux l'armée de Charlemagne, sait, au fond, qu'il agit mal, et le regret, puis le remord, le hantent, jusqu'à le ramener aux pieds de son oncle (qui lui même a su se repentir, d'ailleurs, à la fois d'une colère injuste et d'une faute politique ayant un temps privé l'armée de France de son meilleur champion).

Je ne vais pas vous raconter que le Padouan a inventé la psychologie moderne. Ce serait absurde. L'éclairage qu'il jette sur l'intériorité de ses personnages reste entièrement tributaire des conceptions chrétiennes de l'époque. Et comment pourrait-il en être autrement ? Tout porte à croire que le Padouan était un clerc, familier de la littérature patristique. Son Roland pourrait s'écrier avec saint Paul : "je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas".

L'Entrée d'Espagne n'est pas une oeuvre sans défaut. On a pu lui reprocher, à juste titre, son manque d'unité. Mais ce reproche pourrait être fait à beaucoup de nos chansons, tant il est vrai qu'elles ne furent jamais taillées au cordeau, selon les règles de la Poétique d'Aristote. En l’occurrence, une réelle cohérence thématique et narrative rachète le manque d'unité d'action et de lieu.

Surtout, le thème du chevalier errant, que le Padouan ouvrait aux héros de la matière de France, devait rencontrer, pour le meilleur et souvent pour le pire, un vif succès en Italie. L'Entrée d'Espagne a donc puissamment influencé l'histoire de nos épopées, et amorcé une évolution qui devait aboutir un jour à l'Orlando furioso de l'Arioste. Et sans l'Arioste, aurions-nous eu Les Chevaliers du Cygne ?

Pour mémoire, je me dois de signaler qu'un continuateur, Nicolas de Vérone, a donné une suite à L'Entrée d'Espagne : il s'agit de la Prise de Pampelune. Comme le Padouan, notre Véronais s'est basé sur des traditions antérieures qu'il a bellement renouvelées. Il s'en était d'ailleurs fait une spécialité, puisque ce poète ne nous est connu que par des œuvres où il traite, en un style noble, des sujets élevés qu'il n'invente pas : il est l'auteur d'une Pharsale, d'une Passion du Christ. Bon écrivain et poète véritablement épique, Nicolas de Vérone n'a pourtant pas eu une influence comparable à celle du Padouan sur ses successeurs. Dans l'arbre au feuillage enchevêtré de notre cycle épique, son oeuvre est un rameau fleuri, et non une maîtresse branche porteuse de nouvelles excroissance.

vendredi 16 août 2013

Le franco-italien

Le principal obstacle à la diffusion de nos chansons de geste en Italie tenait bien sûr à la barrière de la langue. Les chansons de geste sont, presque toutes, des textes de langue d'oïl. (Il en existe quelques-unes qui sont écrites en langue d'oc (Girart de Roussillon, Daurel et Beton, Aigar et Maurin, Roland à Saragosse, le Fierabras et le Ronsasvals occitans), mais elles ne pèsent pas lourd face à la centaine de textes de langues d'oïl ; d'ailleurs la plupart de ces épopées occitanes sont des adaptations d'originaux de langue d'oïl.) Comment donc diffuser ces épopées de langue d'oïl en un pays de langue de si ?

La solution à ce problème a pris la forme d'un phénomène tout-à-fait étonnant, dont il y a peu d'exemples dans l'histoire humaine : la création d'une langue artificielle, sans aucun locuteur naturel, une langue purement littéraire destinée uniquement à vehiculer des textes poétiques, et encore pas tous. Cette langue, le franco-italien (ou franco-vénitien) a servi quasi-exclusivement à diffuser les épopées de la matière de France. Tout au plus le poète Nicolas de Vérone s'est-il permis de l'employer dans sa Pharsale et sa Passion du Christ, des œuvres dont les sujets pouvaient justifier l'utilisation de la forme épique.

Comment en est-on arrivé à la création de cette langue factice ? Ici, j'atteins la limite de ma compétence. La question est gravement débattue par de doctes chercheurs italiens ; pour autant que je sache, elle n'est pas résolue. Les poètes italiens semblent avoir ressenti, dans un premier temps, le contenu nos épopées comme indissociables de la langue et de la technique littéraire (très raffinée, comme l'a démontré Jean Rychner dans son Art épique des jongleurs, même si le lecteur moderne peut avoir du mal à la goûter) qui le transmettaient. 

Une hypothèse veut qu'ils aient donc essayé, en réécrivant nos épopées ou en en composant de nouvelles, de le faire en français, mais en utilisant involontairement, par habitude, des tournures et des désinences italiennes. Ensuite, tout en conservant la volonté de s'inscrire dans un moule formel venu de nos chansons, ils auraient cessé de vouloir écrire dans notre langue. Mais ce ne sont là que conjectures.

En tout cas, certains textes en franco-italien restent très proches de la langue d'oïl, et demeurent donc parfaitement lisibles pour les habitués de l'ancien français. D'autres, plus proches de l'italien, deviennent d'un abord extrêmement ardu. Un exemple valant mieux qu'un long discours, voici quelque vers tirés de la Geste francor, une compilation de chansons de geste en franco-italien :

Entendés, segnur, qe Jesus beneie,    (Entendez, seigneurs que Jésus bénisse)
Le glorioso, le filz sante Marie.         (Le glorieux, le fils de sainte Marie)
Quant li Danois oit a Karlo otrie       (Quand le Danois eut accordé à Charles)
Qe li fara tota sa comandie,              (Qu'il obéirait à sa volonté)
Li emperer altament li mercie.          (L'empereur l'en remercie hautement)
Elo li parla et dist cun cera pie :        (Il (Ogier) dit, la mine piteuse)
"Ai, mon segnor, quant me faro partie,      (Ah, mon seigneur, quand je serai parti)
En vesta guarda eo lasero mon fie,           (je laisserai mon fils en votre garde)
Qe amo plus qe nula ren qe sie."              (lui que j'aime plus que toute chose)

La Geste francor, édition par Leslie Zarker Morgan, 2009. Traduction par mes soins.

(Dans ce passage, Ogier le Danois, qui a été désigné pour une mission périlleuse par Charlot, le fils de Charlemagne, qui le hait, recommande son fils Baudouin à l'empereur avant de partir.)

Comme vous pouvez le voir, ce n'est pas vraiment de l'italien, mais ce n'est plus du français.

Dans un prochain billet, nous survolerons cette littérature en franco-italien et sa postérité.

jeudi 15 août 2013

Un succès dantesque !

En Italie, la popularité de nos épopées est inscrite dans la pierre. A Fidenza, Crémone, Modène, Vérone et Matrice, on peut voir dans les églises des représentations sculptées de Roland. Mais ce ne sont pas les seules traces laissées au pays de Dante par nos chansons de geste. Le divin poète lui-même les a connues, suffisamment bien pour placer six de nos principaux héros épiques dans son Ciel de Mars, demeure des saints chevaliers qui ont combattu pour la foi :

"Je vis parmi la croix sourdre une flamme
dès que la voix appela Josué,
et ne perçus le dire avant le faire.
Ensuite au nom du vaillant Macchabée
j'en vis jaillir une autre qui tournoie,
tel un toupin, d'allégresse fouetté ;
ainsi pour Charlemagne et pour Roland
deux feux suivit mon attentif regard
comme un veneur suit son faucon volant.
Puis coup sur coup, par la croix argentée,
poignit ma vue Guillaume, et Rainouard,
Robert Guiscart, et le duc Godefroy."

Paradis, Chant XVII, Dante, traduction par André Pézard.

Inutile, je pense, de vous présenter Charlemagne et Roland. Quant à Guillaume, il s'agit de Guillaume d'Orange, héros de nombreuses chansons de geste, dont le prototype historique est le fondateur de Saint-Guilhem-le-Désert. Rainouard, personnage héroï-comique, est un géant sympathique armé d'un "tinel" (une massue), sarrasin converti au christianisme et ami de Guillaume, qui figure dans La Chanson de Guillaume, Aliscans, La Bataille Loquifer et le Moniage Rainouard. Quant à Robert Guiscart et Godefroy de Bouillon, ce sont bien sûr des héros du cycle de la croisade.


Mais il ne s'agit là que d'allusions faites en passant. La plus remarquable preuve du succès de nos chansons de geste outre-monts est une abondante floraison italienne de poèmes épiques. Nous allons y venir.

mercredi 14 août 2013

Sur les routes de pèlerinage

Si nous voulons comprendre l'histoire de nos traditions épiques après le moyen-âge, il est nécessaire de revenir en arrière, et de faire un détour par l'Italie.

Très tôt, nos chansons de geste semblent avoir connu en Italie une diffusion et une popularité considérable. La chose n'a d'ailleurs rien de très surprenant. Joseph Bédier a démontré dès le début du siècle dernier, dans ses Légendes épiques,  que chansons de geste et routes de pèlerinage vont ensemble comme pain et fromage. Les pèlerins constituaient pour les jongleurs et ménestrels une clientèle inépuisable, et les sanctuaires jalonnant les itinéraires desdits pèlerins encourageaient la diffusion d'épopées célébrant les saints héros dont ils détenaient les reliques. 

De nombreuses chansons de geste portent la trace de cette réalité qui a conditionné leur formation. Dans nos épopées, il n'est pas rare de voir les héros parcourir les routes des pèlerins, y livrer d'importantes batailles et se faire enterrer dans les églises et les monastères qui constituaient des étapes pieuses. Le souvenir de beaucoup de nos héros épiques les plus importants est d'ailleurs associé à certains sanctuaire précis : Guillaume d'Orange à Saint-Guilhem-le-Désert, Roland à Saint-Sernin de Bordeaux, Ogier le Danois à Saint-Faron de Meaux, Richard de Normandie à la Trinité de Fécamp... 

Quant à la mémoire de Charlemagne, étroitement liée à l'oriflamme de France et aux reliques de la Passion, elle hante les abords de l'abbaye de Saint-Denis plus encore que ceux d'Aix-la-Chapelle. On estime que certaines chansons de geste, notamment Fierabras et le Pèlerinage de Charles, émanent tout particulièrement de Saint-Denis.

D'une manière générale, ce sont les chemins de Compostelle qui sont les plus concernés par les chansons de geste. Ils en sont même un enjeu majeur : n'oublions pas que c'est à la demande de saint Jacques lui-même, et pour en libérer le tombeau des Sarrasins, que Charlemagne entreprend les guerres d'Espagne dont la Chanson de Roland narre le dénouement.

Pourtant, d'autres itinéraires de pèlerinage, et notamment celui de Saint-Pierre de Rome, très important, ont laissé leurs traces dans nos chansons de geste. Il n'est pas rare d'y voir Charlemagne passer les monts, à la tête de son ost, pour se porter au secours de la papauté menacée, comme dans La Chevalerie Ogier de Danemarche. De bonne heure, sans doute, des jongleurs français, accompagnant le mouvement des pèlerins, sont venus fréquenter ces chemins et y déclamer leurs épopées. Tout porte à croire qu'elles y furent bien accueillies, les Italiens se réjouissant de voir leur pays pris pour théâtre d'exploits héroïques.

Mais nous nous pencherons sur tout cela dans un prochain billet.

dimanche 4 août 2013

Justice pour l'hippopotame !

Non, Monsieur Goux, non ! L'hippopotame n'est pas cette infortunée créature abandonnée de Dieu que vous nous décrivez ! J'en veux pour preuve que nos ancêtres du moyen âge, qui savaient sonder les choses en allant plus loin que les réalités immédiatement perceptibles, voyaient dans l'hippopotame un animal céleste et presque angélique, comme le démontre l'hippopotame ailé de la cathédrale de Laon :



Quant au nom disgracieux dont est affublée la pauvre bête, il n'a pas toujours été le sien : Brunetto Latini, écrivant au XIIIème siècle, l'appelait élégamment l'Ypotame. J'ignore qui a eu l'idée de doubler la syllabe "-po", mais je soupçonne les Renaissants, qui furent gens malfaisants et ne respectaient rien.

Plus sérieusement, les hommes du moyen âge avaient l'habitude de chercher aux animaux un sens symbolique. C'est tout l'objet des bestiaires, des livres à prétentions encyclopédiques ou la licorne et le dragon côtoient le chien et le coq. Malheureusement, le seul que j'ai sous la main (la section du Livre du Trésor de Brunetto Latini qui traite d'animaux) est purement descriptif, et non interprétatif. Voici comment il décrit "De Ypotame" :

"Ypotame est uns peissons qui est apelez cheval fluviel, porce que il naist el flun de Nile ; et ses dos et ses crins et sa voiz est aussi comme de cheval. Si ongle sont fendu comme de buef, et a denz de sanglier, et la coe retorte, et manjue blés de champ, où il va à reculons por les agaiz des homes. Quant il manjue trop, et il aperçoit qu'il effondre par son mangier, il va par sus les canes novellement taillées, tant que li sans ist de ses piez à grant foison ; et par tel maistrie garit il de sa maladie."

L'hippopotame est donc un poisson à corps de cheval, à dents de sanglier et à pieds de boeuf, qui naît dans le Nil, marche à reculons pour aller manger du blé dans les champs et se fait saigner les pattes pour se purger quant il a trop mangé. Finalement, Didier, vous aviez raison : je ne vois vraiment pas ce qui peut justifier l'existence d'un machin pareil !

Pour une signification symbolique de l'hippopotame, je n'ai encore rien trouvé, mais je vous tiendrai au courant.

samedi 3 août 2013

Olivier aurait survécu ?

Ce billet se sera fait attendre. Que voulez-vous : j'ai été happé par la vraie vie, comme cela arrive aux meilleurs d'entre nous. Revenons à nos affaires.

Ouvrons donc Les Chevaliers du Cygne. Dès les premières pages, une surprise nous attend.

« Je ne regrette point ce tems fabuleux de l’âge d'or si vanté par les poètes ; des hommes indolents, sans passions, sans désirs et guidés par le seul instinct, ne présentent à mon imagination qu'un tableau plus insipide qu'intéressant ; les talens et les arts, ces dons brillans, fruits heureux du génie, n'ont embelli la terre que depuis la fuite d'Astrée ; avec la perte de l'innocence, je vois, il est vrai, les crimes se répandre sur la surface de l'univers, mais aussi je vois naître des vertus sublimes, je vois les nobles combats du devoir et des passions, mes idées s'étendent , mon âme s'élève, je puis admirer ! je connois la gloire!...

O siècles brillans de l'antique chevalerie ! c'est vous que je veux célébrer ! On me demande des tableaux naïfs, nobles et touchans, et je ne les chercherai que dans vos fastes glorieux. Quand je voudrai peindre les artifices de la coquetterie, le manège des courtisans, l'art perfide et frivole de séduire et de tromper, il me suffira de regarder autour de moi ! Mais si je veux peindre l’amour constant et passionné, l'amitié sublime et fidèle, l'entousiasme de la gloire et de la vertu, où trouverai-je des modèles si parfaits ? Hélas ! cherchons les dans l'histoire, puisque le siècle où je suis née ne pourroit me les offrir. 

Parmi ces braves guerriers, cette brillante jeunesse, l'ornement et la gloire de la cour de CHARLEMAGNE, on distinguoit surtout deux jeunes chevaliers également célèbres par leur vaillance, leurs exploits, et la vive et tendre amitié qui les unissoit l'un à l'autre. Ils étoient frères d'armes : entreprises, dangers, fortune, tout entr'eux étoit commun, jusqu'à leur devise : la gloire et l’amitié ; et ils avoient fait peindre sur leurs boucliers un Cygne avec ces mots : Candeur et Loyauté. Delà vint le surnom qu'on leur donnoit à la cour: on les appelloit communément les Chevaliers du Cygne. ISAMBARD et OLIVIER (c'est ainsi que se nommoient ces deux fidèles amis) étoient particulièrement honorés de la bienveillance de l'Empereur. Ils avoient fait leurs premières armes sous les yeux de ce héros, qui charmé de leur zèle et de leur courage, s'étoit plu à les combler d'honneurs et de bienfaits. Il aimait particulièrement Olivier qui avait été l’ami le plus cher de son neveu, le célèbre et malheureux Roland, tué à la déroute de Roncevaux. Olivier blessé dangereusement à cette bataille, en volant au secours de Roland, et en l'arrachant des mains des ennemis, lui épargna la douleur de mourir prisonnier, mais ne put lui sauver la vie. 

Roland expirant, remit entre les mains de son ami, l’épée qu'il avoit illustrée par tant d'exploits ; la fameuse et redoutable durandal. C'étoit dans ces anciens tems le don le plus honorable qu’un chevalier put faire en mourant. Olivier regretta profondément ce héros : l'amitié d’Isambard put seule le consoler ; il retrouvoit dans ce jeune chevalier, toutes les grandes qualités de Roland, réunies à un caractère plus intéressant et plus aimable. »

Posons d'ors et déjà quelques constats sommaires. Bien que Mme de Genlis pense écrire un roman historique, le cadre dans lequel son récit s'inscrit est aussi tributaire de la légende que de l'histoire. Des chevaliers, des écus armoriés, des devises... Tout cela appartient certes à l'univers des chansons de geste,(qui reflètent la réalité de leur temps, c'est à dire essentiellement le moyen âge dit "central", les XIIème et XIIIème siècles), mais nullement au siècle du Charlemagne historique. 

Mieux encore, Madame de Genlis nous parle d'Olivier, personnage résolument légendaire, de Roland, qui a des droits (assez minces) à l'historicité mais qui ne fut certes pas le neveu de Charlemagne, de Durendal, épée évidemment mythique... Si nous poursuivions notre lecture, nous découvririons d'ailleurs d'autres personnages empruntés à nos épopées, tels qu'Ogier le Danois. Bref, nous voilà plongés d'emblée dans un univers que l'historien moderne désavouerait, mais qui sera familier au lecteur de chansons de geste.

Toutefois, ce dernier sera extrêmement surpris d'apprendre, sous la plume de la comtesse, qu'Olivier aurait survécu à la bataille de Roncevaux, alors que le point central de toute sa légende est justement... d'y mourir ! On peut se demander si Mme de Genlis le savait, et si c'est à dessein qu'elle a pris le contre-pied de toute notre tradition épique. En fait, probablement pas, dans la mesure où la célèbre Chanson de Roland n'a été redécouverte, après un long oubli, qu'au XIXème siècle. La comtesse, en composant son oeuvre, ne pouvait pas connaître ce texte fondateur : elle est donc excusable de n'avoir pas su qu'Olivier y mourait.

On peut cependant se demander par quels canaux Mme de Genlis connaissait tant d'éléments issus de nos épopées, qu'aucune chronique proprement historique n'aurait pu lui fournir. Et c'est là, à mon sens, la question la plus intéressante, pour le sujet dont nous traitons sur ce blog, que posent Les Chevaliers du Cygne. Je ne dis pas qu'il n'y en ait pas d'autres, mais ce blog s'appelle tout de même "Matière de France", alors il faut bien que j'essaie d'en parler un peu, parfois, entre deux digressions.

C'est donc sur les modalités de la survie de notre matière épique, après le moyen âge, que portera mon prochain billet. Qui arrivera quand il arrivera.