lundi 22 juillet 2013

Madame de Genlis à la cour de Charlemagne

Il y a toutes sortes d'excellentes raisons de s'intéresser à Mme de Genlis, tant il est vrai que ce personnage haut en couleur a eu une vie qui ressemble à un roman. Malheureusement, il n'est pas certain que sa contribution à la Matière de France soit l'une de ces bonnes raisons : l'oeuvre en question ne peut sans doute, en bonne et droite justice, être comptée ni comme un des sommets de la littérature française, ni comme l'ouvrage le plus intéressant de la comtesse.

C'est pourtant de cet improbable surgeon de notre cycle épique, écrit à la fin du XVIIIème siècle, que je vais vous entretenir. Ainsi, nous resterons dans les thèmes de ce blog. Du reste, vous verrez que le sujet mérite quelque curiosité, car c'est toute une histoire, et une drôle d'histoire, qui se mêle à la grande Histoire, que celle de la naissance de cette oeuvre et de sa réception.

Laissons M. de Broglie nous la raconter :

"En octobre 1794, Mme de Genlis remettait au libraire Fauche de Hambourg le manuscrit d'un roman historique en trois volumes, Les Chevaliers du Cygne ou la cour de Charlemagne. L'ouvrage était dédié à M. de Romanzoff qui lui en avait donné l'idée lors du voyage à Spa en 1787. Les neuf premiers chapitres avaient été écrits avant la Révolution, le reste en 1793. Fauche le lui paya 6600 francs, somme considérable qui lui permit de vivre pendant cette période.

Le livre ne parut qu'en avril 1795, faute de papier de Hollande dont la fourniture avait été retardée par l'entrée des troupes françaises. Il s'annonçait comme un conte historique, faisant suite aux trois contes des Veillées du Château publiées en 1784 et plusieurs fois rééditées. Ce conte historique et moral qui dépeignait les sentiments de la cour de Charlemagne se fixait pour objectif de rétablir l'esprit de la chevalerie. L'auteur annonçait dans les sous-titres que "tous les traits qui peuvent faire allusion à la Révolution française sont tirés de l'Histoire" et ajoutait dans la préface : "J'ai cru que la générosité, l'humanité, la loyauté des anciens Chevaliers affermiraient mieux une république que les principes de Marat et Robespierre."

L'ouvrage n'était donc pas sans relation avec l'actualité et fut accueilli comme tel. Les émigrés y trouvèrent des allusions amères contre Marie-Antoinette et même un récit déplacé de sa mort, ainsi que de nombreux traits anti-monarchiques. Ils dénoncèrent le caractère impudique des amours de la sexagénaire Elvire et du jeune page Azéli et la complaisance avec laquelle était peint le vice du personnage d'Armoflède. Le général de Montesquiou accusa l'auteur "d'avoir sacrifié à une mode dont l'Allemagne faisait ses délices, et fait une mauvaise, ennuyeuse et dégoûtante rhapsodie". Pendant ce temps, un jeune émigré royaliste philosophe, le comte de Neuilly, en lisait des extraits dans les salons de Hambourg et se faisait embrasser par l'auteur. Plusieurs brochures furent consacrées en 1795 à des attaques contre l'ouvrage, un Examen critique et impartial du roman de Mme de Genlis, un Extrait des Chevaliers du Cygne attribué à Suard que Mme de Genlis trouva très partial, un article dans le Journal de Paris de Roederer, un autre dans les Nouvelles politiques.

Mme de Genlis supporta mal ces critiques et répliqua en publiant, l'année suivante, en complément de son Précis de ma conduite quarante pages de "Réflexions sur la critique, écrites au mois de février 1796". Elle s'emportait contre les journalistes qui n'avaient cité que des extraits hors de leur contexte, se défendait des accusations d'immoralité qui ne touchaient que le seul personnage d'Armoflède et se livrait à une violente diatribe contre ses censeurs. "Jadis, dans le monde, je n'ai jamais répondu aux attaques. Maintenant, je ne suis plus rien, je n'aspire à rien, je n'ai plus d'entraves. Sans bien, sans ambition, sans patrie, je puis confondre la méchanceté et démasquer la mauvaise foi."

Dans son Précis, elle justifiait le procès politique : "En retranchant seulement de mon dernier ouvrage une vingtaine de pages, j'aurais eu l'approbation universelle d'un parti (royaliste), mais je ne veux ni flatter ni insulter les princes ou les républicains. Je veux présenter des vérités... c'est-à-dire toutes celles qui portent à la modération, à la paix, au respect des gouvernements établis." Dans les éditions suivantes des Chevaliers du Cygne en 1805, 1811 et 1819, elle supprima tous les passages anti-monarchistes.

Sur le plan littéraire, le roman fut bien accueilli. L'auteur se plaçait elle-même dans la lignée de Mme de La Fayette et de Mme de Graffigny. La Grande Catherine assura son succès en Russie et fit faire des bracelets "à la duchesse de Clèves" semblables à ceux décrits dans le livre. A la cour de Berlin, on dansa un quadrille avec tous les personnages des Chevaliers du Cygne et leurs devises. A.W. Schlegel l'honora d'un compte-rendu élogieux dans le Journal littéraire de Berlin."

Madame de Genlis, Gabriel de Broglie, 1985.

Dans de futurs billets, je me pencherai davantage sur le contenu de l'oeuvre, sur la place qu'elle occupe dans la transmission de la mémoire entourant Charlemagne après le moyen âge, et sur ce qui peut rapprocher et distinguer cet étrange roman des chansons de geste qui en sont les lointains ancêtres. Je vous proposerai aussi quelques morceaux choisis. Si toutefois il fait moins chaud dans les prochains jours, parce qu'on fond, ces temps-ci, et j'ai du mal à me concentrer.

jeudi 18 juillet 2013

Où l'on étrille ce pauvre Girart d'Amiens

Je vais laisser en plan mes Sarrasins, pour l'instant. Non que j'aie épuisé le sujet, mais au contraire parce qu'il est trop vaste : je ne vais pas passer les dix prochaines années à vous proposer par petits morceaux les 1300 pages de la thèse de Paul Blancourt. Ce serait fastidieux pour tout le monde.

Du reste, j'aimerais revenir à moins d'analyse et à plus de récit. Précédemment, j'ai puisé dans les résumés d'oeuvres rédigés par Léon Gautier pour vous faire découvrir Berthe au grand pied, la chanson de geste qui porte sur les parents de Charlemagne, et les circonstances ayant précédé la naissance du souverain. La suite direct de ce récit est celui des "enfances" de Charlemagne, c'est-à-dire de ses exploits de jeunesse.

La légende des Enfances de Charlemagne nous est parvenue par l'intermédiaire de plusieurs oeuvres, qui présentent entre elles de considérables variantes. 

La plus ancienne est Mainet, une chanson de geste du XIIIème siècle, que nous possédons sous la forme d'un manuscrit extrêmement endommagé et lacunaire. C'est grand dommage, car le Mainet a sans doute été une oeuvre de qualité, à l'origine de l'abondante diffusion de la légende et de sa popularité. Gaston Paris, qui en a édité les fragments subsistants, y voit une facture digne des bonnes productions épiques du courant du XIIIème siècle, et pour ce que ça vaut, je suis d'accord avec lui.

Ensuite vient le Charlemagne de Girart d'Amiens, vaste compilation qui se coule dans le moule formel des chansons de geste sans vraiment en être une, et qui se veut une biographie du grand empereur. Ce texte à cheval entre épopée et histoire utilise, outre les chroniques d'Eginhard et du Pseudo-Turpin, les récits de plusieurs chansons de geste, dont le Mainet, que Girart d'Amiens, ce veinard, a dû connaître intact.

Le Myreur des Histors de Jean d'Outremeuse donne de la légende une version brève, et très altérée. Et pour les textes de langue d'oïl, je crois bien que c'est tout.

L'histoire des Enfances de Charlemagne ayant été très populaire, on la trouve aussi dans des textes étrangers, notamment une compilation de chansons de geste franco-italienne, la Geste Francor, et une prose italienne, les Reali di Francia.

De toute ces sources, Léon Gautier, qui s'interdisait de recourir à des textes étrangers et ne pouvait utiliser pour son résumé un manuscrit aussi lacunaire que le Mainet, n'a malheureusement pu exploiter que la plus médiocre, le Charlemagne de Girart d'Amiens.

C'est regrettable, car Girart d'Amiens n'a vraiment rien d'un poète épique. Poète de cour qui travailla sous l'égide de prestigieux mécènes, il est l'auteur d'un roman d'inspiration orientale, Meliacin, qui vaut mieux que son Charlemagne, et d'un roman arthurien, Escanor, qui vaut mieux que son Meliacin. Mais il se montre en tous points inférieur à Adenet Le Roi, ménestrel qui composa dans les mêmes cercles que lui et semble avoir été son rival, voire son maître.

Comme gesteur, Girart d'Amiens ne vaut pas grand-chose. Comparer son récit des Enfances de Charlemagne avec ce qui nous reste du Mainet suffit à s'en convaincre. Girart a tout simplement réussi l'exploit d'en retirer la vie. Retranchant nombre de scènes pittoresques et de personnages truculents, il drape son récit de respectabilité guindé et ses héros dans un compassement bien éloigné de la démesure épique.

Ainsi le jeune Charles, qui dans Mainet, échappait aux griffes de ses frères usurpateurs avec une maigre poignée de fidèles, parmi lesquels le cuisinier du palais et son chapelain, fuit sous la plume de Girart à la tête d'une fastueuse compagnie, entouré de grands seigneurs et d'une vraie petite armée. C'est qu'on ne peut tout de même pas dépeindre un roi de France en si triste équipage, vous comprenez ! D'ailleurs, supprimons ce cuisinier, personnage heroï-comique que nous ne saurions voir : on ne va tout de même pas prendre la peine de s'attarder sur ce roturier au grand coeur, fidèle à son seigneur légitime dans l'adversité ; ce serait inconvenant.

Tout est comme ça chez Girart d'Amiens. Galienne, la douce amie de Charles, magicienne au caractère bien trempé, devient chez lui une timide jouvencelle entièrement passive. Les dialogues sont presque partout supprimés, faisant place au discours indirect. Les récits de combat sont vidés de leur souffle épique. Ainsi le passage où les fidèles du prince, fous d'inquiétude, le cherchent parmi les morts avant de le trouver, sans connaissance, étendu sur le corps du roi ennemi qu'il a terrassé, disparaît, de même que la très belle scène où les soldats païens du jeune Charles, après sa victoire sur le géant Braimant, se convertissent pour l'amour de lui et sont baptisés dans les eaux d'un fleuve qu'un miracle a figées. Il faut dire que cette scène n'est plus vraiment motivée, puisque Charles, qui dans Mainet avait besoin de l'aide de ces païens convertis, dispose ici d'emblée de forces considérables, au point qu'on se demande un peu pourquoi il s'est tout de même senti obligé de fuir ses frères, au lieu de leur livrer immédiatement bataille.

Bref, je trouve un peu triste de ne pouvoir vous faire découvrir ce récit qu'à travers Girart d'Amiens. Mais on fait avec ce qu'on a.

samedi 6 juillet 2013

Pourquoi la caille a tué l'autour

"Le héros épique chrétien n'est pas seul dans le combat. Il attend de Dieu une aide surnaturelle ; il sait qu'il ne peut vaincre qu'avec l'aide de Dieu ; vainqueur, il sait qu'il doit sa victoire à Dieu. Son orgueil n'est-il pas appelé à se nuancer constamment d'humilité chrétienne ? A l'approche des forces musulmanes Roland sent croître son ardeur combative. Mais, tout en se déclarant libre et responsable de l'honneur de son pays, il ne se considère que comme l'instrument de la volonté divine :

(Rol. 7088) Respunt Rollant ; "Mis talenz en est graigne.
Ne placet Damnedeu ne ses angles
Que ja pur mei perdet sa valur France !"

[TraductionDuMat : Roland répond : J'en ai grand désir (de combattre). Ne plaise au Seigneur Dieu ni à ses anges que France perde jamais son honneur par ma faute !]

Ces deux derniers vers renferment dans le monde clos et rigoureux de leur métrique tout le problème de la liberté humaine et de la Providence divine : Roland sollicite la collaboration de Dieu et de ses anges pour l'action qu'il va volontairement engager. Il voudra se passer de l'aide de Charlemagne, il ne prétendra jamais se passer de l'aide de Dieu. Défi à la raison, sa démesure n'est pas un défi à Dieu. Le Pseudo-Turpin, après avoir énuméré les conquêtes réelles et imaginaires de Charlemagne, précise bien qu'il était soutenu de Dieu (divinis subsidiis munitus) ; il les a accomplies grâce au bras invincible de la divine puissance (bracchio invincibili potentiae Dei).

[...]

La force physique et le courage ne sont rien sans la foi. Privé de la grâce, le musulman est voué à l'échec. C'est ce qu'Olivier explique à son adversaire musulman, dans la Chanson de Fierabras. Vaine est sa vaillance puisqu'il ne croit pas en Dieu :

Li hons qui Diu ne croit doit estre bien honnis.
Mar fu la grant prouece dont tu es raenplis,
Quant tu en Diu ne crois, qui en la crois fu mis.

[TraductionDuMat : L'homme qui ne croit pas en Dieu doit être honni. La grande prouesse dont tu es plein est mal employée, puisque tu ne crois pas en le Dieu qui fut crucifié.]

[NoteàDidier : Oui, le mot "croix" est écrit "crois", avec un "s" final.]

[...]

Dans nos chansons reviennent fréquemment des formules qui sont autant d'actes d'humilité : "Se Diex n'en pense" ; "Se Diex de gloire nos i veust estre aidant" ; "Se or n'en pense Diex et sa vertu nommée" ; "Se Deu plaist" ; "Se Dex nel fait" ; "Si con Dex volt".

Dans les combats singuliers où l'inégalité des forces est manifeste, le héros chrétien n'a d'espoir que dans la puissance divine. En face du Saxon Dyalas Charles tremble d'abord de peur. Dyalas est redoutable. Pourtant, paradoxalement, l'empereur l'accuse d'orgueil et de folie : c'est que le Saxon n'a pour lui que sa force, son écu intact, sa lance roide. Mais le Franc se dit assuré d'une aide surnaturelle. Au Sarrasin Brunamont qui le tient déjà pour mort, Ogier ne répond que par ces mots : "Dieu a une grande puissance et il peut bien me protéger contre vous" :

(Ch. Ogier 2990) Et dist Ogier : "Dex est de grant poëste
Qui contre vos me puet ben garans estre".

[...]

Humble à l'approche du combat, le héros chrétien fait acte d'humilité après le succès. La prière qui rend grâce fait écho à la prière qui sollicite la grâce. Ce n'est jamais le rapport de forces visibles qui décide de la victoire, c'est la puissance divine, comme le proclame Charlemagne dans Aiquin. Après la victoire de Roland sur Feragu, Girard de Roussillon explique par un secours surnaturel pourquoi la caille a tué l'autour : le neveu de l'empereur ne doit pas sa victoire à sa force terrestre mais à la puissance céleste.

Nous approfondirons plus loin le cas de Roland et examinerons celui de Vivien ; nous pouvons cependant, dès à présent, conclure que dans cette lutte la Raison s'oppose à la Foi ; le chrétien défie peut-être la Raison mais le musulman sera vaincu parce qu'il a défié Dieu. De ces deux formes de démesure, l'une, celle du Sarrasin, est maudite et condamnée, l'autre, celle du chrétien, est sainte et sera exaltée."

Les Musulmans dans les Chansons de Geste du Cycle du Roi, Paul Bancourt, Université de Provence, 1982.

mardi 2 juillet 2013

La Foi et la Raison chez les Chrétiens

"[Le succès des Sarrasins] est d'avance déterminé par la supériorité de leurs forces et il donnera un démenti à la foi chrétienne. Cette démarche de la pensée est systématiquement opposée à celle de Charlemagne lorsque, malgré la supériorité écrasante des forces de l'ennemi, il prétend qu'il vaincra parce que sa cause est juste.

(Rol. 3338) Tute lor leis un dener ne lur valt
S'il unt grant gent d'iço, seigneurs, qui calt ?

[TraductionDuMat : Toute leur religion ne leur profite pas pour la valeur d'un denier. S'ils ont beaucoup d'hommes, seigneurs, qui s'en soucie ?]

Nous ne sommes plus ici dans le domaine de la réalité physique. A l'égard des lois qui la régissent, l'empereur montre la plus superbe indifférence. Il nie qu'il puisse exister une relation de cause à effet entre la supériorité matérielle d'une armée et le succès qu'elle obtient. Au contraire, il affirme un rapport de cause à effet entre l'erreur religieuse où vivent les Sarrasins et l'échec auquel ils sont destinés. Pour encourager ses chevaliers, Charlemagne ne les invite nullement à se compter et à dénombrer l'ennemi ; il lui suffit de rappeler qu'il a pour lui le droit [...]

L'attitude de Charlemagne n'a rien qui doive nous étonner ; elle s'explique par la foi, générale aux XIème et XIIème siècles, en la justice immanente ; elle participe de la pensée commune de l'époque. Le mépris de Charlemagne pour la supériorité des ennemis répond à l'indifférence que les hommes du Moyen Âge manifestent à l'égard des causes techniques (armement, tactique...) pour expliquer une défaite ou un succès.

Mais il est très intéressant de voir que le poète de la Chanson de Roland a voulu opposer nettement le mysticisme chrétien à un calcul qui, ne s'appuyant que sur des causes visibles, se révèle fondamentalement erroné."

Les Musulmans dans les Chansons de Geste du Cycle du Roi, Paul Bancourt, Université de Provence, 1982.

La Foi et la Raison chez les Sarrasins

"Le héros chrétien bénéficie de la grâce divine ; les infidèles au contraire sont privés des biens spirituels ; ils sont a priori disgraciés.

Non seulement ils ne peuvent compter sur une aide surnaturelle, mais ils n'en supposent même pas l'existence. Ils sont dans la Nuit. Seule apparaît à leurs yeux de chair la réalité sensible de leurs armées : leur raison a beau leur démontrer, mathématiquement, la supériorité écrasante de leurs forces matérielles, ils sont destinés à être constamment déçus dans leurs pronostics, chaque fois qu'ils évaluent leurs chances de succès.

Le combat entre Sarrasins et chrétiens devient, dans cette optique, le conflit qui oppose la Raison à la Foi. Ne craignons pas d'affirmer - si étonnante que puisse paraître cette conclusion où aboutit pourtant l'analyse précédente - que les Sarrasins sont du côté de la Raison. Ils voient clair et raisonnent bien. Mais ils ne voient pas tout, fermés qu'ils sont à l'univers mystique chrétien.

Au contraire, les héros chrétiens vivent dans un monde où le surnaturel pénètre intimement la réalité visible : ils se fient à l'aide surnaturelle, ils s'en remettent à Dieu et à leur bon droit. On comprend que les Sarrasins ignorent la démesure qu'on peut reprocher à Roland et à Vivien. Jamais ils ne défient la Raison. On comprend aussi pourquoi ils ont tout lieu de s'étonner de leur échec, révoquent en doute les nouvelles défavorables et ne peuvent croire à leur défaite : ils se heurtent brutalement au surnaturel.

La différence d'optique entre chrétiens et Sarrasins se manifeste avec toute la clarté souhaitable dans la plus ancienne de nos chansons : l'avant-garde de Roland ne compte plus que quelques survivants face au nombre encore important des hommes de Marsile ; ces derniers voient dans leur supériorité numérique la garantie de leur bon droit [...] Pour ces musulmans la réalité visible rend le succès assuré. D'un certain nombre de causes sensibles, ils attendent une conséquence certaine."

Les Musulmans dans les Chansons de Geste du Cycle du Roi, Paul Bancourt, Université de Provence, 1982.

lundi 1 juillet 2013

Les Sarrasins surhumains

"Si nous considérons les Sarrasins selon un ensemble d'autres critères : l'âge, la taille, la force physique, les performance athlétiques, ils représentent habituellement une surnature. Pour l'âge, l'émir Baligant, comme Charlemagne, dépasse les limites normales d'une existence humaine. Il est le "viel d'antiquitet", contemporain de Virgile et d'Homère : il leur a survécu jusqu'au temps présent. Comme Charlemagne, sa longue barbe blanche, ses cheveux blancs bouclés le parent de majesté. Mais le temps n'a pas diminué ses forces, non plus que celles de l'empereur qu'il affonte dans un "duel gigantesque". Les chefs sarrasins sont presque tous chargés d'années. Balan, dans Fierabras, Agolan dans Aspremont, le roi Aiquin, Laban ont la barbe et les cheveux blancs. Dans Aiquin, un Norois chenu est plus que centenaire ; les conseillers des princes doivent leur sagesse à l'expérience de l'âge : Jacobé dans Floovant a dépassé 100 ans, le conseiller de Gaudisse a 140 ans. Ces personnages appartiennent à un monde imaginaire où la vieillesse ne diminue ni la vigueur physique ni la vigueur intellectuelle ni même la beauté. Comme les chefs sarrasins vivent dans le même univers épique que Charlemagne, ils bénéficient, comme lui, d'une longévité exceptionnelle.

Pour la taille, les Sarrasins dépassent aussi les dimensions humaines. Ils sont plus grands que les chrétiens les plus grands.

Prenons pour ceux-ci quelques références. Dans Aiol, le maître des moines brigands "Corsaut le renoié" a plus de 10 pieds de haut. Ogier lui-même, qui est de haute taille, mesure 10 pieds. Corsaut et Ogier sont donc déjà de véritables géants. Mais les Sarrasins sont plus grands encore. Dans les Saisnes, Fierabras de Russie mesure 12 pieds, Fierabras d'Alexandrie en mesure 15 dans la Chanson de Fierabras, comme Braimant dans Mainet, et Clarel dans Otinel. Fernagu, dans Floovant, a une taille prodigieuse ; dans Fierabras Balan a un demi-pied de plus que Charlemagne [NdMat : Charlemagne auquel notre tradition épique prête une taille exceptionnelle]. Dyalas, dans les Saisnes, mesure un pied de plus que les Français. Par leur taille les Sarrasins épiques se démarquent de leurs adversaires chrétiens, ce qui rend plus méritoire la victoire de ceux-ci. Ils appartiennent à une surnature. Laissons de côté pour le moment les êtres qui joignent à une taille gigantesque des difformités ou des disgrâces physiques qui en font des monstres. Les Sarrasins dont il est question ici ne sont pas des monstres à proprement parler. Ils restent des hommes mais ils portent par delà des limites humaines les caractères de l'humain.

Pour les performances physiques, les Sarrasins épiques sont tous forts, souples et rapides. Plusieurs d'entre eux poussent l'exploit sportif au delà de la normalité. Pour la rapidité à la course, Malprimis de Brigant court plus vite qu'un cheval. Pour la force, Baligant a une lance énorme dont le fer pèse la charge d'un mulet et Fernagu, un bouclier qui suffirait à la charge d'un vilain. Chernuble qui doit sans doute sa force à ses cheveux, peut porter la charge de quatre mulets. Pour l'endurance physique le roi Pinart a la chair si dure que l'acier ne peut l'entamer. Supérieurs à l'humanité moyenne par la longévité, par la taille, par la vitesse, la force, l'endurance, les sarrasins sont de véritables surhommes.

Par leur supériorité physique, ils se situent à la convergence d'une tradition biblique et d'une tradition épique. Ils ont l'avantage d'une longévité exceptionnelle qui les apparente aux héros épiques en général. Mais Jacobé, comme son nom l'indique, doit son grand âge au modèle des patriarches bibliques. Malprimis de Brigant est, comme Achille, rapide à la course. Mais Chernuble de Munigre doit, sans doute, comme le Samson biblique, sa force aux cheveux qui lui traînent jusqu'à terre. Ils ne diffèrent pas des héros mythiques traditionnels. Par là, ils se rapprochent des héros épiques chrétiens.

Cependant, en règle générale, les Sarrasins sont physiquement supérieurs aux chrétiens. Ils sont toujours avantagés par la taille et souvent par la force. Ils bénéficient même parfois d'un don  naturel particulier qui leur assure d'emblée la supériorité sur leur adversaire. Lorsque les héros chrétiens l'emportent sur eux, cela tient non à des avantages d'ordre physique mais à une supériorité d'une autre nature. Cette supériorité est morale. Elle se cache sous une apparence qui se distingue peu de celle de l'humanité moyenne. Face à son adversaire sarrasin, le héros chrétien a toujours l'infériorité physique. Il ne triomphe, nous le verrons plus loin, que par sa vaillance propre et par une aide surnaturelle."

Les Musulmans dans les Chansons de Geste du Cycle du Roi, Paul Bancourt, Université de Provence, 1982.

Les Sarrasins épiques

"Par l'expression Sarrasins épiques nous désignons les Sarrasins de nos chansons, c'est-à-dire l'ensemble des peuples qui s'y réclament de Mahomet. En ce sens les termes de musulmans et de Sarrasins épiques se rejoignent. Par là ils sont inséparables, mais les deux concepts ne se superposent pas. En effet, les Sarrasins épiques sont des païens et Mahomet est généralement pour eux non un prophète mais un de leurs dieux. L'objet de notre travail est précisément d'étudier les relations entre ces deux concepts ; d'un côté les musulmans historiques et de l'autre les Sarrasins épiques.

Parmi les Sarrasins épiques figurent des peuples originaires des trois parties du monde connu au Moyen Age. La plupart de ces peuples sont identifiables. Peuples d'Asie : Turcs, Arabes (Arabis), Perses (Pers), Bédouins (Beduïns), Syriens (Suliens), Arméniens (Ermins), Indiens même, auxquels s'ajoutent les Turcopoles (Turcoples) qui sont, en réalité, des mercenaires au service de Byzance. Peuples d'Afrique : Africains, Maures (Mors), Berbères (Barbarins), Ethiopiens, Nubiens, Almoravides (Amoravis), qui sont dans la réalité une dynastie Berbère mais que les poètes épiques assimilent à un peuple. Peuples du Nord et du Nord-Est de l'Europe, considérés comme païens : Saxons (Saisnes), Normands (Norois ou Danois), Hongrois (Hungres), Bulgares (Bougres), Slaves (Esclers, Esclavons, Clavers) et même Grecs. D'autres peuples sont plus difficiles à identifier. Ces derniers figurent surtout dans La Chanson de Roland, en particulier dans l'épisode de Baligant, parmi les peuples qui combattent sous la bannière de l'émir : "Micenes", "Nubles", "Blos", "Bruns", "Sorbres", "Sorz", "Soltras", "Avers", "Ormaleus", "Eugiez", "Leus" et "Astrimonies". Il est aussi question d'un roi "leutiz" et d'un détachement orginaire de "Bruise"."

Les Musulmans dans les Chansons de Geste du Cycle du Roi, Paul Bancourt, Université de Provence, 1982.