vendredi 10 mai 2013

Down by the greenwood sidey


Plaidoyer pour le clair-obscur

Lord Randal est une des ballades anglaises et écossaises recueillies au XIXème siècle par Francis J. Child, qui est un peu le Grimm ou le Sébillot de la perfide Albion.

Toutes les ballades de Child sont merveilleuses. Quand vous vous sentez submergé par le cafard et que vous êtes las de lutter, il suffit d'en écouter quelques unes et de se laisser porter sombrer dans la bile noire. C'est mélancolique en diable, empreint de poésie triste, et ça finit presque toujours mal. Merveilleux, je vous dis. On doit pouvoir se suicider sereinement en écoutant ça.

Et bien sûr, ces ballades sont aussi saturées de légendes, de débris de croyances oubliées, de réminiscences mythiques venus du fond des âges. Je vous le dis, mais le savoir n'a pas grand intérêt.

Vraiment pas grand intérêt. Et il en va de même, bien sûr, pour la matière de France, pour le cycle arthurien ou tout autre corpus imaginable. Ces cycles sont saturés de mythe, mais le savoir n'apporte vraiment rien au lecteur. Je ne veux pas dire que la présence du mythe soit indifférente, au contraire, elle agit sur nous, nous touche aux racines de l'être et remue les fondements de notre humanité. Mais le savoir est parfaitement inutile à notre plaisir de lecture. Cela peut même nuire à ce plaisir. C'est comme de voir les coulisses quand nous allons au théâtre, d'avoir vu le making off des effets spéciaux du Seigneur des Anneaux avant le film, ou de repérer les fils dont se sert le prestidigitateur. ça ne sert à rien. ça ne fait que briser le charme. Le mythe agira d'autant plus puissamment sur nous si nous ne soupçonnons pas sa présence.

Il faut laisser son masque au mythe.

Il y a trop d'auteurs aujourd'hui qui le lui arrachent, qui rendent explicite ce second niveau de lecture qui, dans les textes médiévaux, est toujours implicite. Dire que le cycle arthurien repose sur la mythologie celtique est devenu un truisme. Il est devenu banal, par exemple, de dire que le Saint Graal est un talisman celtique d'abondance, similaire au chaudron du Dagda. C'est vrai, bien sûr, mais le dire aussi crûment est appauvrissant. Dans les textes médiévaux, cette réalité n'est pas explicite mais voilée. A ce niveau mythique de lecture se superposent des données rationnalisantes, courtoises, et chrétiennes, qui ne sont sans doute pas plus valables que la lecture mythique, mais qui ne le sont pas moins non plus. Le Saint Graal est le chaudron du Dagda, évidemment, mais il est aussi le plat qui porte l’hostie et le calice où Joseph d'Arimathie recueille le sang du Christ. Méléagant est un dieu de l'autre-monde, maître d'un au-delà d'où les simples mortels ne reviennent pas, mais c'est aussi un chevalier de chair et de sang qui s'en vient à la cour d'Arthur, sur un cheval ordinaire, pour enlever la reine dans un patelin peu éloigné où l'on accède en franchissant un cours d'eau, même si c'est par des ponts construits en dépit du bon sens. Les demoiselles que les chevaliers de la Table Ronde ne cessent de rencontrer, chevauchant dans les bois ou assises près des fontaines, sont bien sûr des fées, mais ce sont aussi de simples jeunes filles, qui généralement ne font montre d'aucun pouvoir particulier, et dont les actes, même bizarres, peuvent à la rigueur s'expliquer rationnellement.

C'est de cet enchevêtrement des niveaux de lecture, de cette pluralité des explications possibles, que naissent le charme diffus et l'insaisissable poésie des textes arthuriens. C'est pour ça qu'on a pu dire qu'ils étaient les précurseurs du fantastique moderne, parce qu'en dépit d'une inquiétante étrangeté, les données peuvent en être interprétées de manière relativement réaliste.

Tolkien parlait à ce sujet de "the elusive beauty" que les gens associent avec la mythologie celtique, mais que l'on rencontre si rarement dans les récits celtiques. Il avait tout à fait raison. Cette poésie subtile, cette beauté mystérieuse des textes arthuriens, on ne les retrouve pour ainsi dire pas dans les textes authentiquement celtiques, tels que les récits mythologiques irlandais ou gallois. Je ne veux pas dire que ces textes ne sont pas beaux ou pas intéressants, mais en eux tout est clair, tout est explicite, tout est posé devant les yeux. Les dieux sont des dieux, l'Autre Monde est l'Autre Monde, la magie est magique ; il n'y a pas d'ambiguïté, parce qu'il n'y a pas superposition de plusieurs données. On n'y trouve pas de lointains où le regard peut se perdre, de mystères où l'esprit peut s'égarer.

Or je crois que l'art véritable, et la poésie en particulier, s'accommode mieux de la polysémie, du clair-obscur, de l'enchevêtrement des niveaux de lecture et de l'ambiguïté qu'elle ne le fait de la clarté des projecteurs, des explications imposées et univoques, ou des clefs données d'avance. C'est pourquoi les auteurs modernes qui se penchent sur ces légendes sont impuissants à recréer la poésie des textes médiévaux : ils mettent tout d'emblée sur la table.

D'ailleurs, il faut garder en mémoire que les contemporains d'Aliénor d'Aquitaine ou de Richard Coeur-de-Lion ne possédaient pas de dictionnaire de mythologie. La mythologie comparée, c'est une discipline récente. Au moyen âge, personne n'aurait été capable de faire des chansons de geste ou des textes arthuriens une analyse mythocritique, pas même leurs auteurs, qui reproduisaient des canevas mythiques parce qu'ils en avaient hérité, mais sans les comprendre et pour ainsi dire sans le savoir. Et ils les conservaient parce qu'ils sentaient que ces éléments faisaient de bonnes histoires, parce que le mythe est une formidable machine de création de récit, pas pour léguer aux générations futures un bréviaire préchrétien crypté. Ils n'auraient pas pu en fournir une interprétation savante. Il ne fait aucun doute que le public de l'époque ressentait l'attrait de ces mythes sous-jacents, mais c'était inconsciemment. Soutenir que la lecture mythocritique est la seule lecture légitime des textes médiévaux revient donc à prétendre que personne avant nos jours n'a lu ces textes comme ils auraient dû l'être, pas même les gens pour lesquels ils ont été écrits.

Faut quand même s'en trimbaler une couche.