"Nous avons tout à
l'heure établi qu'il y a deux familles d'épopées. Ce sont, d'une part, les épopées
naturelles, populaires ou spontanées; et, d'autre part, les épopées artificielles,
savantes ou réfléchies. Le type des premières, c'est l’Iliade ou la Chanson de
Roland. Le type des secondes, c'est l’Énéide
ou la Henriade.
Commençons par déblayer
le terrain, et débarrassons-nous pour toujours des épopées artificielles. Elles
ont, disons-nous, ce caractère constant d'être le produit d'une civilisation
délicate et lettrée. Leurs sujets et leurs héros sont, le plus souvent, des
sujets et des héros de convention et que les poètes choisissent presque au
hasard. Elles peuvent, d'ailleurs, se produire à telle époque littéraire tout
aussi bien qu'à telle autre. Aux plus beaux siècles de la poésie et de l'art,
il peut arriver qu'un homme de génie s'empare de cette forme et lui communique
une incomparable perfection. C'est le cas de Virgile et du Tasse. Mais, durant
les siècles de médiocrité, il se fabrique également de ces épopées, et souvent
par milliers. Nous n'en pourrions citer que trop d'exemples.
Il n'en est pas ainsi
des épopées naturelles ou spontanées.
Il leur faut, de toute
nécessité, une certaine époque et un certain milieu ; elles ont rigoureusement
besoin de certains faits et de certains héros.
Ce sont là, à vrai dire,
les quatre conditions nécessaires à la production de ces poèmes sincères et
naïfs. Et nous venons précisément d'en offrir au lecteur une énumération
scientifique.
L'époque qui leur
convient, ce sont uniquement les temps primitifs, alors que la Science et la
Critique n'existent pas encore, et qu'un peuple tout entier confond ingénument
l'Histoire et la Légende. Une je ne sais quelle crédulité flotte alors dans l'air
et favorise le développement de cette poésie que la science n'a point pénétrée,
que le sophisme n'a point envahie. Les siècles d'écriture ne sont pas faits
pour ces récits poétiques qui circulent invisiblement sur les lèvres de
quelques chanteurs populaires. Comme nous le disions tout à l'heure, on ne lit
pas ces épopées : on les chante. Sans doute le jour vient où les scribes
s'emparent enfin de cette poésie longtemps insaisissable ; mais, ce jour-là,
son charme le plus touchant s'évanouit soudain. Fleur qui perd tout son parfum.
Une époque primitive ne
suffit pas à ces poèmes étranges : ils ne se produisent le plus souvent qu'au sein
d'une nation, d'une véritable nation. J'entends par ce mot un peuple qui
possède déjà une certaine unité, un pays qui mérite déjà le nom de patrie. On a
prétendu quelque part que l'Épopée naît du choc terrible de plusieurs races
lancées l'une contre l'autre. C'est une opinion peut-être excessive. Les vrais
poèmes épiques n'expriment pas toujours la lutte entre deux races ; mais ils
supposent toujours l'unité de patrie, et surtout l'unité de religion. Et nous
verrons plus tard que nos Chansons de geste doivent être considérées, non-seulement
comme les chants nationaux de la France, mais aussi comme le grand cri de
guerre de la race chrétienne contre les menaces et les envahissements de
l'islamisme. Ici, comme ailleurs, la
Religion et la Patrie sont difficilement séparables.
Ce n'est pas tout : il y
a, dans l'histoire, des faits qui sont de nature épique, et d’autres faits qui
ne revêtent jamais ce caractère. La prospérité calme et la paix ne sauraient
inspirer les vrais poètes épiques, qui sont essentiellement militaires et violents.
Il faut, pour qu'ils méritent les honneurs d'une telle poésie, il faut que les événements
historiques aient été d'une extraordinaire gravité; il faut qu'ils aient, à un
moment donné, mis en balance le destin de tout un peuple; il faut qu'ils aient,
un jour, sauvé toute une nation, qui était à la veille de sa mort. En réalité,
ce sont, le plus souvent, des guerres et des batailles. Il convient que des
milliers d'hommes y aient péri et que les chevaux y aient eu du sang jusqu'au
poitrail. C'est qu'en effet, par une loi singulière et magnifique de sa nature,
l'homme est porté à célébrer ses malheurs plutôt que ses joies, et la Douleur
est le premier de tous les éléments épiques. Une mort, une défaite, voilà donc
le sujet de la plupart de ces chants virils d'où la joie est presque toujours
bannie et qui sont pleins de larmes et de sang. A côté de la Douleur, il n'y a
place ici que pour la Sainteté : car l'homme est par excellence un être qui a
besoin d'un type, et rien n'est plus poétique que les modèles lumineux et
vivants sur lesquels il ajuste sa vie. Or, dans la société chrétienne, ces types
sont les Saints. Et nous verrons bientôt que trois de nos cycles ont un saint
pour héros et pour centre : saint Charlemagne, saint Guillaume, saint Renaud.
Mais voici que nous
avons commencé à parler des héros de la poésie épique, en montrant comment la Douleur
est l'auréole qui leur convient le mieux. Cependant, pour être épique, il ne
suffit point d'être malheureux ou vaincu. Les héros, véritablement dignes d'entrer
dans le cadre de l'épopée, sont ceux qui condensent, en leur personnalité
puissante, les traits caractéristiques de toute leur époque et de toute leur race.
Il est certain qu'Achille est le résumé vivant de la race grecque durant une certaine
phase de son histoire ; il est certain que Roland représente la race chevaleresque
de la France pendant les Xème et XIème siècles. Et ils sont tous deux
profondément épiques.
Une époque primitive; un
milieu national et religieux; des faits extraordinaires et douloureux, et des
héros enfin qui soient vraiment la personnification de tout un pays et de tout
un siècle, tels sont, en abrégé, l'époque, le milieu, les faits et les héros
qui sont nécessaires à la production de l'épopée populaire."
Léon Gautier, Les Epopées françaises, 1865.
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