En vérité, tous ces
poèmes ont un air de famille, bien qu'ils aient été écrits sous des soleils si
différents, à des époques si diverses, sous 1’inspiration de croyances si opposées.
Il s'en exhale un parfum tout semblable ; et c'est, pour ainsi parler, la bonne odeur du
printemps. Leurs auteurs sont mal connus, ou tout à fait inconnus. On ne sait
pas exactement dans quel siècle ils ont été chantés pour la première fois. Les
savants y démêlent bien la notion de quelques événements véritablement historiques;
mais avec quelle difficulté ! Et autour de ces faits réels, les poètes ont
entassé tant de mythes! Ce sont comme autant de nuages à travers lesquels la
vérité ne peut lancer que de petits rayons ; nos yeux soupçonnent ces lueurs
plutôt qu'ils ne les voient. Enfin la fable domine, et ce qu'il y a de plus
contraire à ces épopées, c'est la critique. On voit, d'ailleurs, qu'elles ont
été faites, non pour être lues, mais pour être chantées ; chantées devant le
peuple et sur les places publiques aussi bien qu'à la cour des rois et dans le
palais des grands. Elles ont été la vie poétique, la vie intellectuelle de
plusieurs grands peuples pendant de longs siècles ; elles ont été leur chant de
guerre et leur chant de paix, leur courage et leur triomphe, leur consolation
et leur joie. Les petits enfants les ont bégayées, les femmes les ont chantées,
les soldats en ont effrayé l’ennemi ; cette poésie a fait frémir les lèvres et
l'âme de toute une nation. Telles sont les épopées auxquelles nous donnons le nom
de naturelles. A bien parler, il n'y a que celles-là.
Séduits, on le comprend,
par l'incomparable succès, par la popularité de ces chants, certains poètes
d'esprit, nés en des époques savantes, historiques, civilisées, ont senti qu'il
y avait là une belle et riche carrière pour les imitateurs. Imiter avec talent
des modèles aussi populaires, c'était, se dirent-ils, être presque certain de réussir.
Puis, ces épopées primitives étaient, suivant eux, bien loin d'être parfaites ;
elles étaient enfantines, naïves, incorrectes. La langue en était ancienne et
blessait douloureusement la délicatesse des oreilles. C'était bon pour un
peuple enfant; mais l'enfant avait grandi, et aux hommes il fallait mieux : il
fallait une poésie dont la forme surtout fût parfaite, dont chaque vers fût
laborieusement ciselé. Pas de syllabes trop rudes, pas de fautes d'orthographe
! Et ils se mirent à l'œuvre. Certains produisirent, en effet, des poèmes
achevés, et dont l'harmonie fera immortellement le charme de l'oreille humaine.
Mais, presque toujours, l'histoire a passé par là. Si, par surcroît
d'imitation, les nouveaux poètes ont conservé sa place à la légende, la légende
a, dans leurs vers, je ne sais quel aspect gauche et cette apparence d'un homme
qui est dans les habits d'un autre homme. Ces beaux vers, du reste, ne sont
point faits pour être chantés, et l'on rirait bien de ceux qui s'arrêteraient
sur la place publique pour en déclamer quelques tirades. C'est manifestement l'œuvre
d'un bel esprit, faite uniquement pour quelques autres beaux esprits, pour
l'élite des intelligences. Le poète ne compte pas sur le peuple, le peuple ne
connaît point le poëte. Les épopées primitives étaient toutes spontanées :
celles-ci sentent l'huile. Les premières étaient pleines d'action : les secondes
brillent par les descriptions. Dans les anciennes, on voyait presque toujours
se mouvoir des caractères tout d'une pièce : ce sont, dans les nouvelles, des
caractères délicatement nuancés. Beaucoup d'art, beaucoup de convention,
beaucoup de talent. Mais, le plus souvent, qu'est devenu le naturel ? Telles
sont les épopées de la seconde époque; telles sont l’Enéide, la Jérusalem délivrée,
la Henriade. Quelle que soit notre
admiration pour Virgile et le Tasse, nous qualifions ces épopées d’artificielles.
Désormais nous n'en parlerons guère plus. N'ayant aucun lien avec nos poèmes
nationaux, elles n'en ont aucun avec notre sujet."
Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1865.
Très intéressant texte en ce qu'il souligne l'enracinement d'un genre dans son époque et la vanité qu'il y aurait à le vouloir moderniser. Je pense que ce qui est vrai d'un genre l'est d'une œuvre et que les "relectures" de Molière ou de Corneille sont plus ridicules qu'utiles.
RépondreSupprimerJe suis bien d'accord avec vous. Le pire étant ce qui advient lorsque l'on tente d'embrigader les auteurs du passé dans le politiquement correct d'aujourd'hui. On obtient alors le "Victor Hugo perpétuel" dont parle Finkie :
RépondreSupprimerhttp://www.nouveau-reac.org/un-extrait-de-la-memoire-vaine-1989-dalain-finkielkraut/
Triste affaire.
"La poésie des peuples enfants". La formule est belle mais je me demande si elle n'est pas trompeuse et si elle ne risque pas de nous dissimuler la grande profondeur de pensée de poèmes comme L'illiade et L'odyssée.
RépondreSupprimerPour ce qui est des chansons de geste, je ne saurais en juger et m'en remets à vous.
C'est une vaste question, mais pour le dire vite, je ne pense pas qu'il y ait incompatibilité entre profondeur de pensée et ce que Léon Gautier appelle l'enfance d'un peuple. Du reste, Je ne veux certes pas nier la présence de cette profondeur chez Homère, et je pense que Léon ne le fait pas non plus. Sous ce rapport, j'irai même plus loin que lui, et en toute franchise je suis prêt à reconnaître, sur ce point, la supériorité de l'oeuvre homérique sur la plupart de nos épopées.
RépondreSupprimerCe qui ne signifie pas, d'ailleurs, que les chansons de geste soit des oeuvres creuses ou simplistes. Vous seriez surpris.
Tenez, si ça vous intéresse, vous qui êtes le meilleur d'entre nous, je vous propose de juger sur pièce. Si vous voulez m'indiquer votre adresse par mail, je vous envoie quelques chansons dont vous me direz des nouvelles. Libre à vous, quand vous les aurez finies, de me les renvoyer ou de les faire passer à quelqu'un d'autre. Qu'en dites-vous ?
Je vous envoie un mail dans la journée.
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